Niveau 1

En 1985, je m’occupais d’enfants pour la Caisse des Écoles de Paris. Il faut bien croûter. Ce job me permettait de payer mon loyer sans y consacrer trop de temps. Il s’agissait de surveiller la cour de récréation pendant l’heure de la cantine et, le mercredi, d’animer le centre de loisirs avec des ateliers peinture, jeux de société, coloriage, football, balle au prisonnier, etc.

J’avais été affecté dans un établissement du XIIIe arrondissement de Paris. Les enfants avaient entre 6 et 12 ans – mais certains étaient âgés de plus de 14 ans et nombreux ceux qui me dépassaient d’une tête. (Mais que mangent les gosses aujourd’hui pour être si grands ? Quel but poursuit la civilisation ?)

Dans ce secteur, les gosses étaient de toutes origines : africaine, asiatique, maghrébine, française. Lorsqu’un petit Noir, courant dans la cour, se cognait dans un petit Asiatique, celui-ci allait aussitôt se laver au robinet. Il se frottait longtemps la peau avec du savon, là où le petit Noir l’avait touché.

Une fois par mois, nous emmenions les enfants (au nombre d’une bonne quarantaine) au cinéma. Nous avions le budget. Les animateurs étaient contents : le temps de prendre le métro, de voir le film, de rentrer en métro au centre de loisirs, il était l’heure du goûter, les parents commençaient à récupérer leur marmaille et c’était une façon plutôt agréable de gagner un (maigre) salaire.

Les films choisis étaient un compromis entre les choix personnels des animateurs (« J’aimerais bien voir Brazil ») et les productions destinées à la jeunesse – ce qui signifiait les emmener voir les derniers blockbusters. Aucun risque d’être déçus. On savait à l’avance ce qu’on allait voir. On faisait comme tout le monde. Nous n’étions pas juges. Nous craignions les plaintes des parents et le consensus prévalait. Ainsi avions-nous emmené les gosses voir Retour vers le futur, Les Goonies, Rocky IV, Le Secret de la pyramide, Le Flic de Hong Kong, etc.

Mais voici qu’un mercredi, fou que je suis, je proposai aux collègues qu’on emmène les enfants voir le dernier Godard qui venait de sortir. Il s’agissait de Je vous salue Marie. J’avais plus ou moins envie de voir ce film et c’était l’occasion. Devant l’air consterné, presque offusqué, des autres animateurs, j’argumentais que ce serait l’occasion pour les enfants de voir pour une fois autre chose. De leur proposer pour une fois un autre cinéma. D’élargir pour une fois leur horizon et ce ne serait pas du luxe.

Bla-bla-bla.

Il en allait de notre responsabilité pédagogique.

Bla-bla-bla.

Nous ne pouvions pas systématiquement enfoncer dans le crâne d’enfants en plein développement cognitif les mêmes 24 images par seconde, les mêmes bandes-son trépidantes, les mêmes effets spéciaux, la même formule cinématographique, j’avais failli dire idéologique. C’était comme si, des sept couleurs de l’arc-en-ciel, nous n’apprenions aux enfants qu’il n’existait que la couleur rouge et, à la longue, c’était insupportable !

Bla-bla-bla.

Peu importait ce que chacun d’entre nous pouvait penser des films de Godard, là n’était pas la question. Un Cassavetes serait sorti, un Tanner serait sorti, un Straub et Huillet ou un Pialat seraient sortis, un Tod Browning ou un Satyajit Ray, cela aurait été du pareil au même. Il s’agissait d’honorer la mission de service public qui était la nôtre et, bon Dieu, les cuistots faisaient l’effort de proposer à la cantine des « saveurs du monde », pourquoi pas nous ? Au banquet du cinéma, il n’y avait pas que la même soupe à servir !

Bla-bla-bla.

Eh quoi, nous avions pour une fois l’occasion, à notre minuscule niveau individuel des choses, d’intervenir et préférions-nous croiser les bras et nous en laver les mains ? Sans compter qu’il était à parier que l’immense majorité de ces enfants n’aurait jamais l’opportunité de voir un film de Godard. Il ne fallait pas rêver.

Bla-bla-bla.

Eh quoi ? Un film de Godard contre des milliards de films hollywoodiens, les gosses n’allaient pas en mourir. Ce ne serait qu’une goutte d’eau. Que craignions-nous ? Que le ciel tombe sur la tête des gosses ? C’était ridicule ! Si ça se trouvait, l’un d’eux sortirait peut-être ébloui de la projection. L’un d’eux aurait peut-être une révélation. Il se rappellerait peut-être toute sa vie le film. Une vocation naîtrait peut-être. Quand bien même il n’y en aurait qu’un, cela valait la peine de tenter le coup.

Bla-bla-bla.

Mes arguments portèrent. « Tu en prends toute la responsabilité », me menaça le chef de centre, presque un aboiement. De guerre lasse il avait cédé. Voyant que je ne lâchais pas le morceau et que j’en faisais une question de principe. Et parce que ni lui ni les autres animateurs n’avaient la moindre objection valable à m’opposer. Leur réticence était instinctive. Elle était viscérale. Eux-mêmes ne savaient pas pourquoi ils détestaient l’idée d’emmener quarante gamins voir le dernier Godard, mais ils avaient peur. Ils avaient un très mauvais pressentiment.

Et nous voilà partis, quatre animateurs faisant grise mine et moi devant, encadrant quarante chiards de 6 à 12 ans qui ne se doutaient de rien. Direction le carrefour de l’Odéon, là où se jouait Je vous salue Marie.

J’ignorais de quoi parlait le film. J’y étais allé au flan, au bluff, à l’esbroufe, à l’inspiration. Pour mettre les pieds dans le plat. Qu’il se passe quelque chose. Je ne sais pas. L’idée m’avait traversé l’esprit et plutôt que de la laisser s’envoler comme la plupart des idées qui me traversent l’esprit (et c’est la plupart du temps heureux), je m’étais accroché à celle-là. Je l’avais trouvé excellente sur le moment. Peut-être étais-je dans un état bizarre ce jour-là. Mais maintenant que nous étions en route, j’étais inquiet. Je me disais que ce n’était peut-être pas une si bonne idée. C’était peut-être une très mauvaise idée. Qu’allaient voir les enfants ? Quelle responsabilité soudain ! Quelle angoisse tout à coup !

À mesure que nous approchions du cinéma, j’étais de plus en plus mal à l’aise. La peur me gagnait à mon tour. Sans savoir de qui ni de quoi.

À l’accueil, la fille qui tenait la caisse devint blême en nous voyant débarquer. Elle devint rouge. Bleue. Verte. Elle paniqua complètement. Elle ne voulait pas nous laisser entrer. « Mais c’est un film de Jean-Luc Godard ! bégaya-t-elle d’une voix suraiguë, en roulant des yeux effarés, ne sachant plus où donner de la tête. – Justement madame, lui dis-je très calmement. C’est l’idée. Ce film est-il interdit aux mineurs ? Ce n’est indiqué nulle part. Ce qui signifie que vous ne pouvez pas interdire à des enfants de le voir. Ce n’est pas vous qui décidez. Vous ne faites que tenir la caisse. Les enfants ont le droit de voir ce film, la loi est de notre côté et je vous garantis que vous allez nous laisser passer. – Mais c’est un film de Jean-Luc Godard », gémit-elle, presque un cri de désespoir. Comme si elle voulait prendre le ciel à témoin d’un crime épouvantable. D’un sacrilège à nul autre pareil.

Il fallut palabrer avec un responsable. La caissière refusait d’avoir la moindre responsabilité dans ce qui pourrait se passer une fois les enfants dans la salle et assistant à – quoi ? L’horreur la plus la horrible sur grand écran ? La beauté la plus belle sur grand écran ? Que craignait-elle donc, elle aussi ? Paniquait-elle semblablement pour les autres films dont elle vendait chaque jour des billets ? Toutes ces merdes univoques et taille patron. Avait-elle le même souci du spectateur dans ces cas-là ? Pourquoi non ? POURQUOI NON ? Commettais-je un incroyable blasphème ? Vraiment ? Allais-je pervertir l’âme d’enfants innocents ? Détruire le cerveau en plein développement d’une quarantaine de gosses qui ne méritaient pas qu’on joue avec leur avenir ? Griller à vie leurs neurones et, au sortir du cinéma, après m’être livré sur leur psyché à une expérience digne d’un josef mengele, ils seraient des zombies, des détraqués, des psychopathes. Ils deviendraient des monstres. Ils auraient vu le diable et ne s’en remettraient jamais. Ils seraient fichus. Ils n’aimeraient plus leurs parents, ne respecteraient plus aucune règle, abandonneraient leurs études pour se jeter dans la drogue, le stupre, se fichant désormais de tout, à jamais perdus pour la société et voués à errer sans fin dans une existence dévastée. N’ayant plus d’autre choix que de devenir plus tard des pauvres types, des paumés dans leur tête, des clochards. Des asociaux. Des mauvaises personnes.

À voir les réactions, il était clair que je me préparais à saccager la personnalité de pauvres petits innocents. J’allais détruire leur vie. Étais-je prêt à en prendre la responsabilité ?

Je l’avoue : si je restais ferme dans ma résolution, je n’en menais pas large. J’étais de plus en plus nerveux. Tous ces gens arrivaient à me foutre la trouille. Ils me contaminaient. Restés à l’écart, les autres animateurs se gardaient bien de me soutenir, déjà prêts à tourner les talons, direction l’aire de jeux, toute proche, du jardin du Luxembourg. Ouf.

C’était quoi le problème ? Pourquoi ne voyais-je pas le mal qu’il y avait à emmener des gosses de 6 à 12 ans voir un film de Jean-Luc Godard ? Il y avait là un implicite qui m’échappait. Tout le monde semblait tellement craindre le pire. Les adultes entraient littéralement en transe. Qu’un enfant puisse voir un film de Godard : au secours ! Cela ne se faisait pas. Il fallait être taré pour l’oser. Stupide ou carrément pervers. C’était une terrible erreur. C’était un interdit collectivement admis, comme l’inceste ou le meurtre.

Putain, ce n’est qu’un film de Godard, avais-je envie de hurler. Ce n’est qu’un film !

Putain, je n’imaginais pas un tel pataquès. Transgresser une loi à ce point tacite. D’un autre côté, c’était la preuve que les gens accordaient un pouvoir phénoménal au cinéma. Qui l’eût cru ? En leur for, ils pressentaient qu’un film pouvait pénétrer les esprits pour les changer – en bien ou en mal. Ils ne manquaient toutefois pas d’air, vu ce qu’ils autorisaient leurs enfants à voir à la télé ou au cinéma. C’était vraiment n’importe quoi. À moins que leur intention ne fût de dissimuler à leur progéniture le cinéma lorsqu’il s’honorait un tantinet de lui-même ? Tandis que les autres films seraient inoffensifs ? Quels étaient leurs critères ? Mystère. Comme tout ceci est absurde, pestais-je. Complètement délirant. Terriblement instructif aussi.

Faute d’avoir la loi de son côté, le responsable finit par donner son accord. À condition de disséminer les enfants dans la salle. Trois groupes furent ainsi composés. Les six-sept ans ensemble ; les huit-dix ans ensemble ; les grands avec moi.

Lorsque le film démarra, mon cœur battait la chamade.

Qu’allait-il se passer ?

Il y eut d’abord Farid. Il était assis juste devant moi. D’un coup (le film avait débuté depuis un quart d’heure), il se retourna vers moi et, l’air méchant, avec une hargne incroyable, les yeux injectés de fureur, il me cracha au visage : « Je savais bien que c’était un film d’amour ! » Puis il cacha son visage dans ses mains. Il ne voulait plus regarder l’écran. Il ne le pouvait plus. Il cherchait aussi à se boucher les oreilles.

Il y eut Audrey. Elle occupait le dernier siège de la rangée. Je vis qu’elle commençait à s’agiter. Je me penchai. Devant son visage, elle s’était mise à faire des gestes avec les mains. Elle jouait à « ainsi font font font les petites marionnettes » ! C’était l’une des filles les plus dures du groupe, une vraie teigneuse, toujours à contester les animateurs, les sorties, les activités, à bousculer les autres filles, les garçons aussi ; et voici qu’elle jouait aux marionnettes dans le noir. Elle chantonnait tout doucement pour elle-même. Elle régressait complètement. Elle n’était plus qu’une toute petite fille perdue. Je la vis qui commençait à frotter lentement sa joue contre la moquette qui couvrait le mur. Je la vis mettre son pouce dans sa bouche et se mettre à le sucer, un pan de son sweat-shirt tire-bouchonné entre ses doigts.

Bon Dieu. Il se passait quoi ? Les uns après les autres, les « grands » semblaient s’effondrer en eux-mêmes. Ils ne tenaient plus en place. Ils se comportaient de plus en plus irrationnellement. Non qu’ils se poussassent du coude pour se moquer de ce qu’ils voyaient à l’écran : ils ne se moquaient pas du tout, ils ne rigolaient aucunement. Non. Ce film les angoissait. Il les perturbait. Il remuait en eux quelque chose qui les dépassait. Qui les perforait de part en part et les remettait en question. Remettait tout en question. Ce film leur faisait trop d’effet et aucun d’entre eux n’était de taille. À force de leur mettre de la bouillie dans la tête, ils perdaient pied au moindre saut de côté. Ils n’étaient pas armés intellectuellement pour accueillir la nouveauté et la différence. Ils se braquaient et pleuraient leur mère. Merde alors ! Vu la tournure des événements, ils ne tiendraient pas jusqu’à la fin du film. Cela ne faisait qu’une demi-heure que le film avait commencé et je décidai d’arrêter le massacre. Je fis un signe à toute la rangée de sortir sans faire de bruit de la salle. Allez, vite, maintenant !

Ils ne se firent pas prier.

Une fois dehors, chacun des gosses fit comme s’il n’avait rien vu. « Alors Farid, tu n’aimes pas les films d’amour ? – Bah c’est vrai, monsieur, c’était un film d’amour. C’était affreux. – N’importe quoi, se mêla un autre. – Ça parlait de quoi, monsieur ? Moi, j’ai rien compris. »

J’esquivai les réponses. Je n’avais rien vu du film (pour moi, il se passait dans la salle) et, encore aujourd’hui, je ne l’ai pas vu. Tout juste émis-je l’idée qu’ils étaient à un âge où ils avaient besoin de certitudes et que ce film faisait le pari qu’ils pouvaient s’en passer. Qu’ils pouvaient comprendre par eux-mêmes. « N’importe quoi, monsieur ! Ce film, c’est pour les adultes, c’est pas pour les enfants. C’était nul ! » Je plaidais que ce n’était pas parce qu’ils n’avaient pas l’habitude d’une chose que cette chose était nulle. Je n’insistais pas. J’étais dans mes petits souliers.

L’instant d’après, ils discutaient entre eux d’autre chose ou jouaient à la Game Boy sur le trottoir.

Pour autant que je puisse en juger, aucun n’était traumatisé. Farid, peut-être…

Lorsque les autres sortirent à la fin du film, l’un des animateurs, l’air mauvais, pointa deux doigts dans ma direction et, faisant le geste de presser la gâchette d’un pistolet, il me tira une balle en pleine tête. Le message était clair.

Pourtant, les gosses s’étaient bien tenus. Il n’y avait eu aucun esclandre. Ils étaient restés tranquilles jusqu’au bout. Personne dans la salle n’avait été importuné. Sages comme des images ils étaient restés. Il était encore tôt et pour nous remettre de nos émotions, décision fut prise d’emmener goûter les enfants au jardin du Luxembourg, histoire que la journée ne soit pas totalement perdue. Sur le trajet, j’interrogeai les six-sept ans. Ils n’avaient rien vu. Rien entendu. Ce film ou un autre, cela semblait du pareil au même. Ils n’avaient pas l’air d’avoir fait la différence. Ou ils n’avaient pas les mots pour la dire.

Il n’en allait pas de même des huit-dix ans. Sur tout le trajet conduisant au jardin du Luxembourg, je les entendis parler du film. Ils débattaient entre eux. « Mais si ! Gabriel, c’est l’ange. C’est pour ça qu’il arrive en avion. – Oui oui, il tombe du ciel. C’est sûr. – Mais qu’est-ce qu’elle veut dire quand elle dit que c’est le corps qui a une âme ? Comment elle a fait un bébé ? Vous savez monsieur ? – Désolé les enfants, je n’ai pas vu le film. J’ai dû faire sortir les grands. Mais à ton avis ? Tu en penses quoi ? » Et cetera.

Durant tout le trajet, les huit-dix ans parlèrent du film. Ils ne savaient pas s’ils l’avaient aimé, mais ils en parlaient entre eux. Ils n’étaient pas restés insensibles. Ils cherchaient à comprendre. Ils se posaient tout plein de questions. Ils échangeaient leurs impressions bien davantage qu’après avoir vu Rocky IV ou Les Goonies. Le film leur avait parlé. Il avait touché en eux cette part dont le monde ne veut pas qu’elle subsiste en nous. À tout le moins ils avaient vu quelque chose dont ils n’avaient pas l’habitude et cela avait suffi à éveiller leur curiosité.

En les écoutant, je souriais. Je me disais que Godard : il faut avoir huit ans d’âge mental pour l’apprécier. Dix ans maximum. Avant, on s’en fiche ; après, un couvercle retombe sur l’esprit, le scellant dans des connexions synaptiques devenues des ornières, j’allais dire des visières.

Huit ans.

Peu après, je fus, très officiellement, convoqué par le chef de secteur de la Caisse des Écoles. C’était moi qui avais eu l’idée géniale d’emmener des enfants voir un film qui s’appelait Je vous salue Marie ? Bravo ! Car des parents avaient protesté. Et pas qu’un peu. Certains de confession musulmane, d’autres de confession catholique. Tous s’élevaient contre le fait que leur progéniture ait pu être exposée à un film qui heurtait leur foi. C’était inadmissible ! Ce n’était pas le rôle de l’école ! Il y avait de l’abus ! Ils étaient à deux doigts de porter plainte.

Glup.

Je ne m’attendais pas à ça.

Je reçus, très officiellement, un avertissement qui n’avait rien à voir avec la cinéphilie.

La prochaine fois, je serais viré.

En sortant du bureau du chef de secteur, je songeais aux gosses.

Putain, c’était pas gagné.

Amen.

« Je vous salue Marie »
Jean-Luc Godard, 1985.

Niveau 1

En 1985, je m’occupais d’enfants pour la Caisse des Écoles de Paris. Il faut bien croûter. Ce job me permettait de payer mon loyer sans y consacrer trop de temps. Il s’agissait de surveiller la cour de récréation pendant l’heure de la cantine et, le mercredi, d’animer le centre de loisirs avec des ateliers peinture, jeux de société, coloriage, football, balle au prisonnier, etc.

J’avais été affecté dans un établissement du XIIIe arrondissement de Paris. Les enfants avaient entre 6 et 12 ans – mais certains étaient âgés de plus de 14 ans et nombreux ceux qui me dépassaient d’une tête. (Mais que mangent les gosses aujourd’hui pour être si grands ? Quel but poursuit la civilisation ?)

Dans ce secteur, les gosses étaient de toutes origines : africaine, asiatique, maghrébine, française. Lorsqu’un petit Noir, courant dans la cour, se cognait dans un petit Asiatique, celui-ci allait aussitôt se laver au robinet. Il se frottait longtemps la peau avec du savon, là où le petit Noir l’avait touché.

Une fois par mois, nous emmenions les enfants (au nombre d’une bonne quarantaine) au cinéma. Nous avions le budget. Les animateurs étaient contents : le temps de prendre le métro, de voir le film, de rentrer en métro au centre de loisirs, il était l’heure du goûter, les parents commençaient à récupérer leur marmaille et c’était une façon plutôt agréable de gagner un (maigre) salaire.

Les films choisis étaient un compromis entre les choix personnels des animateurs (« J’aimerais bien voir Brazil ») et les productions destinées à la jeunesse – ce qui signifiait les emmener voir les derniers blockbusters. Aucun risque d’être déçus. On savait à l’avance ce qu’on allait voir. On faisait comme tout le monde. Nous n’étions pas juges. Nous craignions les plaintes des parents et le consensus prévalait. Ainsi avions-nous emmené les gosses voir Retour vers le futur, Les Goonies, Rocky IV, Le Secret de la pyramide, Le Flic de Hong Kong, etc.

Mais voici qu’un mercredi, fou que je suis, je proposai aux collègues qu’on emmène les enfants voir le dernier Godard qui venait de sortir. Il s’agissait de Je vous salue Marie. J’avais plus ou moins envie de voir ce film et c’était l’occasion. Devant l’air consterné, presque offusqué, des autres animateurs, j’argumentais que ce serait l’occasion pour les enfants de voir pour une fois autre chose. De leur proposer pour une fois un autre cinéma. D’élargir pour une fois leur horizon et ce ne serait pas du luxe.

Bla-bla-bla.

Il en allait de notre responsabilité pédagogique.

Bla-bla-bla.

Nous ne pouvions pas systématiquement enfoncer dans le crâne d’enfants en plein développement cognitif les mêmes 24 images par seconde, les mêmes bandes-son trépidantes, les mêmes effets spéciaux, la même formule cinématographique, j’avais failli dire idéologique. C’était comme si, des sept couleurs de l’arc-en-ciel, nous n’apprenions aux enfants qu’il n’existait que la couleur rouge et, à la longue, c’était insupportable !

Bla-bla-bla.

Peu importait ce que chacun d’entre nous pouvait penser des films de Godard, là n’était pas la question. Un Cassavetes serait sorti, un Tanner serait sorti, un Straub et Huillet ou un Pialat seraient sortis, un Tod Browning ou un Satyajit Ray, cela aurait été du pareil au même. Il s’agissait d’honorer la mission de service public qui était la nôtre et, bon Dieu, les cuistots faisaient l’effort de proposer à la cantine des « saveurs du monde », pourquoi pas nous ? Au banquet du cinéma, il n’y avait pas que la même soupe à servir !

Bla-bla-bla.

Eh quoi, nous avions pour une fois l’occasion, à notre minuscule niveau individuel des choses, d’intervenir et préférions-nous croiser les bras et nous en laver les mains ? Sans compter qu’il était à parier que l’immense majorité de ces enfants n’aurait jamais l’opportunité de voir un film de Godard. Il ne fallait pas rêver.

Bla-bla-bla.

Eh quoi ? Un film de Godard contre des milliards de films hollywoodiens, les gosses n’allaient pas en mourir. Ce ne serait qu’une goutte d’eau. Que craignions-nous ? Que le ciel tombe sur la tête des gosses ? C’était ridicule ! Si ça se trouvait, l’un d’eux sortirait peut-être ébloui de la projection. L’un d’eux aurait peut-être une révélation. Il se rappellerait peut-être toute sa vie le film. Une vocation naîtrait peut-être. Quand bien même il n’y en aurait qu’un, cela valait la peine de tenter le coup.

Bla-bla-bla.

Mes arguments portèrent. « Tu en prends toute la responsabilité », me menaça le chef de centre, presque un aboiement. De guerre lasse il avait cédé. Voyant que je ne lâchais pas le morceau et que j’en faisais une question de principe. Et parce que ni lui ni les autres animateurs n’avaient la moindre objection valable à m’opposer. Leur réticence était instinctive. Elle était viscérale. Eux-mêmes ne savaient pas pourquoi ils détestaient l’idée d’emmener quarante gamins voir le dernier Godard, mais ils avaient peur. Ils avaient un très mauvais pressentiment.

Et nous voilà partis, quatre animateurs faisant grise mine et moi devant, encadrant quarante chiards de 6 à 12 ans qui ne se doutaient de rien. Direction le carrefour de l’Odéon, là où se jouait Je vous salue Marie.

J’ignorais de quoi parlait le film. J’y étais allé au flan, au bluff, à l’esbroufe, à l’inspiration. Pour mettre les pieds dans le plat. Qu’il se passe quelque chose. Je ne sais pas. L’idée m’avait traversé l’esprit et plutôt que de la laisser s’envoler comme la plupart des idées qui me traversent l’esprit (et c’est la plupart du temps heureux), je m’étais accroché à celle-là. Je l’avais trouvé excellente sur le moment. Peut-être étais-je dans un état bizarre ce jour-là. Mais maintenant que nous étions en route, j’étais inquiet. Je me disais que ce n’était peut-être pas une si bonne idée. C’était peut-être une très mauvaise idée. Qu’allaient voir les enfants ? Quelle responsabilité soudain ! Quelle angoisse tout à coup !

À mesure que nous approchions du cinéma, j’étais de plus en plus mal à l’aise. La peur me gagnait à mon tour. Sans savoir de qui ni de quoi.

À l’accueil, la fille qui tenait la caisse devint blême en nous voyant débarquer. Elle devint rouge. Bleue. Verte. Elle paniqua complètement. Elle ne voulait pas nous laisser entrer. « Mais c’est un film de Jean-Luc Godard ! bégaya-t-elle d’une voix suraiguë, en roulant des yeux effarés, ne sachant plus où donner de la tête. – Justement madame, lui dis-je très calmement. C’est l’idée. Ce film est-il interdit aux mineurs ? Ce n’est indiqué nulle part. Ce qui signifie que vous ne pouvez pas interdire à des enfants de le voir. Ce n’est pas vous qui décidez. Vous ne faites que tenir la caisse. Les enfants ont le droit de voir ce film, la loi est de notre côté et je vous garantis que vous allez nous laisser passer. – Mais c’est un film de Jean-Luc Godard », gémit-elle, presque un cri de désespoir. Comme si elle voulait prendre le ciel à témoin d’un crime épouvantable. D’un sacrilège à nul autre pareil.

Il fallut palabrer avec un responsable. La caissière refusait d’avoir la moindre responsabilité dans ce qui pourrait se passer une fois les enfants dans la salle et assistant à – quoi ? L’horreur la plus la horrible sur grand écran ? La beauté la plus belle sur grand écran ? Que craignait-elle donc, elle aussi ? Paniquait-elle semblablement pour les autres films dont elle vendait chaque jour des billets ? Toutes ces merdes univoques et taille patron. Avait-elle le même souci du spectateur dans ces cas-là ? Pourquoi non ? POURQUOI NON ? Commettais-je un incroyable blasphème ? Vraiment ? Allais-je pervertir l’âme d’enfants innocents ? Détruire le cerveau en plein développement d’une quarantaine de gosses qui ne méritaient pas qu’on joue avec leur avenir ? Griller à vie leurs neurones et, au sortir du cinéma, après m’être livré sur leur psyché à une expérience digne d’un josef mengele, ils seraient des zombies, des détraqués, des psychopathes. Ils deviendraient des monstres. Ils auraient vu le diable et ne s’en remettraient jamais. Ils seraient fichus. Ils n’aimeraient plus leurs parents, ne respecteraient plus aucune règle, abandonneraient leurs études pour se jeter dans la drogue, le stupre, se fichant désormais de tout, à jamais perdus pour la société et voués à errer sans fin dans une existence dévastée. N’ayant plus d’autre choix que de devenir plus tard des pauvres types, des paumés dans leur tête, des clochards. Des asociaux. Des mauvaises personnes.

À voir les réactions, il était clair que je me préparais à saccager la personnalité de pauvres petits innocents. J’allais détruire leur vie. Étais-je prêt à en prendre la responsabilité ?

Je l’avoue : si je restais ferme dans ma résolution, je n’en menais pas large. J’étais de plus en plus nerveux. Tous ces gens arrivaient à me foutre la trouille. Ils me contaminaient. Restés à l’écart, les autres animateurs se gardaient bien de me soutenir, déjà prêts à tourner les talons, direction l’aire de jeux, toute proche, du jardin du Luxembourg. Ouf.

C’était quoi le problème ? Pourquoi ne voyais-je pas le mal qu’il y avait à emmener des gosses de 6 à 12 ans voir un film de Jean-Luc Godard ? Il y avait là un implicite qui m’échappait. Tout le monde semblait tellement craindre le pire. Les adultes entraient littéralement en transe. Qu’un enfant puisse voir un film de Godard : au secours ! Cela ne se faisait pas. Il fallait être taré pour l’oser. Stupide ou carrément pervers. C’était une terrible erreur. C’était un interdit collectivement admis, comme l’inceste ou le meurtre.

Putain, ce n’est qu’un film de Godard, avais-je envie de hurler. Ce n’est qu’un film !

Putain, je n’imaginais pas un tel pataquès. Transgresser une loi à ce point tacite. D’un autre côté, c’était la preuve que les gens accordaient un pouvoir phénoménal au cinéma. Qui l’eût cru ? En leur for, ils pressentaient qu’un film pouvait pénétrer les esprits pour les changer – en bien ou en mal. Ils ne manquaient toutefois pas d’air, vu ce qu’ils autorisaient leurs enfants à voir à la télé ou au cinéma. C’était vraiment n’importe quoi. À moins que leur intention ne fût de dissimuler à leur progéniture le cinéma lorsqu’il s’honorait un tantinet de lui-même ? Tandis que les autres films seraient inoffensifs ? Quels étaient leurs critères ? Mystère. Comme tout ceci est absurde, pestais-je. Complètement délirant. Terriblement instructif aussi.

Faute d’avoir la loi de son côté, le responsable finit par donner son accord. À condition de disséminer les enfants dans la salle. Trois groupes furent ainsi composés. Les six-sept ans ensemble ; les huit-dix ans ensemble ; les grands avec moi.

Lorsque le film démarra, mon cœur battait la chamade.

Qu’allait-il se passer ?

Il y eut d’abord Farid. Il était assis juste devant moi. D’un coup (le film avait débuté depuis un quart d’heure), il se retourna vers moi et, l’air méchant, avec une hargne incroyable, les yeux injectés de fureur, il me cracha au visage : « Je savais bien que c’était un film d’amour ! » Puis il cacha son visage dans ses mains. Il ne voulait plus regarder l’écran. Il ne le pouvait plus. Il cherchait aussi à se boucher les oreilles.

Il y eut Audrey. Elle occupait le dernier siège de la rangée. Je vis qu’elle commençait à s’agiter. Je me penchai. Devant son visage, elle s’était mise à faire des gestes avec les mains. Elle jouait à « ainsi font font font les petites marionnettes » ! C’était l’une des filles les plus dures du groupe, une vraie teigneuse, toujours à contester les animateurs, les sorties, les activités, à bousculer les autres filles, les garçons aussi ; et voici qu’elle jouait aux marionnettes dans le noir. Elle chantonnait tout doucement pour elle-même. Elle régressait complètement. Elle n’était plus qu’une toute petite fille perdue. Je la vis qui commençait à frotter lentement sa joue contre la moquette qui couvrait le mur. Je la vis mettre son pouce dans sa bouche et se mettre à le sucer, un pan de son sweat-shirt tire-bouchonné entre ses doigts.

Bon Dieu. Il se passait quoi ? Les uns après les autres, les « grands » semblaient s’effondrer en eux-mêmes. Ils ne tenaient plus en place. Ils se comportaient de plus en plus irrationnellement. Non qu’ils se poussassent du coude pour se moquer de ce qu’ils voyaient à l’écran : ils ne se moquaient pas du tout, ils ne rigolaient aucunement. Non. Ce film les angoissait. Il les perturbait. Il remuait en eux quelque chose qui les dépassait. Qui les perforait de part en part et les remettait en question. Remettait tout en question. Ce film leur faisait trop d’effet et aucun d’entre eux n’était de taille. À force de leur mettre de la bouillie dans la tête, ils perdaient pied au moindre saut de côté. Ils n’étaient pas armés intellectuellement pour accueillir la nouveauté et la différence. Ils se braquaient et pleuraient leur mère. Merde alors ! Vu la tournure des événements, ils ne tiendraient pas jusqu’à la fin du film. Cela ne faisait qu’une demi-heure que le film avait commencé et je décidai d’arrêter le massacre. Je fis un signe à toute la rangée de sortir sans faire de bruit de la salle. Allez, vite, maintenant !

Ils ne se firent pas prier.

Une fois dehors, chacun des gosses fit comme s’il n’avait rien vu. « Alors Farid, tu n’aimes pas les films d’amour ? – Bah c’est vrai, monsieur, c’était un film d’amour. C’était affreux. – N’importe quoi, se mêla un autre. – Ça parlait de quoi, monsieur ? Moi, j’ai rien compris. »

J’esquivai les réponses. Je n’avais rien vu du film (pour moi, il se passait dans la salle) et, encore aujourd’hui, je ne l’ai pas vu. Tout juste émis-je l’idée qu’ils étaient à un âge où ils avaient besoin de certitudes et que ce film faisait le pari qu’ils pouvaient s’en passer. Qu’ils pouvaient comprendre par eux-mêmes. « N’importe quoi, monsieur ! Ce film, c’est pour les adultes, c’est pas pour les enfants. C’était nul ! » Je plaidais que ce n’était pas parce qu’ils n’avaient pas l’habitude d’une chose que cette chose était nulle. Je n’insistais pas. J’étais dans mes petits souliers.

L’instant d’après, ils discutaient entre eux d’autre chose ou jouaient à la Game Boy sur le trottoir.

Pour autant que je puisse en juger, aucun n’était traumatisé. Farid, peut-être…

Lorsque les autres sortirent à la fin du film, l’un des animateurs, l’air mauvais, pointa deux doigts dans ma direction et, faisant le geste de presser la gâchette d’un pistolet, il me tira une balle en pleine tête. Le message était clair.

Pourtant, les gosses s’étaient bien tenus. Il n’y avait eu aucun esclandre. Ils étaient restés tranquilles jusqu’au bout. Personne dans la salle n’avait été importuné. Sages comme des images ils étaient restés. Il était encore tôt et pour nous remettre de nos émotions, décision fut prise d’emmener goûter les enfants au jardin du Luxembourg, histoire que la journée ne soit pas totalement perdue. Sur le trajet, j’interrogeai les six-sept ans. Ils n’avaient rien vu. Rien entendu. Ce film ou un autre, cela semblait du pareil au même. Ils n’avaient pas l’air d’avoir fait la différence. Ou ils n’avaient pas les mots pour la dire.

Il n’en allait pas de même des huit-dix ans. Sur tout le trajet conduisant au jardin du Luxembourg, je les entendis parler du film. Ils débattaient entre eux. « Mais si ! Gabriel, c’est l’ange. C’est pour ça qu’il arrive en avion. – Oui oui, il tombe du ciel. C’est sûr. – Mais qu’est-ce qu’elle veut dire quand elle dit que c’est le corps qui a une âme ? Comment elle a fait un bébé ? Vous savez monsieur ? – Désolé les enfants, je n’ai pas vu le film. J’ai dû faire sortir les grands. Mais à ton avis ? Tu en penses quoi ? » Et cetera.

Durant tout le trajet, les huit-dix ans parlèrent du film. Ils ne savaient pas s’ils l’avaient aimé, mais ils en parlaient entre eux. Ils n’étaient pas restés insensibles. Ils cherchaient à comprendre. Ils se posaient tout plein de questions. Ils échangeaient leurs impressions bien davantage qu’après avoir vu Rocky IV ou Les Goonies. Le film leur avait parlé. Il avait touché en eux cette part dont le monde ne veut pas qu’elle subsiste en nous. À tout le moins ils avaient vu quelque chose dont ils n’avaient pas l’habitude et cela avait suffi à éveiller leur curiosité.

En les écoutant, je souriais. Je me disais que Godard : il faut avoir huit ans d’âge mental pour l’apprécier. Dix ans maximum. Avant, on s’en fiche ; après, un couvercle retombe sur l’esprit, le scellant dans des connexions synaptiques devenues des ornières, j’allais dire des visières.

Huit ans.

Peu après, je fus, très officiellement, convoqué par le chef de secteur de la Caisse des Écoles. C’était moi qui avais eu l’idée géniale d’emmener des enfants voir un film qui s’appelait Je vous salue Marie ? Bravo ! Car des parents avaient protesté. Et pas qu’un peu. Certains de confession musulmane, d’autres de confession catholique. Tous s’élevaient contre le fait que leur progéniture ait pu être exposée à un film qui heurtait leur foi. C’était inadmissible ! Ce n’était pas le rôle de l’école ! Il y avait de l’abus ! Ils étaient à deux doigts de porter plainte.

Glup.

Je ne m’attendais pas à ça.

Je reçus, très officiellement, un avertissement qui n’avait rien à voir avec la cinéphilie.

La prochaine fois, je serais viré.

En sortant du bureau du chef de secteur, je songeais aux gosses.

Putain, c’était pas gagné.

Amen.

« Je vous salue Marie », Jean-Luc Godard, 1985.