La première fois que j’eus la révélation qu’il pouvait y avoir deux fins à la même histoire, c’était en regardant le Ciné-club de Claude-Jean Philippe, sur Antenne 2. Ou était-ce Le Cinéma de minuit de Patrick Brion, sur FR3 ? C’était en tout cas à la télévision, tard le soir, en regardant La Belle Équipe, réalisé par Julien Duvivier en 1936, dialogues de Charles Spaak, avec Jean Gabin, Charles Vanel et Viviane Romance dans les rôles principaux. L’histoire de « cinq chômeurs [qui] touchent le gros lot et [qui] décident de monter une guinguette », dixit le site Allociné.com, qui n’en dit pas plus et ne doit pas trop aimer ce film pour se montrer si laconique. Peut-être à cause de cette scène entre Jean Gabin et Viviane Romance qui, pour situer le contexte, ont une liaison en cachette de Charles Vanel, lequel est le meilleur ami du premier et amoureux fou de la seconde. Or, vers la fin du film, voici que Jean et Viviane ont une petite explication houleuse et cette scène – comment dire ? Elle ferait se lever des armées de boucliers aujourd’hui. Elle serait unanimement vouée aux gémonies. Elle ne serait même pas tournée tellement elle dit quelque chose des hommes et des femmes qui paraît d’autant plus répugnant de nos jours que cela met peut-être le doigt sur une vérité dérangeante et deux points ouvrez les guillemets :

Elle : Dis donc, t’en fais une drôle de vie.

Lui : Y a des moments où j’en ai marre…

Elle : De moi ?

Lui : De toi, de l’autre… De moi surtout.

Elle : De quoi tu t’plains ? T’as tout : la guinguette, la femme…

Lui : Mouais. Et quelque chose en plus maintenant. Quelque chose comme des remords…

Elle : Des… quoi ? !

Lui : Si je te disais que la plus belle nuit de ma vie, je l’ai passée rue Tronchet…

Elle : C’est gentil pour celles qu’on a passées ensemble !

Lui : Bah, c’est pas la même chose…

Elle : Crache donc d’ssus. Tu veux que j’te dise ? Avec tes amours en M, tes bavardages à n’en plus finir, tes sortilèges à deux balles, tu commences à me courir !

Lui : Peuh. Tu comprends rien.

Elle : Note ça : les chialeurs, les frères à longue figure, les illuminés à poil mou, les écrivaillons des pissotières, c’est pas mon genre. Dans la vie, y a les forts et… les poires.

Lui : Et qu’est-ce que tu fais des morues ?

Elle : Dis donc !

Lui : Des pauvres pétasses qui comprennent rien et qui bavent sur tout.

Elle : Cause toujours. Tu m’fais pas peur.

Lui : Mon histoire de M, elle vaut mieux que toi, allez…

Elle : Eh bien, retournes-y, rue Tronchet ! Et à l’Hôtel-Dieu tant que tu y es. Au cimetière du Montparnasse. À ton ordinateur pourri. Où tu veux. J’te retiens pas. Le cocu t’attend ! Le suicidé t’appelle ! Ah ah ah.

À ces mots, Gabin colle une gifle à Viviane Romance. VLAN ! Pas une petite gifle. Pas n’importe quelle gifle. Pas une pichenette de tafiole, de type dépassé par les événements et dont les nerfs craquent, pas la gifle d’un lâche. Pas un coup de poing non plus, ah non ! Jamais de coup de poing. Jamais à une femme. Ni aux enfants ! JAMAIS ! Non. Il s’agit d’une gifle, mais parfaite. D’une pureté fantastique. Dénuée d’affects et limite professionnelle. Il s’agit d’une gifle qui dit : Tu ne l’as pas volée celle-là. Qui dit : Tu l’as cherchée – eh bien vlan ! Es-tu contente à présent ? Comment dire ? Cette gifle : elle est un modèle du genre. Elle ne cherche pas à faire mal. Non non non. Elle n’exprime pas une volonté d’humilier, de châtier, d’anéantir. Elle n’est pas la pitoyable vengeance d’un faible. Non non non. Il s’agit d’une gifle d’une autre trempe. D’une gifle donnée pour que l’autre arrête. Qu’il stoppe. Cesse. Comprenne qu’il va trop loin. Reprenne ses esprits. Se rende compte. Cette gifle, oui, elle dit : Ça suffit, tu as dépassé les bornes, il faut te le dire dans quelle langue ? Cette gifle, elle porte un message. Elle vient de loin finalement. De très loin même. Elle vient d’Égypte ! Voilà. C’est la gifle qui a erré dans le désert pendant quarante ans et qui a fendu la mer en deux avant de terminer sur la croix et, tiens, elle est pour toi cette gifle, dit la gifle. Je te la donne et n’y reviens plus, dit la gifle. Voici pour t’apprendre. Tu voulais sentir la Loi – eh bien voilà. Cela n’a rien de personnel, non, c’est biblique. Vlan.

La joue en feu, Viviane Romance regarde Jean Gabin d’un air plus stupéfait qu’horrifié. Elle n’en revient pas qu’il ait osé porter la main sur elle et attenter à son visage. Elle ne sait plus quoi faire soudain et, pendant un temps non mesurable, tout se fige à l’écran. Tout semble un cri. Dans son fauteuil, le spectateur craint le pire. Il redoute la réaction de Viviane Romance. Va-t-elle se jeter sur Jean Gabin pour lui crever les yeux et lui planter un couteau en plein cœur ? Va-t-elle se jeter par la fenêtre ? Se mettre à hurler ? Fondre en larmes ? Porter plainte et #balancer son porc sur les réseaux sociaux ? En tous les cas, ça va mal se passer. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Cela ne se fait pas de frapper une femme – Ô les hommes ! Ô leur effroyable domination par la force. Ô leur monstrueuse barbarie envers les femmes, heureusement de plus en plus dénoncée aujourd’hui.

Sauf que le visage de Viviane Romance : il s’éclaire tout à coup. Voici qu’un sourire l’illumine. C’est un revirement total. Comme si, au-delà du mot gifle, le message venu d’Égypte lui était parvenu pour l’éblouir en son for et elle s’approche alors de Gabin… elle se pend à son cou… elle renverse la tête en arrière dans un suave mouvement qui fait mousser sa chevelure dans l’air et, alanguie soudain, toute femelle et amoureuse, comme soumise et heureuse maintenant de l’être, comme soulagée, voici qu’elle susurre à Jean en le regardant avec des étoiles dans les yeux : « Ah, j’te croyais plus un homme. »

Ce « Ah, j’te croyais plus un homme » : je ne m’y attendais pas du tout. Sur l’instant, j’en étais resté baba. Cela m’avait estomaqué. Complètement perturbé. Fait rire aussi, parce que face à une effraction dans l’ordre des choses, l’homme rit. C’est sa façon de surmonter l’angoisse. Sa façon d’admettre – quoi ? Comment dire ? Ce « Ah, j’te croyais plus un homme » : il n’était pas seulement cocasse, il n’était pas aussi consternant et caricatural qu’il paraissait, non, il était le cri de délivrance de la femme qui a poussé exprès un homme dans ses pires retranchements pour qu’il la sauve d’elle-même. Afin qu’il incarne la Loi et que cesse alors son exaspération d’être au monde sans raison ni recours. Son exaspération d’être trop insupportablement libre et trop douloureusement prisonnière de cette liberté. Oui, qu’enfin soit maté ce qui la fait souffrir et qui la rend méchante, hargneuse, insensible et, au bout du compte, étrangère à elle-même, oui, qu’enfin elle rende les armes et soit d’un coup restituée au meilleur d’elle-même, enfin libérée de son personnage ! Grâce à un homme puisqu’elle-même ne peut pas se sauver toute seule. À condition qu’il en soit un. Même si c’est contre sa volonté à lui. Même si lui rêve de tout à fait autre chose avec une femme. Ce genre d’homme là. Pour elle. CQFD.

Voilà ce que signifiait ce « Ah, j’te croyais plus un homme ». Il existait donc des femmes de cette trempe ? Des femmes cherchant des poux à l’homme non pour lui chercher des poux mais pour qu’il brise ses chaînes ? Pour vérifier que la Loi existe et sentir sa main s’abattre sur elle. Pour que l’homme la remette à sa place de femme au lieu de la laisser aux prises d’un monstrueux chaos et, ainsi, que tout soit remis sur son axe, chacun tenant enfin correctement son rôle, sans confusion possible. Auquel cas, la violence pouvait avoir des vertus. Non la violence qui cherche à faire mal et à détruire mais celle qui peut soulager et ramener la paix. Un peu comme on donne une gifle à quelqu’un qui fait une crise de nerfs ou qui a avalé un tube de barbituriques : on ne veut pas l’assommer mais l’empêcher de sombrer ! Grande révélation. Sacrée découverte. Cela s’appelait un mal pour un bien et pourquoi m’avoir caché cet aspect des choses ? Pourquoi ne m’avait-on rien dit ? Pourquoi mon père n’avait-il pas fichu une bonne gifle à ma mère, une vraie gifle, une gifle venue de plus loin que lui et de plus loin qu’elle, afin de la sortir de son cauchemar et, soudain revenue à la réalité, la malédiction enfin levée, ma mère aurait peut-être cessé de se jeter du cinquième étage. Ma mère n’attendait peut-être que cela. Elle rêvait peut-être de pouvoir enlacer mon père et de lui dire amoureusement, deux points ouvrez les guillemets : « Ah, j’te croyais plus un homme. »

Et moi ? Pourquoi n’avais-je pas donné une gifle biblique à M lorsque j’en avais eu l’occasion ? Afin de la réveiller elle aussi. Lui ouvrir les yeux. Lui remettre les idées en place et la sortir de ses tourments au lieu de l’y laisser. Au lieu de la laisser éperdue, comme Brigitte Bardot à la fin de Et Dieu créa la femme (1956) ? Parce que je n’y croyais pas moi-même ? Que ma culture me l’interdisait absolument ? Que je n’étais pas assez viril ? Que je ne l’aimais pas assez puisque, n’ayant jamais imaginé lever la main sur une femme et répugnant totalement à le faire, il aurait fallu que je me fasse violence pour lui donner ce qu’elle réclamait peut-être à travers moi ? Si j’avais osé, nous serions peut-être ensemble à l’heure qu’il est. Nous serions peut-être bienheureux. Tous les deux enfin au paradis, moi son homme et elle ma femme et, dans le fond, les vaches seraient bien gardées. Qui pouvait le dire ?

Bon.

Okay.

Ce film date des années 1930 et les relations entre les hommes et les femmes ont heureusement évolué depuis le temps. Elles ne sont plus autant basées sur une représentation des sexes aussi triviale et obtuse que le machisme. Je veux dire le machisme des hommes et celui des femmes.

Okay.

C’étaient des hommes qui avaient écrit, dialogué et filmé cette scène et, à propos, c’était qui Julien Duvivier ? Qui Charles Spaak ? Quoi leurs relations avec les femmes ?

Okay.

Mais si cela avait été une femme qui avait réalisé cette scène ? Une femme l’aurait-elle pu ? Une femme le pourrait-elle aujourd’hui ? Ou est-ce totalement hors de question ? Franchement ? En toute honnêteté ? En se regardant au fond de l’âme. J’aimerais le savoir. J’aimerais beaucoup.

Annexes

« Il existait donc des femmes de cette trempe ? »