Chiotte !
Bordel de merde !
Je n’étais pas venu à ce festival littéraire pour me pavaner sur une estrade et jouer à l’écrivain comme on dit faire le mariole.
Ah non !
Surtout que je ne suis jamais à l’aise dans ce genre de situation – je veux dire : en situation de représentation. JAMAIS. C’est chaque fois une épreuve. Je me fais chaque fois violence.
Pour trois raisons aussi bonnes que mauvaises.
Petit 1) Si je suis écrivain, c’est uniquement lorsque j’écris. C’est dans le temps de l’écriture. Qui est un temps à nul autre comparable. Qui est le temps où se déploie une pensée qui n’appartient qu’à l’écrit. Ce qui fait que lorsque je n’écris pas, je ne suis pas écrivain. Ce n’est pas plus compliqué. Quand je mange une pizza, grimpe à un arbre ou rencontre une fille dans un bar, je ne suis pas écrivain. Quand je fais caca, je ne suis pas écrivain. Je ne vais pas mentir. Je ne vais pas faire croire des choses. Et cela vaut lorsque je monte sur une estrade et parle dans un micro : à cet instant, je ne suis pas en train d’écrire et je ne suis donc pas un écrivain. Je suis juste un gars qui monte sur une estrade et qui parle au micro à des gens d’un bouquin dont il a été l’auteur dans le temps où il l’a écrit et c’est un peu maigre. C’est très gênant.
Petit 2) En plus du sentiment d’imposture, je sens la violence du dispositif. J’éprouve à chaque fois une sorte d’indécence à monter sur une estrade pour parler dans un micro à des gens que je ne connais pas comme si j’étais – quoi ? Un homme qui valait davantage que les autres ? Une espèce de leader ? Une putain d’autorité ? Bullshit ! Depuis toujours je rêve de relations d’égal à égal avec les gens (dont je fais partie). Je lutte contre les sentiments de supériorité et d’infériorité qu’engendrent les hiérarchies sociales. Je ne veux pas que quelqu’un exerce un foutu pouvoir sur moi comme je ne veux dominer absolument personne et de me retrouver avec des gens à mes pieds et moi les regardant de haut du seul fait que je me trouve sur une estrade et pas eux : voilà qui me déplaît souverainement. J’en éprouve un vrai malaise. Cela m’angoisse illico. Au point d’en avoir des palpitations, des nœuds dans le ventre, la gorge sèche, ma luette triple de volume et mes mains deviennent Parkinson. C’est plus fort que moi. J’ai tout de suite envie de dissiper un malentendu. J’ai envie de rire nerveusement. Comme aux enterrements. Comme si je me trouvais au bord d’un précipice… et pour cause !
J’ai déjà raconté (page 138 du Livre 1) comment ma mère voulut se jeter du cinquième étage le jour (c’était un dimanche) où j’osais lui dire qu’elle m’aimait « un petit peu trop ». J’avais alors huit ans. Passablement regrettable, cet épisode de mon enfance ne m’a pas encouragé à dire tout haut ce que je pense tout bas – tout le contraire, ai-je maintenant envie de crier dans un micro. D’autre part, j’ai découvert à cette occasion le pouvoir des mots – le pouvoir mortel des mots ! – et je crois pouvoir dire que cela me distingue de tous ceux qui parlent sans se soucier de savoir sur la tête de qui retombent les mots qu’ils prononcent. Ce qui n’est pas mon cas. Je ne parle jamais en l’air. En tout cas, je fais très attention à ce que je dis. Je dois faire attention. La vie de ma mère en dépend à chaque fois. Alors que j’adorerais moi aussi pouvoir m’exprimer hautement et librement, pour le plaisir de m’exprimer, sans souci des conséquences. Mais non, la crainte de provoquer une nouvelle catastrophe m’inhibe et me terrorise. Depuis l’âge de huit ans prendre la parole équivaut pour moi à prendre la Bastille : en mon for intérieur, il me faut défier une oppression et renverser un monde ancien. Il me faut ôter le bâillon que la vie en général et ma mère en particulier m’ont enfoncé dans la gorge et même au-delà.
Petit 3 ) En plus de cette petite névrose traumatique, il y a aussi. Une fois que l’on se retrouve sur une estrade. Que l’on parle dans un micro. Ou devant des caméras. Il y a qu’il faut jouer un rôle. Il faut se composer une tête d’écrivain, à la fois grave et supercool, zen relax. Il faut impressionner les gens tout en faisant croire qu’on est proche d’eux et, quoi qu’on en pense par-devers soi, il s’agit de ne pas dire certaines choses, surtout pas. Il s’agit d’être bien correct, tout à fait consensuel, excentrique juste comme il faut, c’est-à-dire rigolo ou énervant mais dans tous les cas inoffensif, oui, il s’agit de se fabriquer une image bien de son temps et bien dans son époque et, en définitive, il s’agit de réaliser sa putain de condition d’écrivain et je ne sais pas faire cela. Je ne veux pas de ça. Je le vis tout de suite mal. J’ai immédiatement le sentiment d’une démission. Celui d’une trahison. D’escroquer les gens (dont je fais partie). Surtout depuis M.
Ce qui, au moment de monter sur une estrade, fait tout de même beaucoup d’embarras à la fois.
Le dernier étant celui qui m’intrigue le plus. Car je l’ai moi-même constaté : le temps de monter sur une estrade et une métamorphose a lieu. Un dédoublement de la personnalité s’opère. Malgré soi, on prend la pose. On devient quelqu’un. Quelqu’un qui fait ce qu’il faut pour se faire bien voir et qui, dans ses propos comme dans son attitude, devient ce que l’estrade et le micro exigent de lui et c’est affreux à voir. C’est comme le garçon de café de Sartre : il s’agit de réaliser sa condition comme une cérémonie. C’est comme Mitterrand montant au Panthéon avec sa rose pourrie à la main : c’est pathétique. C’est rédhibitoire. C’est grotesque mais vrai : en un clin d’œil, chacun se débrouille pour devenir un personnage – et ce n’est jamais n’importe quel personnage. Voici qu’on n’est plus soi-même mais une version momifiée de soi-même. Voici qu’on pète plus haut que son cul. Voici qu’on se transforme en produit et qu’on fait ce qu’il faut pour le devenir. C’est comme un numéro de cirque. Un tour de magie. Surtout qu’une fois retombé sur Terre et revenu dans les loges, une fois redevenu bêtement soi-même, les masques tombent, la cire dégouline, la baudruche se dégonfle, le naturel revient au galop et c’est souvent très laid. Ça pète soudain beaucoup moins haut. L’écart qui sépare un individu de sa représentation sociale peut même s’avérer abyssal. Je le sais. J’en ai été le témoin.
Certains adorent ça et sont très doués ; je ne sais pas comment ils font. Il faut posséder des qualités très spéciales qui me font défaut. À chaque fois, je sens le fond de teint et le maquillage. Je sens la cagoule que le monde veut me mettre. Je vois qu’on veut que je me falsifie. À mon niveau d’intégrité personnelle, c’est catastrophique. J’ai malgré moi intériorisé que, pour se faire bien voir, il faut se comporter de telle sorte qu’on nous aime et nous admire, ce qui signifie ne pas dévoiler son niveau individuel des choses mais, au contraire, le refouler et le dissimuler tellement se montrer tel qu’on est en public est prohibé. Touche ici à l’obscénité pure et simple. À la première règle du paraître. C’est comme un clodo entrant dans un grand restaurant : il est immédiatement évincé tellement il fait tache. Tellement il est indécent de rompre la douce harmonie qui règne. Pour se faire bien voir, il faut évincer le clodo en soi. Il faut le renier. Il faut se policer et s’aseptiser et se dépersonnaliser afin de se fondre dans le factice. Se fabriquer une image est à ce prix. Une fois sur l’estrade, il s’agit d’exhiber son meilleur profil et de cacher tout le reste. C’est une nécessité. Ce qui est sans doute l’occasion de s’élever au-dessus de soi et, dans certaines circonstances, ce n’est pas du luxe ; oui, mais cela aboutit surtout à effacer toute trace de son niveau individuel des choses jusqu’à faire croire qu’il n’existe pas. Jusqu’à propager l’idée qu’il est honteux et haïssable. Quoi ? Si je transpire sous les bras ? Si je suis parfois minable ? Si je suis mortel ? Mais bien sûr que non ! Jamais de la vie ! Je suis pur esprit. Je suis beau comme une image. Ce qui s’appelle prendre les gens (dont je fais partie) pour des cons. S’appelle mystifier. S’appelle l’hypocrisie.
Quand on sait dans quelles conditions industrielles sont fabriqués les produits de consommation courante et qu’on les compare à la façon dont ils sont merveilleusement mis en valeur dans les publicités, on a tout compris. On mesure la supercherie. On réalise ce qui est exigé sur une estrade. Qui n’est pas rien : il n’est pas rare que ceux qui font métier de paraître gémissent que leur existence est moins rose qu’il n’y paraît. Oui, mais qui tente de le faire croire ? Qui propage le mensonge ? Qui est trop content d’accéder au rang de mythe – ou plutôt de marque, pour le dire avec les mots d’aujourd’hui ?
Mais qu’importe si devenir sa propre marionnette a un coût. Ceux qui montent sur une estrade ne sont pas là pour briser l’illusion mais pour la renforcer, puisqu’ils pensent en profiter, sinon humainement, du moins socialement. Parler de leur niveau individuel n’a donc strictement aucun intérêt, affirment-ils. Cela ne regarde personne, insistent-ils (et surtout pas eux, a-t-on envie d’ajouter). C’est privé, s’énervent-ils. Cela n’a rien à voir, s’énervent-ils encore plus. Les gens veulent du rêve, se justifient-ils (pour bien signifier qu’eux et les gens, cela fait deux). La vérité est bien trop triste et laide (la preuve, a-t-on envie de leur rétorquer). Et patati et patata.
Mais quand on sait tout ce qui s’édifie sur cette morale. Quand on découvre l’épaisseur du mensonge et ce qu’il fabrique. On se dit que c’est le niveau individuel des gens (dont je fais partie) qu’il faudrait avoir le courage d’exposer au grand jour, au lieu de l’étouffer dans son poing et de le répudier comme un proscrit. Si un cœur bat sous le maquillage, il bat mieux à l’air libre. Il dépérit moins ; alors qu’il se met à hululer et se couvre de pustules s’il n’a pas droit de cité, justifiant toujours plus de le dissimuler aux regards et de l’enfermer à double tour à la cave. Eh quoi, si c’est ça le niveau individuel des choses, si c’est ce truc hideux couvert de pustules et hululant, hors de question qu’il monte sur l’estrade ! Nul ne doit le voir. À aucun prix. C’est comme le portrait de Dorian Gray. C’est pourtant à force d’avoir honte que quelqu’un fait toujours plus honte. Ce que j’ai mis longtemps à comprendre.
Je veux dire : le problème n’est pas que le paraître s’oppose à l’être, non, le problème est qu’on les oppose systématiquement et qu’on les divorce toujours plus férocement. Ce qui fait qu’on élève d’autant plus l’un qu’on abaisse l’autre et vice versa. C’est mécanique. Alors que tout serait différent si on relevait celui qu’on met plus bas que terre (l’être) et qu’on abaissait celui qu’on met au pinacle (le paraître), de sorte qu’au lieu d’être séparés par un abîme toujours plus désastreux, l’un et l’autre se retrouveraient plus ou moins à égalité, ils reprendraient contact entre eux, ils se serreraient peut-être même la main, sans plus avoir besoin de se justifier l’un l’autre par la négative et, in fine, tout serait plus harmonieux. On sortirait peut-être du faux monde.
On n’en est pas là.
Tant s’en faut.
Ce n’est pas demain qu’on aidera l’être à avoir moins honte de lui et qu’on rabattra le caquet du paraître.
Pas dans un monde où l’image règne en maîtresse.
Le pire étant lorsque je passe à la télé. Là, c’est l’enfer. C’est l’horreur. La pression est maximale. Ma marge de manœuvre devient incroyablement réduite. Je me sens minuscule. Je me vois devenir un jouet, un pitre, un fantoche. J’en ressors avec des bleus plein les tibias. Des griffures plein le visage. Beaucoup moins de cheveux qu’avant.
Dans les premiers temps, la curiosité l’emportait. Je voulais savoir comment c’était de se trouver de l’autre côté de l’écran. Passer à la télé ? Waouh ! Sachant d’où je venais (d’un milieu mi-prolo, mi-petite bourgeoisie), ce n’était pas rien d’être invité chez Pivot (je dis Pivot par commodité). C’était flatteur. C’était une vraie promotion sociale. C’était la possibilité de devenir célèbre du jour au lendemain si on savait s’y prendre. C’était comme passer l’épreuve de je ne savais quel feu. Cela ne se refusait pas. Pas seulement parce que sortir de l’anonymat pouvait profiter à mon livre : de façon plus obscure et personnelle, je voulais savoir le retentissement qu’aurait sur moi le fait de devenir célèbre pendant un quart d’heure. Si j’y serais sensible, un peu, beaucoup, ou pas du tout. Comment allais-je me comporter ? Aurais-je le cran de dévoiler, face à la caméra, mon niveau individuel des choses ? Allais-je dire à l’antenne tout ce que je pensais d’ordinaire hors caméra ? Il s’agissait de me connaître moi-même. Il faut se voir dans certaines situations pour en avoir le cœur net. Eh quoi, il existe aujourd’hui deux types d’humanité : celle qui passe à la télé et celle qui regarde l’autre passer à la télé comme des vaches regardent passer les trains.
J’ai vu. Je ne me suis pas senti devenir quelqu’un d’important ou de spécial. Tout le contraire ! D’un côté, cela m’a rassuré sur mon compte ; d’un autre côté, je me suis dégonflé. Une crêpe ! Je me suis platement conformé, comme un étranger se conforme premièrement aux coutumes locales et, deuxièmement, évite de la ramener car il n’a pas été invité pour cracher dans la soupe. Cela ne se fait pas. Surtout qu’il est seul et pas question de provoquer une tribu de cannibales l’ayant convié à un petit festin en son honneur ? Il faudrait être fou. De là que j’ai fait comme les autres. Je n’ai pas dépareillé. J’ai moi aussi souri niaisement, répondu poliment comme j’ai pu, respecté le barnum, dissimulé que je transpire sous les bras. Comme les autres, je me suis fait piéger. Comme les autres, je me suis comporté comme si la télé n’était pas le temple du pouvoir, avec tout ce que cela implique. Comme si passer à la télé allait de soi et n’avait que des bons côtés – où le problème ? Alors que je sais que c’est faux. Je le savais avant de passer à la télé et après en être revenu, mais pas pendant. Comme par hasard. Comme une opportune amnésie.
Si je m’étais vu dans le poste en même temps que j’y passais, je sais que je me serais copieusement insulté à voix haute. J’aurais jugé ma complaisance avec la plus extrême sévérité et, ne voyant rien d’autre qu’un clown télévisuel de plus, je me serais envoyé mentalement des tartes à la crème en pleine poire. Des coups de poing dans les yeux.
Mais comment faire autrement ?
S’énerver en direct ? Mais on donne alors une très mauvaise image de soi, on passe pour quelqu’un d’agressif et cela vous rend tout de suite antipathique, cela vous discrédite. Rester calme et posé ? Mais personne ne vous écoute dans ce cas-là, vous passez totalement inaperçu, vous êtes complètement balayé. Chercher à hausser le niveau en développant un propos avec tous ses tenants et aboutissants permettant d’en saisir l’intérêt ? Mais vous êtes tout de suite chiant, ennuyeux, pontifiant et, de toute manière, il n’y a pas le temps. De toute façon, il s’agit de divertir. On est là pour rigoler. On est là pour la galerie. Il s’agit de vendre sa camelote tout en faisant l’éloge de la télévision. C’est gagnant-gagnant si on joue le jeu de la communication. Faire un scandale alors ? Mais on ne retient que le scandale et non ce qui le motive et la séquence finit par alimenter le zapping ou un quelconque programme de vidéogags. Tout est prévu, tout est verrouillé, la bête se nourrit d’elle-même. Au départ comme à l’arrivée les dés sont pipés.
Ce n’est pas rien d’avoir inventé un lieu de parole où la parole est impossible puisque c’est l’image qui dit tout.
De toute façon, faire du scandale ne me ressemble pas.
Je n’ai pas les nerfs. Je suis trop émotif. Trop incertain.
A-t-on jamais vu un joueur de tennis s’en prendre au court de tennis ? Ce serait débile. Même si c’est le court de tennis qui, mine de rien, fixe le cadre, décide des règles, permet les échanges, organise les confrontations et sacre les meilleurs joueurs – ce qui est une assez bonne définition de la télé.
D’ailleurs, la télévision a d’ores et déjà changé les règles d’innombrables sports pour qu’ils passent mieux à l’antenne. Preuve que rien ne lui résiste. Tout se trouve dénaturé à son aune.
Comme disait l’autre (Marshall McLuhan), « C’est le média le message. »
Il n’y a qu’aux échecs que des joueurs (et parmi les plus grands) ont d’eux-mêmes éprouvé le désir (le besoin ?) de changer le cadre, les règles, le jeu lui-même, jusqu’à inventer les « échecs féeriques » afin de renouveler les possibilités du jeu et sortir de conventions devenues insupportables à force de brider la liberté de mouvement. Par exemple, l’échiquier n’est plus carré mais hexagonal ; ou certaines pièces sont supprimées (un cavalier, un fou…), voire leur disposition sur le plateau modifiée à l’avance, de façon soit aléatoire, soit convenue par les joueurs entre eux ; ou bien chaque joueur peut jouer à tour de rôle deux coups de suite au lieu d’un seul ; ou encore une case de l’échiquier devient « magique » : dès qu’une pièce se trouve dessus, elle est éliminée ou, plus rigolo, elle passe à l’adversaire. Etc.
Quand je me retrouve piégé, sommé de me montrer bien sous tout rapport et poussé à la complaisance synonyme de servitude volontaire, l’envie me prend de dire des conneries. De me tenir mal. De piaffer et de me cabrer pour secouer le joug et le mors qui cisaille ma bouche. L’idée, oui, me traverse de faire quelque chose d’absurde, d’incongru, de déplacé, de vulgaire, afin d’échapper à l’injonction du lisse et briser le mur du faux. Par exemple, je m’imagine, au beau milieu de l’émission, me mettre à vomir très lentement sur ma chemise une infâme bouillie de sang et de glaire, provoquant soudain sur le plateau stupeur et consternation. Un dégoût général. Un vrai malaise télégénique. Comme lorsqu’un convive tombe foudroyé par une crise cardiaque en plein repas : ça ne rigole plus soudain. Rien de plus scandaleux. Ou je me vois me mettre à hurler tout à coup, comme ça, un grand cri, sans prévenir. Un HURLEMENT. Qui n’en finit pas. Pour exprimer une souffrance. Une angoisse. Une colère.
Cela me rappelle une interview d’Andy Warhol : le journaliste lui demande « Quand vous peignez une boîte Campbell, vous pensez à quoi ? » et Warhol répond : « Quand vous peignez une boîte Campbell, vous pensez à quoi ? » « Pardon ? » fait le journaliste. « Pardon ? » fait Warhol. « Euh », fait le journaliste. « Euh », fait Warhol. Ainsi de suite, pendant toute l’interview. S’improvisant perroquet, ressuscitant Bartleby face à la caméra, Warhol répète mot pour mot tout ce que dit le journaliste, sans se démonter, d’une voix très douce et imperturbable. Et le journaliste devient fou. Que Warhol lui retourne tout ce qu’il dit en pleine figure comme si c’étaient des tomates pourries et, refusant de jouer le jeu de la vacuité, s’y refusant absolument, qu’il l’oblige à se regarder dans le miroir qu’il lui tend, le journaliste en perd ses nerfs. Son personnage n’y résiste pas : il craque en direct. Putain, il est la Télé ! Il n’est pas n’importe qui : il représente la liberté de parole, il incarne le droit à l’information, il est à lui tout seul l’expression de la Démocratie et que cette petite merde d’artiste qui peint des boîtes de soupe de merde ne joue pas le jeu, ça le sidère. Ça l’indigne direct. Pareil mépris le met dans une rage folle. Au point qu’il finit par devenir hargneux, vendant à cet instant la mèche : « Cessez donc ce jeu stupide. Vous êtes ridicule. Vous n’êtes qu’un sale gosse. Vous vous prenez pour qui ? » Sous-entendu : savez-vous à qui vous parlez ? C’est moi qui vous fais une fleur en vous interviewant. Sans moi, vous n’êtes rien. Sans moi, vous ne serez pas célèbre ! Qu’est-ce que vous croyez ? Moi, je serai là demain, fidèle au poste, alors que vous, pauvre merde, vous n’êtes que de passage, un autre prendra votre place et puis encore un autre et c’est qui le plus fort ? Qui rampe à quatre pattes dans la lumière éblouissante des projecteurs ? Qui est le toutou ? Etc. À quoi répond tranquillement Warhol « Cessez donc ce jeu stupide. Vous êtes ridicule. Vous n’êtes qu’un sale gosse. Vous vous prenez pour qui ? » C’est imparable. C’est un très beau moment de résistance télévisuelle.
Sauf que je n’ai pas le cran d’aller jusque-là. Je n’ai jamais lâché la bride à Monsieur Gicle. Je suis toujours resté incroyablement poli. Me suis systématiquement défilé, m’efforçant de limiter les dégâts et, vaille que vaille, de me sortir par le haut de cette situation, alors qu’il faudrait avoir la dignité d’en être indigne.
Damné Don Diego de la Vega.
Comme je te déteste !
Peut-être suis-je trop vieux. Je veux dire : je suis d’une génération où l’image ne faisait pas encore la loi. Où elle ne fabriquait pas unilatéralement la réalité ni n’élevait au pinacle et, à elle seule, façonnait les relations sociales. Où paraître n’était pas être car on savait alors faire la différence. Où la vérité n’appartenait pas encore à ce qui la médiatise. Je veux dire : je ne sais pas comment font les autres pour être aussi à l’aise à la télé. Comme si cela leur était naturel et même plus naturel que d’être chez eux ou au bistrot sans caméra pour diffuser la scène au monde entier et lui donner du lustre et une audience.
Naguère, les peuples dits primitifs s’effrayaient qu’on leur vole leur âme si on les prenait en photo. Ce n’était pas si risible. Quand les gens (dont j’essaie de ne pas faire partie) se prennent à chaque instant en selfie et sautent littéralement de joie lorsqu’ils aperçoivent leur image sur l’écran géant d’un stade, on peut dire qu’ils ont perdu quelque chose comme leur âme.
C’est dans ces moments-là que je sais que je viens d’une autre époque. Que je constate à quel point je suis inadapté. Que je mesure la puissance des médias. Cette façon qu’ils ont de vous changer un individu pour en faire leur chose.
Cela qui me terrifie vraiment : l’aisance avec laquelle les gens passent aujourd’hui à la télé. Ils n’ont pas l’air d’éprouver sa violence. À aucun moment n’en paraissent gênés. Au contraire ! Ils semblent totalement oublier qu’ils sont filmés et ne pas s’apercevoir des caméras qui sont braquées sur eux, ce qui demande tout de même une certaine cécité. Ou plutôt, on dirait qu’ils préfèrent qu’il y ait des caméras ! Ah oui, voici qu’ils donnent leur meilleur. Voici qu’ils sourient de toutes leurs dents. Tout ça leur semble parfaitement normal. C’est même ça qui est normal, semblent-ils dire. Ça qui est naturel aujourd’hui. Si naturel qu’ils se comportent devant les caméras comme s’ils ne passaient pas à cet instant à la télévision mais se trouvaient confortablement installés chez eux, entre amis. Trop cool ! Que la télé leur fasse jouer un rôle ? Super-chouette ! Qu’elle fabrique le monde à son image ? No problemo. Qu’elle abuse d’eux et les transforme en pitres aux yeux du monde entier ? Rien à fiche ! Tout est aboli lorsqu’ils passent à la télé. Tout devient génial. Ils auraient été télé-programmés à la naissance qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. De toute évidence, ils ont totalement intériorisé la coercition et elle ne leur pose aucun problème. Mieux : elle leur plaît. Ils la réclament. Ce qui serait anormal, c’est qu’il en aille autrement. C’est qu’ils aient un tout petit peu conscience d’être à la télé et non ailleurs. Avec tout ce que cela signifie et implique. Mais il est trop tard.
Même le dernier des péquenots se sent aujourd’hui parfaitement à l’aise devant des caméras. Il n’a aucune réticence. Il collabore de bon cœur. Il sait comment être bon à l’antenne.
Cela qui fait peur.
Il a suffi d’une génération.
Alors que ce n’est pas rien de parler avec une caméra braquée sur soi. Ce n’est pas rien de savoir qu’on est filmé et que les images, une fois montées, seront diffusées.
Une fois, une équipe du JT m’a alpagué dans la rue. Ils faisaient un reportage sur la sortie des bureaux ou un truc dans le genre. Ils m’ont littéralement sauté dessus. Un vrai commando ! Un gang ! En une fraction de seconde ils m’avaient encerclé, le cadreur braquant sur moi sa putain de caméra comme on braque une arme tandis qu’une assistante surveillait les alentours et que le journaliste se précipitait tout sourire en me mettant sous le nez son gros micro au gland enrubanné de mousse. Je suis resté un instant pétrifié, terrorisé même, ne sachant quel parti prendre. Les bousculer et me barrer en courant ? Mais j’étais coincé. Ils me barraient le passage et impossible de leur échapper sans user de violence. Tout s’était passé tellement vite. Ils m’avaient eu par surprise et, à cet instant, ayant conscience de la caméra énormément braquée sur moi, j’ai juste eu le réflexe de faire bonne figure, le temps de reprendre mes esprits et de me sortir de ce piège le plus honorablement possible. J’ai donc laissé le journaliste poser sa première question, moi le regardant fixement tout en bouillonnant intérieurement ; puis, sans prévenir, sans le quitter des yeux, j’ai fait un pas de côté, hop, je suis sorti du cadre, hop hop, c’est ce que j’ai trouvé sur l’instant. Les types ne s’attendaient pas à ça. Le caméraman a baissé son engin en poussant un juron. Le journaliste s’est tourné vers lui. L’autre lui a fait comprendre que c’était foutu. Il fallait refaire la prise. Merde ! Leur déconvenue m’a ravi ! Ils croyaient quoi ? Que je serais trop heureux de passer à la télé ? Qu’ils pouvaient s’amener à plusieurs, m’agresser comme une bande de voyous cherchant à me faire les poches, me demander ce que je pensais comme des flics vous demandent vos papiers et me faire dire un truc débile qu’ils monteraient plus tard à leur sauce ? Comprenaient-ils que j’ai fait un pas de côté ? Ils comprenaient oui ou non ? Quoi ? Que disaient-ils ? Si je pouvais refaire la prise ? Mais sans bouger cette fois… Okay. Ils comprenaient que dalle. Ils ne voulaient rien entendre. Okay. Dans ces conditions, je voulais avoir un droit de regard sur le montage. Je voulais aller dans le car régie. Je voulais contrôler la diffusion de mon image et de mes propos. Pas question que ça ne marche que dans un sens. Sans les abrutis dans mon genre, ils rentraient bredouilles. Ils n’auraient pas d’images à montrer. C’était moi la ressource ! Les deux types et la nana n’en revenaient pas. Pour qui me prenais-je ? Putain, ils étaient la Télé. Ils étaient TF1 ! C’était un reportage pour le JT ! Ils m’ont carrément engueulé ! Dégoûtés ils étaient. L’instant d’après, ils avaient tourné les talons, trop pressés de trouver un autre gogo et n’ayant pas de temps à perdre avec un connard dans mon genre. Bande de nazes, je leur ai crié. Sans se retourner, le caméraman m’a fait un doigt d’honneur.
Un simple pas de côté et on sort du cadre ? Pas bête, ai-je noté peu après dans un de mes petits carnets.
Une fois (c’était lors d’une table ronde au Salon du Livre, à Paris), je n’ai pas pu me retenir. Je devais encore être dans un état bizarre ce jour-là. Un auteur venait d’expliquer que son bouquin avait aidé à changer les mentalités, il les avait fait évoluer en provoquant une prise de conscience dans la société et ce n’était pas rien quand une œuvre d’art parvenait à faire bouger les lignes et j’étais bien d’accord. Sauf que dix minutes plus tard, le même s’énervait de l’hostilité que suscitait aussi son bouquin de la part d’une certaine frange de la population et plutôt que de trouver ça logique et d’y voir la preuve qu’il avait mis dans le mille, l’imbécile plaidait qu’il s’agissait d’un livre et, à ce titre, il ne tombait pas sous la juridiction du réel, il ne fallait pas tout confondre, il en allait de la liberté artistique et je m’étais dit que c’était cool de jongler ainsi avec les poids et les mesures. Un coup l’art modifiait heureusement la réalité et un coup il ne fallait pas confondre l’art avec la réalité si celle-ci lui était préjudiciable et le type avait raison dans tous les cas de figure. Il lui suffisait de changer de casquette au bon moment et tout le monde n’y voyait que du feu. Le public avait d’ailleurs applaudi à cette belle défense de la liberté d’expression et qu’est-ce que je fichais ici ?
Cela avait été plus fort que moi.
Je m’étais interrompu au milieu d’une phrase pour dire au micro que je ne pouvais pas continuer. Désolé. Je me sentais mal soudain. Je me sentais terriblement oppressé. Mille excuses. Mais ce n’était pas possible de parler comme nous le faisions les uns et les autres. De parler comme des cadavres. Avec une telle suffisance tout en restant zen, cool, relax. C’était plus fort que moi : je n’en pouvais plus soudain. Mon niveau individuel des choses avait envie de hurler. Il voulait que cesse cette merde. Tant pis pour mon image. Bon dieu, on se prenait pour qui les uns et les autres ? On jouait quel jeu ? On se foutait de la gueule de qui ? À qui parlait-on ? Que défendait-on exactement ? On avait fini de s’écouter parler ? C’était quoi cette mascarade ?
Je devais vraiment être dans un drôle d’état ce jour-là. Un état plus que bizarre.
Autour de la table, les autres m’avaient regardé sans comprendre – ou en comprenant trop bien. Mais après un instant de flottement, le débat avait repris comme si de rien n’était, comme si j’avais lâché un pet et qu’il valait mieux regarder de l’autre côté, s’éventer plus ou moins, en restant parfaitement cool, zen, relax cependant, en me regardant avec pitié, en m’ignorant comme on ignore les types qui ne savent pas où se trouve leur intérêt : on s’écarte d’eux comme s’ils étaient contagieux. Après la table ronde, une femme qui se trouvait dans le public était venue me dire que je ne devais pas me mettre dans des états pareils, tout le monde était très intéressant à cette table ronde, elle ne voyait pas où était le problème, elle était ravie d’être venue, je voulais bien lui dédicacer mon livre ?
Une autre fois. C’était à la Sorbonne. Dans le grand amphithéâtre. C’était le moment où le public avait le droit de poser des questions aux auteurs. Au début : personne n’osa. Je proposai qu’on passe tout de suite à la deuxième question. Oui… monsieur ? Vous avez une question ? Oui, vous. Sur la gauche. Prenez le micro. Parlez dans le micro. Oui. Vous dites ? C’est ça votre question ? Vous n’en avez pas une autre ? Vous ne voulez pas taper votre bite sur le micro ? Je plaisante. (Silence dans la salle.) Ah, vous êtes trop jeune pour avoir connu une radio qui s’appelait Carbone 14, fis-je. Quelqu’un se rappelle-t-il cette radio ? insistai-je. (Aucune réponse. Silence de mort.) Bon. Je vais vous dire un truc. Je vais vous répondre franchement. (La salle sur la défensive, plutôt hostile.) Vous savez quoi ? Tout le monde se fiche des livres aujourd’hui. Leur contenu n’intéresse plus personne. Parce que ce qui compte n’est pas ce qu’il y a dans un livre, mais ce qui se trouve hors champ. Je veux dire : on ne vend plus des bouquins de nos jours, mais des sujets de société dont les médias peuvent s’emparer, ce qui leur évite de parler littérature. On vend l’histoire romancée de gens ayant réellement existé en faisant croire qu’il s’agit de livres traitant enfin de la réalité vraie alors qu’il s’agit de bouquins qui pipolisent la réalité puisqu’ils misent sur la notoriété de personnages réels considérés comme des produits d’appel et, par-dessus tout, on vend des auteurs ! (Aucune réaction dans la salle. Un bruit de chaise sur la gauche, racleux, menaçant. Quelqu’un tousse et on n’entend que lui.) Si l’auteur est bon à l’antenne, c’est que son livre doit l’être. Si l’auteur a souffert, c’est encore mieux. S’il est charismatique, s’il a souffert dans son enfance ou s’il pète à table (petits sourires dans la salle), son livre doit être formidable. Abracadabra. On parlera de son livre non pour parler de son livre, mais pour parler de son auteur. Vous pigez le truc ? Vous voyez le malentendu ? (Quelques personnes aux premiers rangs hochent la tête.) Mais qu’est-ce qu’on en a à fiche de l’auteur ? S’il a une bonne gueule ou s’il a connu une enfance malheureuse ou s’il pète à table ? Je ne sais pas vous, mais c’est le livre qu’il a écrit qui importe. (De plus en plus de gens hochent la tête.) Ce qu’il vaut, s’il est bon ou mauvais, ce qu’il apporte ou retranche au monde, selon quels critères, pourquoi, comment, s’il est utile de lire et si oui, à quel titre ? Si non, en vertu de quoi ? Voilà l’important. Le reste, on s’en tape ! (Des gens regardent leurs voisins en opinant du chef.) Il faut le dire dans quelle langue ? L’auteur peut bien crever. Qu’il crève d’ailleurs ! (Brusque émoi dans la salle, comme un mouvement de recul, une douche froide.) Ce que je ne lui souhaite pas car si j’aime les livres d’un auteur, j’aimerais qu’il en écrive d’autres à l’avenir. (Grand ouf de soulagement dans la salle, gens qui s’agitent un peu partout.) En attendant, peu me chaut que son dernier bouquin lui ait permis de se sentir mieux parce que le pauvre chéri a été plaqué par l’amour de sa vie, qu’un type s’est pendu par sa faute ou qu’il a eu un panaris qui l’a fait récemment beaucoup souffrir. Rien à battre qu’il ait retrouvé sur la page ses clés perdues dans sa vie ou qu’il ait réglé un problème avec son petit frère qui lui avait piqué son train électrique lorsqu’il avait six ans. RIEN À FOUTRE ! Qu’il se le mette au cul son train électrique ! (Un éclat de rire au fond de la salle.) Si écrire son bouquin lui a fait un bien fou, tant mieux pour lui. Chacun sa merde. C’est sa vie. C’est sa bouche ! Putain, ce n’est pas ma bouche, ce n’est pas la vôtre non plus ! (Sur la droite, quelqu’un se met à applaudir, suivi de façon mimétique par deux ou trois personnes.) En tous les cas, l’auteur ne dit rien du livre qu’il a écrit. Cela ne justifie même pas qu’il l’ait écrit. J’ai même tendance à penser l’inverse. Bon dieu, est-ce que je vais mieux depuis que j’ai écrit mon bouquin ? Mais pas du tout ! Je vais ENCORE PLUS MAL ! (Grand frisson dans la salle.) Aujourd’hui, on admire les auteurs plus que leurs livres et ça fait chier. (Venant de la salle, des « yeah ! », « c’est vrai », « il a raison » me parviennent.) Aujourd’hui, on lit des auteurs au lieu de lire des livres. On ne se préoccupe que des auteurs. C’est complètement débile. C’est DRAMATIQUE ! C’est un NON-SENS ! (La salle soudain éblouie, de plus en plus conquise.) Okay. C’est l’époque qui veut ça. Okay. L’époque médiatise tout et qui s’en plaint ? Certainement pas les auteurs ! (Nombreux applaudissements cette fois.) Vous savez quoi ? Cette époque a trouvé un excellent moyen de se débarrasser de la littérature et ce moyen, ce sont les auteurs eux-mêmes ! (Applaudissements nourris.) Les auteurs sont complices ! (Tonnerre d’applaudissements, avec les mains et les pieds aussi pour faire encore plus de bruit.) Ils seraient intéressés à la mort de la littérature qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. (Des vivats dans la salle, des bravos, des « bien envoyé », des « vas-y Grégoire » !) Le credo aujourd’hui, c’est d’assurer le spectacle, c’est de tout personnifier, c’est de rivaliser d’obscénité pour exister dans ce monde. (La salle en délire soudain, complètement chavirée.) Mais nous ne sommes pas si bêtes. (« Non non non ! On n’est pas si cons ! » scande la salle.) On veut nous faire croire que… Mais vos gueules, bon dieu ! Fermez-la, bande de ploucs, que je hurle à mon tour ! Laissez-moi parler, je n’ai pas fini ! (Immense éclat de rire dans la salle, des hourra dans tous les sens, des salves d’applaudissements comme une houle sauvage.) Vous voulez que je vous dise ? (« Oui oui ! » hurle la salle d’une seule voix, le vacarme désormais complet, l’euphorie à son comble.) Aujourd’hui, ce sont les auteurs qui incitent éventuellement à lire leurs livres et ainsi ne s’intéresse-t-on plus aux livres qu’éventuellement. (La salle complètement électrisée, au point que les murs tremblent, vibrent, se gondolent.) Tout a été renversé. Tout a été retourné en son contraire. Au point que les livres sont devenus les accessoires des auteurs. Je vous jure ! (« Jure-le ! Jure-le ! » se déchaîne la foule.) Supprimez les auteurs et que voyez-vous ? Que lisez-vous ? (Des gens debout, qui m’acclament.) Désolé, mais je suis de la vieille école (Tout le monde debout à présent, applaudissant à tout rompre, criant et hurlant.) et je persiste à dire que ce sont les livres qui amènent éventuellement à s’intéresser à ceux qui les écrivent. (Délire total dans la salle, les uns jettent leur chapeau en l’air, des femmes m’envoient des baisers, beaucoup ont allumé leur briquet et agitent la flamme à bout de bras.) Vous voulez que je vous dise ? (« Dis-nous ! Dis-nous ! ») Les livres ne devraient pas être signés. Voilà ! Ils devraient être ANONYMES. Ils devraient pouvoir soutenir la comparaison tout seuls ! (Des roses sont jetées sur l’estrade, par brassées, des bouteilles d’eau aussi, qui rebondissent et aspergent dans tous les sens, puis un hot-dog et trois sandwiches au thon me manquent de peu, une chape de plomb tout à coup, deux extincteurs arrachés à leur support, un demi-pamplemousse rose, une Simca 1000, un flipper le dauphin, des petites culottes à moitié arrachées ; lancé du fond de la salle, un porcelet vivant (un porcelet !) atterrit devant moi, il couine dans le micro, son cri vrille atrocement l’espace provoquant un monstrueux larsen, gruiiiiiik – d’où ce porcelet ? Je l’attrape par la queue et, après de puissants moulinets au-dessus de ma tête, je le balance de toutes mes forces dans la foule, vlan, braoum, gruiiiiiik ; une femme au premier rang retrousse son pull et me montre ses seins en criant mon prénom.) Voilà ce que je pense, je hurle pour couvrir le chahut. (« Chahut poil au cul », beugle la foule. Mais des gens cherchent maintenant à monter sur l’estrade, ils se précipitent vers moi, veulent me toucher, m’embrasser, c’est l’hystérie !) L’intérêt pour l’auteur vient après coup. Une fois qu’on sait ce qu’il écrit. Pas avant de le savoir ! (Des gens partout autour de moi, qui me tapent sur l’épaule, me tirent les cheveux, me grimpent dessus, me mettent le doigt dans le nez, dans l’œil, me donnent de grandes bourrades dans le dos, dans le ventre, en pleine gueule aussi, je saigne de la lèvre, on m’arrache ma chemise, je sens une main dans mon pantalon qui attrape mon sexe, le presse comme un légume, l’étire comme de la guimauve, veut me l’arracher – à qui cette main ?) C’est l’auteur qui est éventuel, je hurle encore plus fort, jusqu’à me casser la voix. (Mais sur ma gauche, une fille s’est évanouie et des gens lui marchent dessus, ils lui écrasent le visage, le sang se met à gicler, il lui sort par les yeux à gros bouillons, c’est dégueulasse, c’est l’émeute, c’est Altamont, ça vire carrément au carnage.) Retenez bien ceci, je m’égosille en faisant de grands gestes pour me dégager. C’est l’auteur qui est ACCESSOIRE ! C’est lui la FICTION ! Il est une invention purement SOCIALE ! Ne vous laissez pas BERNER ! Vous entendez ce que je dis ? Vous comprenez ce qui se passe, bande de peaux de zob ? (Mais voici qu’on m’arrache de ma chaise, on me porte à bout de bras dans la salle, on m’entraîne dans la rue, puis dans la ville, au milieu d’un délire indescriptible, tout le monde gesticulant et chantant et dansant au son de voitures klaxonnant à tout rompre comme pour un mariage tandis que, quelque part, un orchestre mexicain se met à jouer La Cucaracha et je me réveille juste à ce moment-là, mort de rire.) Complètement hilare. Avec le radioréveil qui, à plein volume, diffuse effectivement La Cucaracha à ce moment-là. Quel rêve ! Dans mon lit, j’en rigole longtemps. Je revois le cochon atterrissant devant moi. Gruiiiiik. Je revois la fille qui m’a montré ses seins en criant mon prénom. Celle dont le sang lui sortait par les yeux. Il me semble d’ailleurs la reconnaître. Elle ressemblait vaguement à M. Mais la fille me montrant ses seins aussi… Okay. Je me dépêche de noter tout ça dans un petit carnet. En essayant de ne rien oublier. En m’interrogeant sur la signification de ce rêve. En me demandant quel message mon inconscient a cherché à me faire parvenir ? Quel désir latent et refoulé ?