Niveau 1
J’oublie de dire que j’ai des raisons personnelles d’en vouloir aux années 80.
Ah oui.
Parce que c’est dans le sillage des années Dallas que le rugby a commencé de devenir une fastidieuse haltérophilie glorifiant toujours plus la loi du plus fort, au détriment d’un art enjoué de se faire des passes atteignant parfois au sublime.
Eh oui, même le rugby !
Je parle d’une mort qui me touche de près.
J’ai trop aimé le rugby dans ma jeunesse.
Ce mélange de chaos et de lumière.
Car je me souviens de mes années au SCUF (club fondé en 1895 par Charles Brennus et dont le bouclier qui sacre le champion de France honore encore la mémoire).
Je me souviens de mon superbe maillot tout noir avec une grande raie blanche horizontale (seul uniforme que j’ai jamais porté et ce fut avec fierté).
Je me souviens des entraînements en nocturne dans le froid et la pluie au petit stade de la porte de Saint-Ouen situé en bordure du périphérique et des matches chaque dimanche après-midi sur les terrains glacés ou bourbeux de la banlieue parisienne.
Des peignées qu’on se mettait deux fois l’an avec ceux de l’ASPTT, en de picrocholins rendez-vous que nous préparions longtemps à l’avance et commentions longtemps après.
De notre seul vrai déplacement pour un seizième de finale contre les cadets de la section paloise, en ouverture du match Pau-Narbonne du challenge Yves-du-Manoir et il y avait foule pour assister au match ! Ça criait, tapait sur des tambours et agitait des drapeaux dans tous les sens, et je me souviens encore de mon entrée sur le terrain et, tout de suite, comme un coup de poing, du vert éblouissant de la pelouse, du soleil comme une illumination et du ciel immense sur le bleu duquel se découpaient, incongrues, miraculeuses, les cimes de grands cyprès. Ça changeait de la banlieue parisienne. C’était BEAU. Et puis ce rugissement qui venait des tribunes, comme si le bruit était l’air qu’on respirait. Je me souviens aussi du regard que je jetai à mon pote Philou qui jouait à l’ouverture et qu’on appelait « casque d’or » car il avait la tignasse blonde de Jean-Pierre Rives. Il avait vu que je chialais comme un veau. N’avait rien dit. Avait détourné le regard. Lui aussi saisi par la terrible émotion du moment. L’arbitre avait sifflé le début de rencontre. Après, je ne me souviens plus de rien. Ni du match ni du temps. Le trou noir. Aucun souvenir.
Sinon celui des relances échevelées du Gallois JPR Williams, avec ses chaussettes qui tombaient sur ses godasses et qui lui donnaient encore plus l’air d’un cheval fou ; d’une merveille de passe volleyée de Codorniou au terme d’un mouvement d’une ivresse folle ; des trois banderilles que planta au culot Jérôme Gallion lors de ses trois premières apparitions sous le maillot tricolore ; d’une course de soixante mètres dessinant sur le gazon de Twickenham le S de Sella et d’une autre, éperdue, de Blanco poursuivi par quatre Australiens comme si sa vie en dépendait, pour un essai aussi ultime qu’euphorique. Je me souviens aussi du sourire indicible de Christophe Lamaison effaçant dix années de défaites contre l’Angleterre. Et de cette pénalité à même pas vingt mètres en face des poteaux que rata Jean-Pierre Romeu à la dernière minute d’un Irlande-France – mais ça, je l’ai déjà dit page 117.
Les scores ? Je ne me les rappelle pas. Aucun souvenir ! Les joueurs s’en souviennent. Les défaites et les victoires leur appartiennent. Ce sont eux qui gagnent ou qui perdent. À eux la joie ou la déception, avant quiconque. Mais ce qu’ils ont été capables de faire sur le terrain, le génie qui, en de purs instants de grâce arrachés au néant, fut le leur, il appartient à tous. Il est indélébile. Il reste dans les mémoires. C’est lui qui féconde l’histoire. Qu’il ne figure sur aucun palmarès est une tragique erreur. Il faudrait aussi une note artistique au rugby ; qui viendrait compenser au score le moyen par lequel la victoire a été acquise.
À chaque match qu’il m’arrive encore aujourd’hui de regarder à la télévision, je ne me rappelle après coup aucune action en particulier. La lumière ? Pas la moindre. Ou si peu. En revanche, je grince des dents. Je lève les yeux au ciel. Je peste et déprime. J’ai l’impression d’assister à un massacre. À un enterrement qui n’en finit plus. J’entends un tocsin. Il sonne pendant tout le match.
Est-ce ma jeunesse enfuie qu’on enterre ?
Pas seulement.
Depuis le suicide de Julien, j’ai l’œil pour tout ce qui disparaît dans l’euphorie générale.
J’y suis très sensible.
Que quelqu’un ou quelque chose disparaisse de la surface de la Terre et j’ai tout de suite envie de mettre des mots. Il faut que je me raconte une histoire. Que j’invente des explications. Que je dresse une sépulture.
Quelqu’un ou quelque chose qui me touche de près.
Forcément.
Il ne faut pas trop m’en demander non plus.
Le rugby donc.
Pour ce que j’en sais.
Niveau 2
Voici qu’on se mit à trouver épatant que les joueurs deviennent plus forts que bons, plus gros que vifs, plus dociles que fantasques, plus destructeurs que créatifs. Qu’ils soulèvent de la fonte plutôt que l’enthousiasme. Résultat : entre 1987 et 2011, les trois-quarts ont pris 7 centimètres et 20,5 kilos et va courir comme une flèche quand tu pèses aux alentours de 100 kg. Va t’étonner de la lourdeur du jeu, des chocs et de leur violence, au point qu’un Pat McCabe s’est dit « chanceux de pouvoir arrêter sa carrière en marchant ».
Voici qu’on délibéra que le jeu gagnait à devenir le contraire de ce qu’il était jusqu’ici : non plus fermement décidé à marquer des essais, mais s’évertuant rageusement à n’en prendre aucun – et va gagner le match maintenant ! Un jeu où il ne s’agissait plus d’être meilleur que l’adversaire, mais plus fort que lui, plus féroce, jusqu’à le démolir, l’écrabouiller, le défoncer au propre et au figuré. L’anéantir. Le KO plutôt que des essais. La victoire par la destruction. La tabula rasa.
« Que le meilleur gagne » ? Plus personne ne le dit ni même ne l’envisage. Cette conception a vécu. Aujourd’hui, on entend seulement dire que « le plus fort a gagné ». Ce qui s’appelle un changement de paradigme.
Il est vrai qu’après Dallas, l’idée d’être meilleur n’avait plus aucun sens puisque, d’épisode en épisode comme de match en match, c’était celui qui écrasait les autres qui gagnait à la fin. C’était celui qui leur marchait sur la gueule, sans vergogne ni scrupule. Eh oui, l’effet Dallas se fit aussi sentir sur les terrains de rugby. Il fut à l’origine d’une évolution du jeu vers la violence, le cynisme et l’âpreté au gain. Vers le restrictif et l’informe. Ne sachant plus créer, ni décalages ni intervalles, mais s’acharnant à péter dans le tas et, pour le reste, s’en remettant à la précision d’un buteur devenu l’homme le plus important de l’équipe comme un déni du jeu de passes, un retour au foot, selon une pauvreté concertée et revendiquée, seul moyen de garantir sur facture la victoire, ah ah ah !
Pauvre rugby.
Pauvre France.
Car le jeu tricolore prit de plein fouet la contre-révolution alors en marche. S’il résista au début (on n’efface pas un siècle de traditions d’un coup de torchon), il fut peu à peu contraint de se mettre au diapason. Il plia lui aussi. Son côté latin, catholique et exubérant fut pointé du doigt : il fut désigné comme l’ennemi à abattre. Alors qu’il lui devait, par-delà les victoires et les défaites, une reconnaissance internationale, une existence à part entière, une identité véritable. Dans tous les cas suscitait de vives émotions. Il ne laissait pas indifférent. En plus du courage et du sens du sacrifice que tous les joueurs de rugby ont en partage, il produisait des éclairs de pure lumière qui le rendait aussi inimitable que légendaire, même si c’était pour mordre le gazon à la fin. Mais telle était cette équipe, dont les défaites étaient d’autant plus rageantes qu’elle développait, lors de certaines séquences qui emplissaient le cœur d’allégresse et suscitaient l’admiration même dans les rangs adverses, le jeu le plus éblouissant qui soit, et même dépité par le résultat, je me reconnaissais tout entier dans ce rugby plein d’imprévus, je n’eusse pas échangé certaines de ses défaites contre des victoires obtenues en sacrifiant l’art et la manière, comme on aime sa femme avec ses qualités et avec ses défauts, ses bons et ses mauvais jours. Eh quoi, c’est sa femme. On l’aime. On n’en veut aucune autre.
Mais non, de force la malheureuse fut convertie au protestantisme, à la rigueur anglo-saxonne, à une rationalité l’obligeant à jouer soudain contre nature. Elle fut castrée et dut prendre le voile. Se mettre à jouer gagne-petit et gros bras, pourvu qu’elle les muscle énormément. On la convainquit que gagner signifiait ne pas perdre. Signifiait empêcher l’autre de gagner au lieu de triompher de lui. Elle baissa la tête.
Exit la vitesse, l’inspiration, l’audace et la dextérité qui venaient couronner le rude travail des avants. Adieu l’ivresse. Adieu Zorro. Adieu l’élégance, qui n’est pas une posture, mais une bravoure face à la mort. Une conception de la vie. C’est elle qu’on voulut briser. On prétendit que le « beau jeu » était un hédonisme et hou les cornes ! On affirma que moins on était ambitieux dans le jeu et plus on pouvait ambitionner la victoire et ne rigole pas : on ne plaisantait pas. Ça ne rigolait plus du tout. On décréta qu’il était désormais impossible de gagner « avec la manière » et on l’interdit. Entre la manière et la gagne, il fallait soudain choisir et le choix fut vite fait. L’ambition était de gagner et non plus de jouer pour éventuellement gagner. C’était ou l’un ou l’autre. Ce ne pouvait plus être les deux. Ainsi divise-t-on pour régner. Ainsi fut-il décrété qu’il fallait désormais gagner sans plus faire de manières. Eh quoi, ce n’était pas en courant l’aventure au galop que J.R. gagnait à la fin. Lui ne faisait pas tant de manières. Son secret, c’était justement de n’en avoir aucune, sinon des sales et des mauvaises. Telle était la clé de sa réussite. C’était ça le truc.
On oubliait de dire que jouer sans plus y mettre la manière, c’est encore une manière de jouer. Ce n’est rien d’autre.
On oubliait de dire que cette manière de jouer qu’avaient inventée les Français n’était pas une manière de jouer : elle était une manière de gagner. Elle était leur manière d’y arriver parfois et d’échouer parfois – le sport n’est pas une science exacte. Ce n’était rien d’autre. Ce n’était pas rien. C’était, forgée par des générations de joueurs, la manière qu’ils avaient trouvée d’être bons sur le terrain. Celle qu’ils s’étaient trouvée au fil du temps, à la longue, à force de défaites et de victoires, et qui fusionnait, dans une alchimie unique, les deux visages de la France : aux avants la férocité prolétaire de 1789 et le courage des grognards de Napoléon ; aux lignes arrières les envolées aristocratiques et catholiques typiquement latines. On croyait quoi ? Qu’ils se faisaient des passes pour le plaisir ? Qu’ils ne voulaient pas gagner ?
On rit on rit, mais on ne voit pas le danger arriver. On ne le vit pas à l’époque. Car c’est alors qu’une grande idée surgit. Ras-le-bol du jeu à la française. Pas assez efficace. Trop guilleret et racé. Trop de hasard et d’incertitudes. La manière de jouer conditionnait par trop le résultat final. Et si on faisait tout le contraire ? Si c’était le résultat final qui conditionnait dorénavant la manière de jouer et veux-tu que je répète ?
Tu peux rire. Mais l’idée fit son chemin. On y crut ! Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? On tenait enfin la recette. On l’appliqua. Il suffisait de mettre les bœufs avant la charrue. Ce n’était pas plus compliqué. Aussitôt dit aussitôt fait ! On mit la victoire avant le jeu et faut-il s’en étonner ? Le jeu se mit à courber l’échine sous le joug, à piquer du nez, à manger les pissenlits par la racine. Avant de marquer le moindre point, les joueurs couraient déjà après le score. On leur avait tellement rabâché à quoi devait ressembler la victoire qu’ils ne pouvaient plus l’imaginer. Ils ne pouvaient plus l’inventer ni la conquérir. Ils devaient l’assurer, comme si elle leur appartenait déjà – ou qu’elle était un risque dont il fallait se prémunir.
On ne dira jamais assez combien le remède fut bon, dommage que le patient n’y survécut pas, comme disait l’autre (Hemingway), après avoir reçu des électrochocs pour le guérir de sa dépression.
On ne dira jamais assez combien la volonté d’en finir avec le jeu « à la française » fut d’abord une haine. Une haine viscérale. La revanche du minable. Contre la vie, contre la liberté, contre l’improvisation (qui implique des individus responsables de leurs actes), contre l’esprit, contre la chair, contre le fluide et le léger, contre la joie, contre le désir. Toutes choses martyrisées aujourd’hui sur les terrains de rugby et ce n’est pas un hasard. Si assister à un match de l’équipe de France de rugby est devenu si démoralisant, c’est qu’on y voit le triomphe d’une morale. Pas n’importe laquelle. La morale des J.R. La morale qui décrète que Zorro est hors la loi. La morale qui n’a que le mal qu’elle fait pour prétendre que c’est un bien. Je me comprends.
La morale qui s’efforce de ne rien laisser au hasard, strictement rien, pas une miette, alors que le hasard est à l’origine de la vie sur Terre. Elle est l’aventure même du vivant. Ce qui fait que cette morale est un nihilisme. Sa fureur à tout encadrer, tout calculer, tout contrôler, tout maîtriser, tout mécaniser est une angoisse devant la vie. Elle est un refus de vivre. Elle est une arrogance morbide. Elle fait le jeu de la mort. Alors qu’il faut jouer avec le hasard au lieu de le nier.
La morale qui prétend fabriquer de toutes pièces une réalité asservissant les êtres et les choses au nom de… quoi déjà ? Cette fois, ce fut au nom du Réalisme. Comme une imparable tautologie. À Lui le grand culte. Pour Lui que tout fut sacrifié, repensé, remis d’équerre. C’est quoi le Réalisme ? Euh. Attends que je réfléchisse. J’imagine qu’Il se manifeste quand on gagne et si on perd, c’est qu’Il nous a abandonnés. Un truc dans le genre. Je ne sais pas. Demande à ceux qui savent. Dieu est un mystère pour ceux qui ne sont pas dans le secret ; pour ses ministres, en revanche, ils n’ont aucun doute. Ils ont des idées bien arrêtées.
Faut-il rappeler qu’au rugby le ballon est ovale ? Ainsi ses rebonds sont-ils capricieux. Il s’agit d’une métaphore de l’existence. Façon de dire que celle-ci ne tourne pas rond par définition. Et voici qu’on voulut que le ballon fût rond. On fit comme s’il l’était. On s’arrangea pour qu’il le devînt.
On ne dira jamais assez combien le jeu tricolore fut démantelé comme on démantèle une entreprise pour la restructurer selon de vigoureux principes venus d’en haut. Quand on demande aux joueurs d’être « performants », quand eux-mêmes répètent qu’ils doivent encore plus « travailler » pour atteindre les « objectifs qu’ils se sont fixés », quand on parle « d’obligation de résultat » et quand le but avoué est d’arriver à « produire » du jeu grâce à un « projet » de jeu, on a tout dit. On comprend de quels principes il s’agit. Quand on se met à parler une telle langue, c’est qu’on a avalé la sienne. C’est qu’il s’est passé quelque chose en dehors du terrain qui se retrouve désormais sur la pelouse. On comprend tout à coup que le problème n’est pas rugbystique. Il ne l’a jamais été ! Il est celui de toutes les activités humaines soumises à une vision économique des choses devenue, à partir des années 80, exclusive de toutes les autres.
Niveau 3
Telle est la morale qui a triomphé : celle qui croit en un système contre les individus. Celle qui n’en peut plus que l’erreur soit humaine et qui décide que c’est l’humain qui est l’erreur. Alors que le système, lui, est parfait. Il l’est par définition. Qu’il soit la plus grosse erreur de l’homme ne vient pas à l’esprit.
C’est comme une jolie fille aimée naguère et qu’on revoit un jour les lèvres botoxées, les seins siliconés, le corps refait au scalpel et liposucé, tandis que la peau de son visage est tellement liftée qu’elle ne peut plus sourire sans grimacer affreusement : comment ne pas pleurer ? Comment ne pas en vouloir à un « idéal » conduisant à pareil massacre ?
C’est comme voir apparaître dans ses rêves J.R. à la place de Zorro.
Est-ce parce que le jeu tricolore n’était pas comme les autres ? Qu’il dénotait à lui tout seul ? Cultivait l’imprévisible et semblait irrationnel pour qui ne le pratiquait pas ? Exaspérait à force d’être enjoué, sans rien céder cependant sur le combat, au point que ses adversaires reconnaissaient qu’ils ne savaient jamais à quoi s’attendre avec l’équipe de France – « Tout est toujours possible avec eux », disaient-ils à l’unisson des joueurs français, avec envie et appréhension, avec gourmandise aussi. À l’époque, j’étais bien content d’être français. Je m’identifiais tout à fait à son rugby. Il y avait eu Vercingétorix, il y avait eu Louis Mandrin, il y avait eu le chevalier Bayard, il y avait eu Jeanne d’Arc, il y avait eu d’Artagnan, il y avait eu Surcouf, il y avait eu Bonaparte, il y avait eu Jean Moulin, il y avait eu Arsène Lupin, il y avait désormais le french flair. Un peu de chauvinisme, lorsqu’il est bien placé, ne fait pas de mal ; même si c’était plus le jeu qui m’intéressait que le fait qu’il fût tricolore, je me félicitais de mes origines au moment où elles me plaisaient tant. En tout cas, personne n’en veut au léopard de mourir avec ses taches ; mais qu’il meure sans ses taches, sans son caractère : beurk ! Ironie de l’histoire : ceux qui se sont acharnés à châtrer le rugby français de son vif-argent sont les mêmes qui, au moment de défaites devenues, elles, très prévisibles, en appellent à cette mythique capacité des joueurs à faire ce qui leur est désormais interdit de faire, oui, ils leur rappellent le glorieux passé de leurs aînés avec lequel ils leur demandent pourtant de vouloir rompre et sur lequel ils crachent en permanence, oui, ils leur demandent de se « révolter » – mais sans dire contre quoi ni qui – ah ah ah !
Est-ce parce que le jeu français était rétif par nature, tout à fait indiscipliné sur le terrain et puisant dans cette indiscipline l’orgueil passablement libertaire de tout oser, le bon comme le mauvais, qu’il fut, plus que celui de toute autre nation du rugby, dépouillé de son identité de façon aussi implacable ? De son romantisme, paraît-il. De son impertinence en réalité. Un peu comme on mate un peuple rebelle. Comme on électrocute ceux qui refusent d’obéir. Comme s’il paraissait soudain insupportable que subsiste quelque part dans l’Univers, fût-ce sur un carré vert de pelouse, la possibilité de se dépenser sans compter, de s’inventer un destin et de n’en faire qu’à sa tête. De jouer collectivement pour soi et individuellement pour les autres, pour le plaisir de jouer, pour la gloire, pour s’amuser, pour se sentir vivant, pour emmerder l’Univers, pour gagner, pour rien.
Pour dire malgré tout.
Pour faire de la vie une jubilation et non une obligation.
Pour le primesaut.
Au risque d’échouer, oui, mais au moins aura-t-on joué sa chance, au moins aura-t-on joué son jeu. Au moins aura-t-on essayé – ce qui est l’essence du rugby : on y marque des essais et non des buts. Et, bizarrement, ainsi parvient-on à renverser parfois les plus hautes montagnes et à bouleverser les hiérarchies les mieux établies, à déjouer tous les pronostics, à exister pour ce qu’on est et non pour ce que les autres veulent qu’on soit et, au bout du compte, à réaliser de mémorables exploits. À ouvrir une brèche. À faire triompher une conception de l’existence plus irradiante en démontrant qu’il n’y a rien de plus beau que l’élan lorsqu’il est vital et qu’il vise quelque chose qu’on appelle la victoire mais dont ce mot rend imparfaitement compte quand, à ce moment-là, c’est l’humanité tout entière qui triomphe en témoignant de ce qu’elle a de plus merveilleux et irréductible, jusqu’à nous sauver tous de la médiocrité comme, par exemple, en 1999.
Niveau 4
On croit que l’on regarde un match mais ce que l’on cherche à voir, c’est une étincelle. Rien d’autre. Comme une preuve. La confirmation d’une indicible aspiration que tout homme pressent au fond de lui mais qu’il n’arrive à exprimer nulle part. Si le sport exalte autant les gens, c’est qu’il les sauve de la mort instituée. Il les venge de leurs conditions de vie. Il leur rappelle qu’ils ne sont pas que des robots, des numéros, des cadavres. Il leur apprend que les plus forts sur le papier ne le sont pas forcément sur le terrain et que tout demeure possible tant que la partie n’est pas finie. S’il est assez déterminé, l’homme peut surmonter ses déterminismes. Rien n’est inéluctable et je dirais même plus : l’essence du sport, c’est que rien n’est joué d’avance. Rien n’est écrit ! La fin n’est pas connue avant le coup de sifflet final. Ce n’est pas comme dans les livres. C’est beaucoup mieux que le théâtre. Et je ne parle pas de la vie dont nul n’ignore comment elle finit. Alors que sur un terrain, personne ne peut dire avec certitude comment cela va finir. De quel côté la balance va pencher. Le temps d’un match est un temps vivant. Il est le temps où s’écrit une histoire. Où l’histoire s’écrit en direct. Et on peut voir à quoi elle tient : à trois fois rien parfois, à un pied en touche, à un poteau carré, à une interception, à une erreur d’arbitrage, à un coup du sort ou à un rebond fabuleux venant consacrer ou crucifier les efforts des uns et des autres. C’est ça qui est beau. C’est exactement comme la vie. Chaque match est un aperçu en accéléré de l’existence. Il en offre à chaque fois une version unique et renouvelée. À chaque minute, il écrit son propre destin. Nul ne peut le faire à sa place. La vérité est sur le terrain, dit-on. On a raison de le dire. Le résultat final ne raconte pas l’histoire. Il la réduit à un chiffre qui l’occulte. Il la nie. Le jour où, sur les terrains aussi, la logique sera toujours respectée et que ne gagneront à la fin que les plus forts, à quoi bon encore le sport ? Nul ne sait ce que cachent exactement les larmes de la victoire ni sur quoi pleurent les larmes de la défaite ; mais il ne s’agit pas de n’importe quelles larmes ; elles viennent de très loin ; elles ont la pureté de l’enfance. Plus que leur club ou leur pays, les sportifs sont des représentants de l’humanité. En eux, chacun peut mettre les espoirs qu’il ne peut plus mettre en lui. En eux se prolonge la flamme qui est commune, le fleuve qui est celui de la vie, quoique détourné de son lit au profit d’un objectif dérisoire tel qu’aplatir un ballon ovale derrière une ligne – oui, mais l’idée est là. Les politiques peuvent bien tenter de récupérer les exploits des sportifs et l’économie se frotter les mains (une victoire en coupe du monde fait gagner jusqu’à un point de PIB et assure pendant quelque temps la paix sociale), l’enjeu subsiste. Sans doute le sport est-il un opium des peuples et encore plus dans le monde de Dallas où il semble carrément devenu un besoin vital, ce qui en dit long sur le peu de vie du monde de Dallas. Ce pourquoi il y a tellement de sports à la télé et tellement d’argent dans le sport, tellement de scandales et d’hystéries collectives, au point que si l’on supprimait le sport à la télé, la société ne tiendrait probablement pas une semaine ; oui, mais au niveau individuel des choses, le sport est d’abord la possibilité d’une étincelle proprement humaine et, sur le terrain, cette étincelle éclaire parfois. Elle peut éblouir. Elle peut même tout embraser, comme le 31 octobre 1999.
C’était un dimanche.
Le jour de la Saint-Quentin.
À la Saint-Quentin, chaleur a sa fin, dit le dicton.
On s’en fiche.
Ce jour-là, le copilote d’un Boeing 767 décida de se suicider en pulvérisant le vol 990 d’EgyptAir dans l’océan Atlantique, avec ses 214 passagers à bord, en criant un truc à propos d’Allah.
Ce jour-là eut lieu, comme un démenti au désespoir, à la fureur et à l’horreur, la demi-finale de la coupe du monde de rugby opposant l’équipe de France aux formidables All Blacks néo-zélandais de Jonah Lomu, baptisé « l’extraterrestre », « l’homme montagne », « Gulliver » et, par anticipation, alors qu’était signée cette année-là la Déclaration transhumaniste visant à faire des hommes des surhommes cybernétiques, « le premier joueur de rugby du xxie siècle » et ce n’était pas une si bonne nouvelle tellement ce joueur hors norme : il était monstrueux. Il faisait peur. Il pulvérisait quiconque cherchait à l’arrêter. Même les adversaires les plus costauds rebondissaient sur lui comme des balles de ping-pong. On aurait dit des bonshommes en mousse. Des gringalets en gelée. À l’instar de l’arrière anglais Tony Underwood, piétiné, atomisé, rayé de la carte comme s’il n’existait tout simplement pas, comme s’il était un fétu, une poupée de chiffon, un Romain balayé par Obélix, et le malheureux Tony Underwood en fut si traumatisé qu’il tomba en dépression et on ne le revit plus sur un terrain.
Et sans l’égaler, tous les autres All Blacks étaient à l’avenant (même si certains pestaient de voir le jeu se polariser sur leur fabuleux coéquipier et d’entendre les commentaires se focaliser uniquement sur ses performances, au point d’éviter de lui passer le ballon en cours de match tellement ils pressentaient que Lomu, en plus de leur faire de l’ombre, changeait à lui seul la nature du rugby qui se pratiquait jusqu’ici, transformant en exploit individuel ce qui se voulait d’abord une prouesse collective). Il n’empêche : à eux tous, les Blacks formaient la plus impressionnante équipe de rugby qu’on eût jamais vue ; ils pratiquaient un « rugby total » ; ils étaient le présent et l’avenir à la fois ; symboles vivants de la nation la plus ultralibérale du monde, ils étaient le modèle dont toutes les autres équipes devaient s’inspirer, à défaut de pouvoir rivaliser ; ils étaient une machine à broyer les rêves des autres ; avant même de jouer, le noir de leur maillot portait le deuil de tous leurs adversaires ; ils étaient donnés gagnant à cent contre un.
Niveau 5
Avant que quinze petits Français, bleus de peur, blancs de fierté et rouges d’envie, comme bénis des dieux ce jour-là, ayant pour noms Lamaison, Dourthe, Lamaison, Dominici, Lamaison, Magne, Lamaison, Galthié et leurs copains ne les terrassent comme même David ne terrassa pas aussi splendidement Goliath. Qu’une telle Armada noire, programmée pour tout écraser sur son passage, ait pu être défaite avec une telle joie, dans une telle éblouissante clarté, emportée par un tel fleuve de jouvence : des larmes me viennent encore aux yeux. C’est un souvenir qui mourra avec moi. Contre toute attente, le génie de la danse triompha ce jour-là du génie de la force et ce ne fut pas rien. Ce fut incredible. Une joie à nulle autre pareille. Une euphorie pour la vie. Les joueurs furent enfin récompensés de leur audace et pour ceux qui ne jurent que par le résultat final, qu’ils en prennent de la graine. Tout le monde se souvient de cette victoire et ce n’est pas rien un tel souvenir. Très peu d’événements en laissent d’aussi formidables. Quel était l’horoscope de l’équipe de France ce jour-là ?
Il m’arrive de me repasser ce match dans la nuit, quand tout le monde dort, juste pour me sentir mieux. Juste pour être heureux et me rappeler que la vie est plus vaste. Pour ne pas céder au découragement. Pour pouvoir enfin crier « Vive la France ! » Pour revoir le détail et l’ensemble de ce match qu’il faudrait raconter minute par minute comme un chef-d’œuvre. Pour revoir Dominici, à la faveur d’un rebond divin, souffler le ballon au nez et à la barbe des Blacks et s’en aller tout seul, hilare, incrédule, sublime lutin, marquer un essai resté dans les annales. Revoir Dourthe, servi par Lamaison d’une merveille de petite passe au pied, aplatir le ballon avec une volonté tellement farouche et transcendée que j’en ai à chaque fois des frissons. À un dixième de seconde près, il se prenait dans la tête le furieux coup de pied de l’arrière Black venu sauver à toute vitesse son camp et il le savait.
C’est Christophe Lamaison qui parle : « Avant le match, c’était toujours les mêmes questions : comment allez-vous faire pour ne pas prendre 50 points ? Comment allez-vous pouvoir arrêter Jonah Lomu ? Etc. Personne n’avait envie d’aller aux conférences de presse. Après le match, les mêmes journalistes nous demandaient d’expliquer l’impossible. On n’avait pas plus envie de leur répondre. (…) Je considère que quand le groupe peut se mettre en autogestion, c’est que le staff a fait son boulot et bien fait son boulot. (…) Tous ensemble, nous sommes maintenant frères de jeu » (Rugbyrama, 14 octobre 2015).
Quoi ? Que dis-tu ? Et le peuple néo-zélandais ? Si j’y pense ? Si j’étais né à l’autre bout du monde, penserais-je la même chose ?
En attendant, prodige il y eut et même les Blacks n’en revinrent pas.
Qu’un tel prodige ait pu se produire à force de courage, de bonté, d’abnégation et de folle intelligence multipliée par quinze ne pouvait que paraître insupportable aux J.R. & consorts. Voilà qui contredisait totalement Dallas. Voici qu’il existait, hilare celle-là, une autre manière de gagner, qui déjouait tous les calculs et ne pouvait être mise en équation. Voici qu’une liesse populaire pouvait renverser l’ordre des choses. Voici que la grâce existait sur Terre plus qu’au ciel, rayonnante, irrésistible, surgissant hors de la nuit au galop – et elle avait choisi son camp. Preuve en fut faite ce jour-là et c’en fut trop ce jour-là ! Que le génie de la vie puisse triompher du génie de la mort ? Ah non ! Que la hiérarchie ne soit pas respectée ? Plus jamais ça ! Que pareille victoire puisse donner des idées de grandeur sur un terrain de rugby comme ailleurs ? Surtout pas ! Que Zorro revienne botter le cul de J.R. ? Quelle horreur ! Quel retour en arrière ! Quelle régression ! Cette victoire du jeu sur le système fut aussi politique (souligné quinze fois) et cela n’échappa à personne. Ce n’était pas un exemple à donner au peuple, surtout qu’ils étaient des millions à regarder le match à la télé. Ce n’était pas tolérable et ce ne fut pas toléré ! On n’allait tout de même pas entrer dans le nouveau millénaire avec des principes vieux d’un siècle. Il était temps de passer à autre chose. C’était, symboliquement, maintenant ou jamais. Toutes les conditions étaient réunies pour mettre en place le « nouveau rugby ».
cela paraît rétrospectivement aberrant, mais cette incroyable victoire du jeu français fut son chant du cygne. Il fut sa dernière apparition sur les terrains. Il fut ses adieux. Sa sortie en beauté, même si les mêmes remirent ça un mois plus tard, avec la même vista, contre les mêmes Blacks, pour un résultat également digne d’éloges, preuve qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’éclat isolé, mais l’aboutissement d’une culture venue de loin. Son acmé. Mais la décision était prise. Là où les victoires fondent en général l’avenir, il se produisit tout l’inverse ! On ne le savait pas, mais on ne reverrait bientôt plus Zorro surgir sur les terrains de rugby pour venir s’intercaler dans la ligne de trois-quarts et s’en aller marquer des essais au galop. On ne le savait pas, mais Lomu avait tellement impressionné les esprits, il semblait si fort et puissant que l’idée surgit qu’avec quinze Lomu dans son équipe, on gagnerait à tous les coups. C’était l’évidence même. Le problème, ce n’était pas Lomu, c’était les autres joueurs. Ils n’étaient plus de taille. Ils ne faisaient plus le poids. Lomu n’était pas seulement Lomu, il était un concept. L’avenir du rugby mondial en général et français en particulier devait désormais passer par la production en série de bébés Lomu. Ce n’était pas plus compliqué. On allait produire des colosses. Des tanks. Des panzerkampfwagen. On verrait alors ce qu’on verrait.
Ainsi furent prises au plus haut niveau des mesures radicales, en totale contradiction avec les enseignements qu’il était possible de tirer de la victoire du 31 octobre 1999. En prenant la voie exactement contraire à celle que cet exploit suggérait pourtant de prendre, grâce à de nouveaux dirigeants nommés aux petits oignons (ils étaient aussi des hommes d’affaires) et chargés de convertir manu militari le rugby français au « jeu moderne ». Moderne signifiant ici anglo-saxon, signifiant ultralibéralisme à la Dallas, signifiant culte du plus fort et rugby impitoyable, signifiant rompre avec le passé, rompre avec ses rêves et avec son enfance, rompre avec Zorro, rompre avec soi-même au profit d’une version recréée de sa personnalité, celle-ci plus apte à se conformer à un avenir écrit pour elle mais pas par elle. Ah ah ah. J’adore ce genre de phrases ! En sorte, cet exploit mémorable valut au rugby français une punition exemplaire : celle d’être lomuïsé illico presto ! Il reçut, en dehors du terrain, une correction qu’il avait su magistralement éviter sur le terrain. Plus jamais ça, fut-il décidé péremptoirement – et, de fait, on ne revit plus jamais ça.
Le Rand Daily Mail (journal sud-africain) n’écrivit plus jamais : « Avez-vous enfin compris ce qu’est le vrai rugby en voyant jouer les Français hier à Pretoria ? Vive la France ! » (30 juillet 1958).
The Herald (journal néo-zélandais) n’écrivit plus jamais : « Les Blacks ont gagné le test mais les Français ont gagné les cœurs. Ils étaient gais, brillants, élégants » (11 août 1968).
Niveau 6
Attends. Cela me rappelle cet Angleterre-France. À Twickenham. À la onzième minute. Lorsque, après une pénalité ratée des Anglais, Berbizier récupéra la balle dans son en-but et, plutôt que d’aplatir pour un renvoi aux 22 mètres en bonne et due forme, il la passa à Blanco. Lequel, pris d’une subite inspiration, de façon tout à fait saugrenue et irrationnelle, entreprit de relancer depuis ses poteaux et même derrière. Sans prévenir, il lança une attaque du plus loin qu’il était possible de la lancer et, à ses côtés, Lafond et Sella comprirent immédiatement son intention. Ils saisirent immédiatement l’occasion ! Ralliant son panache bleu, ils se portèrent en un clin d’œil à ses côtés, démarrant au quart de tour, sans réfléchir, à l’instinct, tous les trois s’élançant comme un seul homme, tous les trois fièrement au diapason. Tous les trois prenant de la vitesse en même temps et se déployant côté droit en une formidable impulsion, avec une élégance telle qu’on eût dit trois pur-sang chargeant sabre au clair et, dans cette euphorie de brigade légère, dans cette déraison primesautière, le temps de réaliser que ces trois-là venaient d’amorcer une attaque éclair qui portait en germe une évidence éternelle, ils avaient déjà remonté vingt bons mètres et créé sur le terrain un chaos si propice et inéluctable que, 24 secondes plus tard, au terme d’un mouvement d’une perfection éblouissante, Saint-André aplatissait sous les poteaux anglais pour un essai de plus de cent dix mètres.
C’est que, dans l’intervalle, Blanco avait transmis le ballon à Lafond qui l’avait aussitôt transmis à Sella et, dans cette fluidité du ballon volant de main en main, les premiers défenseurs anglais s’étaient trouvés débordés, plaquant dans le vide et se retrouvant le nez dans le gazon, tandis que Sella, libéré de tout marquage par ce déplacement vif et audacieux du jeu, s’échappait le long de la ligne de touche, ne se faisant pas prier pour s’engouffrer à toutes jambes dans le boulevard qui s’était ouvert devant lui, jusqu’à franchir la ligne des trente mètres, franchir la ligne des quarante mètres, avant de repiquer à l’intérieur pour chercher du soutien et justement : accouru depuis son aile opposée, Camberabero se précipitait comme une fusée pour participer à la fête et, dans un timing parfait, Sella croisa avec lui et l’on vit alors Camberabero s’en aller faire un numéro d’équilibriste le long de la touche : d’un modèle de petit coup de pied en cloche, il élimina l’ailier anglais qui lui barrait le passage et, récupérant dans ses bras la balle comme un cadeau tombé du ciel, il courut, courut tout droit, courut bien droit, poursuivi par une meute d’ennemis lancés à ses trousses, leurs souffles dans son cou, sans compter l’arrière anglais qui déboulait à toute allure de la droite pour lui couper la route et Camberabero devina-t-il sa présence plus qu’il ne le vit ? Car au centre du terrain, lancé plein champ, au plus loin de l’action qui se déroulait à trente bons mètres sur sa droite, voici que Saint-André cavalait à bride abattue vers les poteaux en faisant de grands signes et juste avant de se faire plaquer, dans un ultime et prodigieux effort, Camberabero trouva l’énergie de botter en pleine course une merveille de coup de pied de recentrage qui, passant par-dessus les têtes, prit toute la défense anglaise à revers, la faisant tourner bourrique au moment même où elle se précipitait pour stopper la formidable percée de l’ailier tricolore et chacun sut à ce moment-là ce qui allait se passer, chacun vit soudain la beauté prendre forme sous ses yeux d’une façon si magnifique et irrésistible que chacun se leva pour exulter une allégresse qui sembla accompagner le ballon tout le temps qu’il décrivit une fragile trajectoire dans les airs, jusqu’à ce qu’il retombe enfin là où plus aucun défenseur ne se trouvait, hors de portée de l’Anglais, pile devant Saint-André qui, voyant le ballon rebondir devant lui de façon quelque peu capricieuse, se garda bien de se précipiter pour ne pas tout gâcher d’une malencontreuse faute de main, avant de s’emparer enfin de la petite idée qui, 100 mètres et 24 secondes plus tôt, avait traversé l’esprit de Blanco, pour s’en aller l’aplatir sous les poteaux, en terre promise, sans la moindre opposition et dans une liesse qui ne se démentirait plus.
Car le lendemain, la presse anglaise parlait de « l’essai du siècle ». The try of the century. Quand bien même les Anglais gagnèrent finalement le match. Mais qui se souvient aujourd’hui de leur victoire – hormis les joueurs et, ce jour-là, de perdre le match alors qu’ils avaient si bien joué dut leur laisser un affreux goût de cendre et de venin.
Mais à mon niveau individuel des choses, l’essai du siècle valait bien une défaite.
C’est lui qui a remporté la victoire à la fin.
Parce que, pendant 24 secondes d’une chorégraphie où chaque geste trouva sa propre perfection dans le temps et dans l’espace, pas un seul joueur français n’alla au contact, pas un seul ne rechercha l’épreuve de force en pétant dans le tas tête baissée ; au contraire, tous gardèrent la tête bien droite, bien haute, pour ne pas perdre une miette de ce qui se passait sur le terrain. Avec un art de l’esquive élevée à la puissance 15, chacun se démena pour que vive l’idée le plus longtemps possible et, dans le feu individuellement allumé de l’action, dans le désordre collectivement créé pour prendre l’adversaire de vitesse, qu’elle aille au bout de son élan, s’invente elle-même à l’infini.
Lorsque je songe à cet essai, je n’ai pas de mots (ou beaucoup trop).
Il suffit parfois de 24 petites secondes pour que le faux du monde se déchire et que la beauté de la vie éclate de joie au grand jour.
Pour le dire autrement, c’est dingue ce que l’on peut faire en vingt-quatre minuscules petites secondes.
On devrait se le dire à chaque minute qui passe.
Lorsque je songe à cet essai, je deviens tricolore jusqu’au fond de mon âme. Je voudrais que chacune de mes phrases s’y abreuve. Je les voudrais toutes animées de la même ferveur. J’aimerais, oui, que chaque paragraphe décrive une audacieuse séquence de jeu, au cours de laquelle les mots se transmettraient follement de l’un à l’autre une petite idée qui, à mesure qu’elle s’inventerait elle-même sur le papier, finirait par prendre tout son sens au terme d’un mouvement qui la verrait percer sur l’aile, repiquer à l’intérieur, botter par-dessus pour mieux retomber dans les bras, jusqu’à transformer ce qui n’était au départ qu’une intuition en triomphe faisant à l’arrivée chavirer les têtes et les cœurs. Je n’écris pas, je joue au rugby. Je joue un match. Je fais mon match. Je n’ai pas quitté mes crampons. Je n’ai pas oublié ce que j’ai appris au SCUF et le jeu qu’on cherchait alors à nous inculquer. Je cherche toujours à marquer des essais. Un peu comme Montaigne, quoique dans un autre genre (le rugby n’existait pas au xvie siècle). Un peu comme Michel Leiris (mais lui était plus corrida que rugby). Ce qui nous a émerveillés un jour nous demeure. Ce qui nous a donné du bonheur et le sentiment de la beauté allée, avec l’allégresse, quand bien même nous n’y avons plus accès et peut-être parce que nous n’y avons plus accès, nous le prolongeons en imagination vaille que vaille, nous le rendons au centuple – à tout le moins essayons.
Enfin bref.
Niveau 7
C’est facile à dire après coup, mais rien qu’à voir s’élancer Blanco et Laffont et Sella dans un même élan, rien qu’à leur attitude, il y avait la promesse de « l’essai du siècle » à venir. Il y avait l’envie de le marquer, au terme d’une séquence de jeu si féerique ce jour-là qu’elle fut couronnée de succès et ce frisson initial, cette volonté de coup d’éclat : il ne faut plus y compter aujourd’hui. Le désir en est perdu. Les gestes aussi. L’esprit encore plus.
À la place, on a droit à un jeu défendant une cause plutôt que poursuivant un idéal et je ne te raconte pas de quelle cause il s’agit. On a droit à un rugby tricolore s’étranglant toujours plus dans son propre sang. Sans même parler de dopage (de l’obligation de dopage qu’engendre le culte de la performance – mais chut), on a droit à des joueurs taillés tous sur le même patron, a contrario de l’utopie sociale du rugby qui, avant Dallas, se nourrissait de tous les gabarits. À des joueurs bodybuildés, physiquement unidimensionnels et faisant exactement ce qu’on leur dit de faire, obéissant strictement aux consignes, tout à fait policés, inhibés, dépersonnalisés. Sanctionnés pour la moindre incartade, sur et en dehors du terrain. Punis de faire montre d’un peu de caractère. Rompus à la langue morte de la communication. De simples exécutants, en somme. Des salariés, dépossédés des décisions les concernant. Envoyés au casse-pipe comme d’autres le furent sur le chemin des Dames. De la chair à canon !
On a droit au jeu qui exprime l’essence du néolibéralisme. Sa machination. Sa brutalité et sa vulgarité. Sa tendance profonde au collectivisme, ah ah ah.
À un rugby de DRH.
Au système Toyota fait rugby. Avec ce que cela implique de division des tâches et d’optimisation rationalisée des postes. De mécanisation forcenée.
Au rugby dont le monde de Dallas a besoin alors que le rugby n’avait pas besoin de lui. Il s’en sortait très bien tout seul.
Désormais, on sait d’avance ce qui va se passer sur le terrain – on ignore seulement le nom du vainqueur. Alors que le jeu suggère tellement d’autres questions.
Chose légère et futile comme tout ce qui est vivant et essentiel, le rugby a été transformé en une chose sérieuse, c’est-à-dire lourde et lente.
Il suffit d’assister aujourd’hui à un match de l’équipe de France pour constater la lugubre misère à laquelle il est parvenu. À quel point il a été réduit à sa plus fade expression. A été vendu aux Anglais, mais sans la culture qui va avec. J’ai trop aimé le rugby d’avant Dallas pour ne pas souffrir de ce qu’il est devenu. Pour ne pas souffrir pour lui. Je ne suis pas le seul à désirer que cesse cette mascarade. À détourner le regard devant ce désastre. À devenir indifférent. À me mettre à regarder le handball, par exemple. Parce qu’eux gagnent – et avec la manière. C’est même leur manière de jouer qui les fait gagner. À regarder les féminines aussi, parce qu’elles pratiquent un rugby dont les hommes ne sont plus capables. Et puis les moins de vingt ans, parce qu’ils ne sont pas encore totalement formatés. Ils savent encore courir. Et puis le rugby à VII, parce que c’est là que s’est réfugié ce qui n’a plus droit de cité dans le jeu à XV – et cela veut tout dire !
À quoi bon avoir transformé le rugby en jeu de stock-car alors que le stock-car existe déjà ?
Quand on en vient à souhaiter que son équipe perde, c’est que quelque chose de grave s’est passé. C’est qu’on a compris que ce qui gagnera si son équipe gagne, c’est quelque chose qu’on ne veut pas voir gagner. À aucun prix. Ni sur le terrain ni en dehors.
Moi qui me reconnaissais follement dans le génie très particulier du XV tricolore et qui, à chaque match, devenais français comme jamais, revendiquais hautement de l’être et m’époumonais de l’être, épousais à ce moment-là toute l’histoire de France si c’était ça la France, jusqu’à faire cause commune avec elle dans la victoire comme dans la défaite et, le temps d’un match, comprenant que la France n’était pas un mot ni un concept, non, c’était une émotion, c’était un souffle, c’était un mystère, un paradoxe vivant. C’était un style, un certain panache, une certaine façon de se faire des passes et de tenter joyeusement l’impossible, de marquer des essais ou de n’en pas marquer et, au bout du compte, c’était l’aboutissement de siècles d’histoire, c’était une culture à nulle autre comparable, c’était un sens revendiqué du beau, c’était une raison de se battre, c’était une solidarité tissée d’individualités, c’était ça qui était universel : eh bien, ce lien rugbystique avec mon pays a été détruit après Dallas, à cause de J.R. Mon amour de la patrie a été purement et simplement saccagé. Voici que la France n’était plus la France. C’est comme si elle avait été déchue de sa propre nationalité. Ou bien que c’était moi.
Niveau 8
Pauvre rugby français qui meurt désormais sans ses taches. Pauvres joueurs à qui on a désappris l’art de l’esquive, l’art de se faire des passes, l’art de voler vers la victoire, remplacé par l’art de voler dans les plumes et le goudron. Pauvre rugby français. Il paraît que sa « modernisation », j’allais dire sa privatisation, menée contre ses qualités intrinsèques, fut la seule option pour répondre « aux nouvelles exigences du monde » né de Dallas. C’est toujours ce qu’on dit dans ces cas-là. Ce sont toujours les mêmes qui disent ça. Ils peuvent arguer qu’on ne saura jamais ce qu’il en aurait été sans eux et que c’est pure chimère que de l’imaginer : ce sont des bobards. C’est pure crétinerie. Mais il est trop tard désormais. La réalité qu’ils ont fabriquée est devenue irréversible et il n’en existe maintenant aucune autre. À ce qu’il paraît.
Sur les terrains de rugby, chacun peut contempler ce que le monde né de Dallas fait subir à tous les êtres humains quand il impose à quinze malheureux rugbymen d’obéir strictement à un « manager » et de respecter à la lettre des « schémas » de jeu, tout en leur recommandant de prendre du plaisir sur le terrain, allez les gars, amusez-vous, lâchez-vous bon dieu ! Comme si le plaisir n’exigeait pas une liberté de pensée et de mouvement. La joie ne se commande pas. Pauvres joueurs ! Sacrifiés comme tant d’autres sur l’autel du résultat. À qui il est demandé de faire des omelettes sans casser aucun œuf. Bon courage les gars.
Signe qui ne trompe pas : nombre de joueurs préfèrent aujourd’hui que leurs enfants se tournent vers un autre sport que le rugby, ce qui en dit long sur l’évolution d’un jeu qui, depuis près d’un siècle, s’honorait de transmettre de père en fils certaines « valeurs » à la fois éthiques et festives (devenues aujourd’hui un bluff marketing). Mais c’était avant Dallas. C’était avant que le jeu ne casse les joueurs. Comme on dit de machines. Comme les commentateurs sportifs s’en effraient hypocritement.
Quiconque a connu le jeu tricolore avant Dallas sait ce qu’il a perdu au change. Sur le pré, il peut constater de ses yeux ce qu’il est devenu. C’est comme la métaphore d’une évolution devenue générale. Le compendium mondialisé de l’air du temps. L’état du monde pour de vrai. Sur le terrain, on croit assister à un match entre deux équipes ; on assiste en réalité au succès d’une idéologie. Au triomphe d’une culture qui hait la culture. On déplore de ne plus voir quelque chose, on oublie qu’on reçoit en même temps un message.
Ce qui gagne aujourd’hui sur les terrains de rugby, ce n’est plus la possibilité de l’étincelle humaine, mais la froide volonté qui l’éteint. C’est elle qui écrit à présent sa légende. Tout ce qui se passe sur le terrain la glorifie. Lui rend un culte. Qu’importe l’équipe qui gagne à la fin, la victoire lui revient. Elle lui appartient et lui profite.
Depuis que le manque d’imagination se dissimule derrière les écrans d’ordinateurs compilant de soucieuses statistiques, il ne faut plus s’étonner de rien. On y voit soudain plus clair. On comprend que la stratégie consistant à ne pas prendre d’essais et à miser sur les fautes de l’adversaire dans l’espoir de marquer des points au pied ne tombe pas du ciel : si elle est absurde sur le plan rugbystique, contraire à l’esprit même du jeu, elle ne l’est pas du tout quand elle traduit sur le terrain la simple volonté comptable de réduire au maximum les risques et les coûts dans une entreprise. Parce que dans un marché très concurrentiel, celui qui gagne la compétition n’est pas tant celui qui offre le meilleur produit que celui qui met sur le marché un produit à moindre coût. Il ne s’agit plus de sport, mais de concurrence acharnée. On croit que le rugby subit des pressions extérieures mais c’est faux : c’est de l’intérieur qu’il a été navré, c’est dans son être profond qu’il a été morfondu et dénaturé. L’argent ne fut pas la cause de ce désastre mais sa conséquence logique. Son financement. Dans un monde où peu importe que l’on vende des yaourts ou des livres pourvu qu’on ait l’ivresse de la gestion, il n’y avait pas de raison pour que le rugby fasse exception.
Pauvre rugby français. Contraint désormais de plaider contre lui. Désormais taillé sur mesure pour cette époque et donnant de ses nouvelles à elle. Destiné à un public n’ayant connu que le monde né de Dallas, sans avoir la moindre idée de ce qu’était le rugby avant Dallas, et applaudissant au spectacle, non du jeu devenu tout sauf spectaculaire (hormis sa brutalité tellement télégénique), mais de l’emprise de cette époque sur le jeu, sa démonstration de force à elle. Sa propagande à elle. Son jeu agressif à elle (au point de mettre en place des protocoles de commotion pour protéger les joueurs), ses méthodes autoritaires à elle, à la fois régressives, hystériques et infantilisantes (« pas de faute ! Pas de faute ! Pas de faute ! PAS DE FAUTE ! »), son mot d’ordre le sien (« seule la victoire est belle », sous-entendu « la victoire n’est pas la victoire de quelque chose qui l’excède et se prolonge dans le temps, non, elle est sa propre suffisance, elle n’est que la victoire de ceux qui gagnent, elle ne signifie plus rien pour les autres »). Sans oublier la même morgue à discréditer hors du terrain quiconque n’est pas d’accord avec l’histoire en train de s’écrire, ceux s’y risquant étant immédiatement qualifiés de parfaits abrutis, de nostalgiques à la gomme, de connards romantiques, de pauvres idéalistes, de traîtres à la patrie, de guignols vivant dans le passé au lieu de vivre avec leur temps, à l’instar de n’importe quel opposant dans les régimes autocratiques. Une espèce d’aveu, en somme.
Mais on ne se met pas en travers d’une idéologie qui gagne partout… sauf sur le pré ! Car si la victoire est l’unique objectif justifiant que l’art et la manière lui soient sacrifiés, c’est peu dire que les résultats furent à l’égal de ceux obtenus sur le terrain économique : aussi maigres que chiches, loin du miracle promis et, plus édifiant encore, moins probants sur un plan comptable que ce qui se pratiquait avant Dallas – un comble ! Eh oui, les petits Bleus gagnent moins sans y mettre la manière qu’au temps où ils la mettaient. Ah ah ah ! Laisse-moi rire. AH AH AH ! Pour des gens si férus de résultats comptables, ils auraient dû être licenciés pour incompétence – mais non. Eux persistent et signent. Preuve que le monde de Dallas ne se juge pas à ses résultats : il est une idéologie.
Sans compter le sale goût dans la bouche que laisse désormais la victoire, comme une espèce d’amertume, le sentiment qu’elle n’en est pas vraiment une, qu’elle est volée, qu’elle est à la Pyrrhus. On n’arrive même pas à être sincèrement heureux du résultat final lorsqu’il est favorable au tableau d’affichage : quelque chose en empêche. C’est au point où l’on préférait certaines défaites d’antan et, pour un peu, on regrette les frissons qu’elles suscitaient ; tandis que les défaites d’aujourd’hui sont toujours plus noires, déprimantes, glaciales – des humiliations.
De quoi donner à réfléchir ? Je t’en fiche ! Si le rugby français est devenu l’ombre, non de lui-même, mais de la main invisible qui en a fait son jouet, c’est que sa modernisation, j’allais dire sa mondialisation, n’a pas été poussée assez loin, proclament ceux qui n’en démordront jamais. Elle doit l’être davantage, il faut la pousser à son terme, il faut saper les dernières résistances, en finir avec les stupides archaïsmes, ah oui ! Il faut que la contre-révolution ne connaisse plus aucune limite, jusqu’à imposer un jeu totalement, purement et définitivement moderne. Ce n’est pas eux qui ont tort, mais le rugby. Comme hitler, au moment de sa débâcle, ne souhaitait plus qu’une chose : que crève le peuple allemand qui avait trahi son rêve dément. Autre hypothèse : l’assassinat du rugby français comme métaphore libertaire de l’existence était depuis le départ désiré, consciemment ou inconsciemment, et, en ce sens, l’opération aura été un succès. Elle est un succès.
C’est en 1995, soit quatre ans après la fin de Dallas, que le rugby est devenu « professionnel », comme disent ceux qui, au moment d’assassiner un pauvre type, l’assurent que cela n’a rien de personnel, non, c’est purement professionnel.
On ne s’en doutait pas à l’époque, mais c’est à ce moment qu’il a commencé à devenir une nostalgie.
Dallas, ton rugby impitoyable.
Vous allez détester que l’on gagne.
Fait chier !
Niveau 1
J’oublie de dire que j’ai des raisons personnelles d’en vouloir aux années 80.
Ah oui.
Parce que c’est dans le sillage des années Dallas que le rugby a commencé de devenir une fastidieuse haltérophilie glorifiant toujours plus la loi du plus fort, au détriment d’un art enjoué de se faire des passes atteignant parfois au sublime.
Eh oui, même le rugby !
Je parle d’une mort qui me touche de près.
J’ai trop aimé le rugby dans ma jeunesse.
Ce mélange de chaos et de lumière.
Car je me souviens de mes années au SCUF (club fondé en 1895 par Charles Brennus et dont le bouclier qui sacre le champion de France honore encore la mémoire).
Je me souviens de mon superbe maillot tout noir avec une grande raie blanche horizontale (seul uniforme que j’ai jamais porté et ce fut avec fierté).
Je me souviens des entraînements en nocturne dans le froid et la pluie au petit stade de la porte de Saint-Ouen situé en bordure du périphérique et des matches chaque dimanche après-midi sur les terrains glacés ou bourbeux de la banlieue parisienne.
Des peignées qu’on se mettait deux fois l’an avec ceux de l’ASPTT, en de picrocholins rendez-vous que nous préparions longtemps à l’avance et commentions longtemps après.
De notre seul vrai déplacement pour un seizième de finale contre les cadets de la section paloise, en ouverture du match Pau-Narbonne du challenge Yves-du-Manoir et il y avait foule pour assister au match ! Ça criait, tapait sur des tambours et agitait des drapeaux dans tous les sens, et je me souviens encore de mon entrée sur le terrain et, tout de suite, comme un coup de poing, du vert éblouissant de la pelouse, du soleil comme une illumination et du ciel immense sur le bleu duquel se découpaient, incongrues, miraculeuses, les cimes de grands cyprès. Ça changeait de la banlieue parisienne. C’était BEAU. Et puis ce rugissement qui venait des tribunes, comme si le bruit était l’air qu’on respirait. Je me souviens aussi du regard que je jetai à mon pote Philou qui jouait à l’ouverture et qu’on appelait « casque d’or » car il avait la tignasse blonde de Jean-Pierre Rives. Il avait vu que je chialais comme un veau. N’avait rien dit. Avait détourné le regard. Lui aussi saisi par la terrible émotion du moment. L’arbitre avait sifflé le début de rencontre. Après, je ne me souviens plus de rien. Ni du match ni du temps. Le trou noir. Aucun souvenir.
Sinon celui des relances échevelées du Gallois JPR Williams, avec ses chaussettes qui tombaient sur ses godasses et qui lui donnaient encore plus l’air d’un cheval fou ; d’une merveille de passe volleyée de Codorniou au terme d’un mouvement d’une ivresse folle ; des trois banderilles que planta au culot Jérôme Gallion lors de ses trois premières apparitions sous le maillot tricolore ; d’une course de soixante mètres dessinant sur le gazon de Twickenham le S de Sella et d’une autre, éperdue, de Blanco poursuivi par quatre Australiens comme si sa vie en dépendait, pour un essai aussi ultime qu’euphorique. Je me souviens aussi du sourire indicible de Christophe Lamaison effaçant dix années de défaites contre l’Angleterre. Et de cette pénalité à même pas vingt mètres en face des poteaux que rata Jean-Pierre Romeu à la dernière minute d’un Irlande-France – mais ça, je l’ai déjà dit page 117.
Les scores ? Je ne me les rappelle pas. Aucun souvenir ! Les joueurs s’en souviennent. Les défaites et les victoires leur appartiennent. Ce sont eux qui gagnent ou qui perdent. À eux la joie ou la déception, avant quiconque. Mais ce qu’ils ont été capables de faire sur le terrain, le génie qui, en de purs instants de grâce arrachés au néant, fut le leur, il appartient à tous. Il est indélébile. Il reste dans les mémoires. C’est lui qui féconde l’histoire. Qu’il ne figure sur aucun palmarès est une tragique erreur. Il faudrait aussi une note artistique au rugby ; qui viendrait compenser au score le moyen par lequel la victoire a été acquise.
À chaque match qu’il m’arrive encore aujourd’hui de regarder à la télévision, je ne me rappelle après coup aucune action en particulier. La lumière ? Pas la moindre. Ou si peu. En revanche, je grince des dents. Je lève les yeux au ciel. Je peste et déprime. J’ai l’impression d’assister à un massacre. À un enterrement qui n’en finit plus. J’entends un tocsin. Il sonne pendant tout le match.
Est-ce ma jeunesse enfuie qu’on enterre ?
Pas seulement.
Depuis le suicide de Julien, j’ai l’œil pour tout ce qui disparaît dans l’euphorie générale.
J’y suis très sensible.
Que quelqu’un ou quelque chose disparaisse de la surface de la Terre et j’ai tout de suite envie de mettre des mots. Il faut que je me raconte une histoire. Que j’invente des explications. Que je dresse une sépulture.
Quelqu’un ou quelque chose qui me touche de près.
Forcément.
Il ne faut pas trop m’en demander non plus.
Le rugby donc.
Pour ce que j’en sais.
Niveau 2
Voici qu’on se mit à trouver épatant que les joueurs deviennent plus forts que bons, plus gros que vifs, plus dociles que fantasques, plus destructeurs que créatifs. Qu’ils soulèvent de la fonte plutôt que l’enthousiasme. Résultat : entre 1987 et 2011, les trois-quarts ont pris 7 centimètres et 20,5 kilos et va courir comme une flèche quand tu pèses aux alentours de 100 kg. Va t’étonner de la lourdeur du jeu, des chocs et de leur violence, au point qu’un Pat McCabe s’est dit « chanceux de pouvoir arrêter sa carrière en marchant ».
Voici qu’on délibéra que le jeu gagnait à devenir le contraire de ce qu’il était jusqu’ici : non plus fermement décidé à marquer des essais, mais s’évertuant rageusement à n’en prendre aucun – et va gagner le match maintenant ! Un jeu où il ne s’agissait plus d’être meilleur que l’adversaire, mais plus fort que lui, plus féroce, jusqu’à le démolir, l’écrabouiller, le défoncer au propre et au figuré. L’anéantir. Le KO plutôt que des essais. La victoire par la destruction. La tabula rasa.
« Que le meilleur gagne » ? Plus personne ne le dit ni même ne l’envisage. Cette conception a vécu. Aujourd’hui, on entend seulement dire que « le plus fort a gagné ». Ce qui s’appelle un changement de paradigme.
Il est vrai qu’après Dallas, l’idée d’être meilleur n’avait plus aucun sens puisque, d’épisode en épisode comme de match en match, c’était celui qui écrasait les autres qui gagnait à la fin. C’était celui qui leur marchait sur la gueule, sans vergogne ni scrupule. Eh oui, l’effet Dallas se fit aussi sentir sur les terrains de rugby. Il fut à l’origine d’une évolution du jeu vers la violence, le cynisme et l’âpreté au gain. Vers le restrictif et l’informe. Ne sachant plus créer, ni décalages ni intervalles, mais s’acharnant à péter dans le tas et, pour le reste, s’en remettant à la précision d’un buteur devenu l’homme le plus important de l’équipe comme un déni du jeu de passes, un retour au foot, selon une pauvreté concertée et revendiquée, seul moyen de garantir sur facture la victoire, ah ah ah !
Pauvre rugby.
Pauvre France.
Car le jeu tricolore prit de plein fouet la contre-révolution alors en marche. S’il résista au début (on n’efface pas un siècle de traditions d’un coup de torchon), il fut peu à peu contraint de se mettre au diapason. Il plia lui aussi. Son côté latin, catholique et exubérant fut pointé du doigt : il fut désigné comme l’ennemi à abattre. Alors qu’il lui devait, par-delà les victoires et les défaites, une reconnaissance internationale, une existence à part entière, une identité véritable. Dans tous les cas suscitait de vives émotions. Il ne laissait pas indifférent. En plus du courage et du sens du sacrifice que tous les joueurs de rugby ont en partage, il produisait des éclairs de pure lumière qui le rendait aussi inimitable que légendaire, même si c’était pour mordre le gazon à la fin. Mais telle était cette équipe, dont les défaites étaient d’autant plus rageantes qu’elle développait, lors de certaines séquences qui emplissaient le cœur d’allégresse et suscitaient l’admiration même dans les rangs adverses, le jeu le plus éblouissant qui soit, et même dépité par le résultat, je me reconnaissais tout entier dans ce rugby plein d’imprévus, je n’eusse pas échangé certaines de ses défaites contre des victoires obtenues en sacrifiant l’art et la manière, comme on aime sa femme avec ses qualités et avec ses défauts, ses bons et ses mauvais jours. Eh quoi, c’est sa femme. On l’aime. On n’en veut aucune autre.
Mais non, de force la malheureuse fut convertie au protestantisme, à la rigueur anglo-saxonne, à une rationalité l’obligeant à jouer soudain contre nature. Elle fut castrée et dut prendre le voile. Se mettre à jouer gagne-petit et gros bras, pourvu qu’elle les muscle énormément. On la convainquit que gagner signifiait ne pas perdre. Signifiait empêcher l’autre de gagner au lieu de triompher de lui. Elle baissa la tête.
Exit la vitesse, l’inspiration, l’audace et la dextérité qui venaient couronner le rude travail des avants. Adieu l’ivresse. Adieu Zorro. Adieu l’élégance, qui n’est pas une posture, mais une bravoure face à la mort. Une conception de la vie. C’est elle qu’on voulut briser. On prétendit que le « beau jeu » était un hédonisme et hou les cornes ! On affirma que moins on était ambitieux dans le jeu et plus on pouvait ambitionner la victoire et ne rigole pas : on ne plaisantait pas. Ça ne rigolait plus du tout. On décréta qu’il était désormais impossible de gagner « avec la manière » et on l’interdit. Entre la manière et la gagne, il fallait soudain choisir et le choix fut vite fait. L’ambition était de gagner et non plus de jouer pour éventuellement gagner. C’était ou l’un ou l’autre. Ce ne pouvait plus être les deux. Ainsi divise-t-on pour régner. Ainsi fut-il décrété qu’il fallait désormais gagner sans plus faire de manières. Eh quoi, ce n’était pas en courant l’aventure au galop que J.R. gagnait à la fin. Lui ne faisait pas tant de manières. Son secret, c’était justement de n’en avoir aucune, sinon des sales et des mauvaises. Telle était la clé de sa réussite. C’était ça le truc.
On oubliait de dire que jouer sans plus y mettre la manière, c’est encore une manière de jouer. Ce n’est rien d’autre.
On oubliait de dire que cette manière de jouer qu’avaient inventée les Français n’était pas une manière de jouer : elle était une manière de gagner. Elle était leur manière d’y arriver parfois et d’échouer parfois – le sport n’est pas une science exacte. Ce n’était rien d’autre. Ce n’était pas rien. C’était, forgée par des générations de joueurs, la manière qu’ils avaient trouvée d’être bons sur le terrain. Celle qu’ils s’étaient trouvée au fil du temps, à la longue, à force de défaites et de victoires, et qui fusionnait, dans une alchimie unique, les deux visages de la France : aux avants la férocité prolétaire de 1789 et le courage des grognards de Napoléon ; aux lignes arrières les envolées aristocratiques et catholiques typiquement latines. On croyait quoi ? Qu’ils se faisaient des passes pour le plaisir ? Qu’ils ne voulaient pas gagner ?
On rit on rit, mais on ne voit pas le danger arriver. On ne le vit pas à l’époque. Car c’est alors qu’une grande idée surgit. Ras-le-bol du jeu à la française. Pas assez efficace. Trop guilleret et racé. Trop de hasard et d’incertitudes. La manière de jouer conditionnait par trop le résultat final. Et si on faisait tout le contraire ? Si c’était le résultat final qui conditionnait dorénavant la manière de jouer et veux-tu que je répète ?
Tu peux rire. Mais l’idée fit son chemin. On y crut ! Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? On tenait enfin la recette. On l’appliqua. Il suffisait de mettre les bœufs avant la charrue. Ce n’était pas plus compliqué. Aussitôt dit aussitôt fait ! On mit la victoire avant le jeu et faut-il s’en étonner ? Le jeu se mit à courber l’échine sous le joug, à piquer du nez, à manger les pissenlits par la racine. Avant de marquer le moindre point, les joueurs couraient déjà après le score. On leur avait tellement rabâché à quoi devait ressembler la victoire qu’ils ne pouvaient plus l’imaginer. Ils ne pouvaient plus l’inventer ni la conquérir. Ils devaient l’assurer, comme si elle leur appartenait déjà – ou qu’elle était un risque dont il fallait se prémunir.
On ne dira jamais assez combien le remède fut bon, dommage que le patient n’y survécut pas, comme disait l’autre (Hemingway), après avoir reçu des électrochocs pour le guérir de sa dépression.
On ne dira jamais assez combien la volonté d’en finir avec le jeu « à la française » fut d’abord une haine. Une haine viscérale. La revanche du minable. Contre la vie, contre la liberté, contre l’improvisation (qui implique des individus responsables de leurs actes), contre l’esprit, contre la chair, contre le fluide et le léger, contre la joie, contre le désir. Toutes choses martyrisées aujourd’hui sur les terrains de rugby et ce n’est pas un hasard. Si assister à un match de l’équipe de France de rugby est devenu si démoralisant, c’est qu’on y voit le triomphe d’une morale. Pas n’importe laquelle. La morale des J.R. La morale qui décrète que Zorro est hors la loi. La morale qui n’a que le mal qu’elle fait pour prétendre que c’est un bien. Je me comprends.
La morale qui s’efforce de ne rien laisser au hasard, strictement rien, pas une miette, alors que le hasard est à l’origine de la vie sur Terre. Elle est l’aventure même du vivant. Ce qui fait que cette morale est un nihilisme. Sa fureur à tout encadrer, tout calculer, tout contrôler, tout maîtriser, tout mécaniser est une angoisse devant la vie. Elle est un refus de vivre. Elle est une arrogance morbide. Elle fait le jeu de la mort. Alors qu’il faut jouer avec le hasard au lieu de le nier.
La morale qui prétend fabriquer de toutes pièces une réalité asservissant les êtres et les choses au nom de… quoi déjà ? Cette fois, ce fut au nom du Réalisme. Comme une imparable tautologie. À Lui le grand culte. Pour Lui que tout fut sacrifié, repensé, remis d’équerre. C’est quoi le Réalisme ? Euh. Attends que je réfléchisse. J’imagine qu’Il se manifeste quand on gagne et si on perd, c’est qu’Il nous a abandonnés. Un truc dans le genre. Je ne sais pas. Demande à ceux qui savent. Dieu est un mystère pour ceux qui ne sont pas dans le secret ; pour ses ministres, en revanche, ils n’ont aucun doute. Ils ont des idées bien arrêtées.
Faut-il rappeler qu’au rugby le ballon est ovale ? Ainsi ses rebonds sont-ils capricieux. Il s’agit d’une métaphore de l’existence. Façon de dire que celle-ci ne tourne pas rond par définition. Et voici qu’on voulut que le ballon fût rond. On fit comme s’il l’était. On s’arrangea pour qu’il le devînt.
On ne dira jamais assez combien le jeu tricolore fut démantelé comme on démantèle une entreprise pour la restructurer selon de vigoureux principes venus d’en haut. Quand on demande aux joueurs d’être « performants », quand eux-mêmes répètent qu’ils doivent encore plus « travailler » pour atteindre les « objectifs qu’ils se sont fixés », quand on parle « d’obligation de résultat » et quand le but avoué est d’arriver à « produire » du jeu grâce à un « projet » de jeu, on a tout dit. On comprend de quels principes il s’agit. Quand on se met à parler une telle langue, c’est qu’on a avalé la sienne. C’est qu’il s’est passé quelque chose en dehors du terrain qui se retrouve désormais sur la pelouse. On comprend tout à coup que le problème n’est pas rugbystique. Il ne l’a jamais été ! Il est celui de toutes les activités humaines soumises à une vision économique des choses devenue, à partir des années 80, exclusive de toutes les autres.
Niveau 3
Telle est la morale qui a triomphé : celle qui croit en un système contre les individus. Celle qui n’en peut plus que l’erreur soit humaine et qui décide que c’est l’humain qui est l’erreur. Alors que le système, lui, est parfait. Il l’est par définition. Qu’il soit la plus grosse erreur de l’homme ne vient pas à l’esprit.
C’est comme une jolie fille aimée naguère et qu’on revoit un jour les lèvres botoxées, les seins siliconés, le corps refait au scalpel et liposucé, tandis que la peau de son visage est tellement liftée qu’elle ne peut plus sourire sans grimacer affreusement : comment ne pas pleurer ? Comment ne pas en vouloir à un « idéal » conduisant à pareil massacre ?
C’est comme voir apparaître dans ses rêves J.R. à la place de Zorro.
Est-ce parce que le jeu tricolore n’était pas comme les autres ? Qu’il dénotait à lui tout seul ? Cultivait l’imprévisible et semblait irrationnel pour qui ne le pratiquait pas ? Exaspérait à force d’être enjoué, sans rien céder cependant sur le combat, au point que ses adversaires reconnaissaient qu’ils ne savaient jamais à quoi s’attendre avec l’équipe de France – « Tout est toujours possible avec eux », disaient-ils à l’unisson des joueurs français, avec envie et appréhension, avec gourmandise aussi. À l’époque, j’étais bien content d’être français. Je m’identifiais tout à fait à son rugby. Il y avait eu Vercingétorix, il y avait eu Louis Mandrin, il y avait eu le chevalier Bayard, il y avait eu Jeanne d’Arc, il y avait eu d’Artagnan, il y avait eu Surcouf, il y avait eu Bonaparte, il y avait eu Jean Moulin, il y avait eu Arsène Lupin, il y avait désormais le french flair. Un peu de chauvinisme, lorsqu’il est bien placé, ne fait pas de mal ; même si c’était plus le jeu qui m’intéressait que le fait qu’il fût tricolore, je me félicitais de mes origines au moment où elles me plaisaient tant. En tout cas, personne n’en veut au léopard de mourir avec ses taches ; mais qu’il meure sans ses taches, sans son caractère : beurk ! Ironie de l’histoire : ceux qui se sont acharnés à châtrer le rugby français de son vif-argent sont les mêmes qui, au moment de défaites devenues, elles, très prévisibles, en appellent à cette mythique capacité des joueurs à faire ce qui leur est désormais interdit de faire, oui, ils leur rappellent le glorieux passé de leurs aînés avec lequel ils leur demandent pourtant de vouloir rompre et sur lequel ils crachent en permanence, oui, ils leur demandent de se « révolter » – mais sans dire contre quoi ni qui – ah ah ah !
Est-ce parce que le jeu français était rétif par nature, tout à fait indiscipliné sur le terrain et puisant dans cette indiscipline l’orgueil passablement libertaire de tout oser, le bon comme le mauvais, qu’il fut, plus que celui de toute autre nation du rugby, dépouillé de son identité de façon aussi implacable ? De son romantisme, paraît-il. De son impertinence en réalité. Un peu comme on mate un peuple rebelle. Comme on électrocute ceux qui refusent d’obéir. Comme s’il paraissait soudain insupportable que subsiste quelque part dans l’Univers, fût-ce sur un carré vert de pelouse, la possibilité de se dépenser sans compter, de s’inventer un destin et de n’en faire qu’à sa tête. De jouer collectivement pour soi et individuellement pour les autres, pour le plaisir de jouer, pour la gloire, pour s’amuser, pour se sentir vivant, pour emmerder l’Univers, pour gagner, pour rien.
Pour dire malgré tout.
Pour faire de la vie une jubilation et non une obligation.
Pour le primesaut.
Au risque d’échouer, oui, mais au moins aura-t-on joué sa chance, au moins aura-t-on joué son jeu. Au moins aura-t-on essayé – ce qui est l’essence du rugby : on y marque des essais et non des buts. Et, bizarrement, ainsi parvient-on à renverser parfois les plus hautes montagnes et à bouleverser les hiérarchies les mieux établies, à déjouer tous les pronostics, à exister pour ce qu’on est et non pour ce que les autres veulent qu’on soit et, au bout du compte, à réaliser de mémorables exploits. À ouvrir une brèche. À faire triompher une conception de l’existence plus irradiante en démontrant qu’il n’y a rien de plus beau que l’élan lorsqu’il est vital et qu’il vise quelque chose qu’on appelle la victoire mais dont ce mot rend imparfaitement compte quand, à ce moment-là, c’est l’humanité tout entière qui triomphe en témoignant de ce qu’elle a de plus merveilleux et irréductible, jusqu’à nous sauver tous de la médiocrité comme, par exemple, en 1999.
Niveau 4
On croit que l’on regarde un match mais ce que l’on cherche à voir, c’est une étincelle. Rien d’autre. Comme une preuve. La confirmation d’une indicible aspiration que tout homme pressent au fond de lui mais qu’il n’arrive à exprimer nulle part. Si le sport exalte autant les gens, c’est qu’il les sauve de la mort instituée. Il les venge de leurs conditions de vie. Il leur rappelle qu’ils ne sont pas que des robots, des numéros, des cadavres. Il leur apprend que les plus forts sur le papier ne le sont pas forcément sur le terrain et que tout demeure possible tant que la partie n’est pas finie. S’il est assez déterminé, l’homme peut surmonter ses déterminismes. Rien n’est inéluctable et je dirais même plus : l’essence du sport, c’est que rien n’est joué d’avance. Rien n’est écrit ! La fin n’est pas connue avant le coup de sifflet final. Ce n’est pas comme dans les livres. C’est beaucoup mieux que le théâtre. Et je ne parle pas de la vie dont nul n’ignore comment elle finit. Alors que sur un terrain, personne ne peut dire avec certitude comment cela va finir. De quel côté la balance va pencher. Le temps d’un match est un temps vivant. Il est le temps où s’écrit une histoire. Où l’histoire s’écrit en direct. Et on peut voir à quoi elle tient : à trois fois rien parfois, à un pied en touche, à un poteau carré, à une interception, à une erreur d’arbitrage, à un coup du sort ou à un rebond fabuleux venant consacrer ou crucifier les efforts des uns et des autres. C’est ça qui est beau. C’est exactement comme la vie. Chaque match est un aperçu en accéléré de l’existence. Il en offre à chaque fois une version unique et renouvelée. À chaque minute, il écrit son propre destin. Nul ne peut le faire à sa place. La vérité est sur le terrain, dit-on. On a raison de le dire. Le résultat final ne raconte pas l’histoire. Il la réduit à un chiffre qui l’occulte. Il la nie. Le jour où, sur les terrains aussi, la logique sera toujours respectée et que ne gagneront à la fin que les plus forts, à quoi bon encore le sport ? Nul ne sait ce que cachent exactement les larmes de la victoire ni sur quoi pleurent les larmes de la défaite ; mais il ne s’agit pas de n’importe quelles larmes ; elles viennent de très loin ; elles ont la pureté de l’enfance. Plus que leur club ou leur pays, les sportifs sont des représentants de l’humanité. En eux, chacun peut mettre les espoirs qu’il ne peut plus mettre en lui. En eux se prolonge la flamme qui est commune, le fleuve qui est celui de la vie, quoique détourné de son lit au profit d’un objectif dérisoire tel qu’aplatir un ballon ovale derrière une ligne – oui, mais l’idée est là. Les politiques peuvent bien tenter de récupérer les exploits des sportifs et l’économie se frotter les mains (une victoire en coupe du monde fait gagner jusqu’à un point de PIB et assure pendant quelque temps la paix sociale), l’enjeu subsiste. Sans doute le sport est-il un opium des peuples et encore plus dans le monde de Dallas où il semble carrément devenu un besoin vital, ce qui en dit long sur le peu de vie du monde de Dallas. Ce pourquoi il y a tellement de sports à la télé et tellement d’argent dans le sport, tellement de scandales et d’hystéries collectives, au point que si l’on supprimait le sport à la télé, la société ne tiendrait probablement pas une semaine ; oui, mais au niveau individuel des choses, le sport est d’abord la possibilité d’une étincelle proprement humaine et, sur le terrain, cette étincelle éclaire parfois. Elle peut éblouir. Elle peut même tout embraser, comme le 31 octobre 1999.
C’était un dimanche.
Le jour de la Saint-Quentin.
À la Saint-Quentin, chaleur a sa fin, dit le dicton.
On s’en fiche.
Ce jour-là, le copilote d’un Boeing 767 décida de se suicider en pulvérisant le vol 990 d’EgyptAir dans l’océan Atlantique, avec ses 214 passagers à bord, en criant un truc à propos d’Allah.
Ce jour-là eut lieu, comme un démenti au désespoir, à la fureur et à l’horreur, la demi-finale de la coupe du monde de rugby opposant l’équipe de France aux formidables All Blacks néo-zélandais de Jonah Lomu, baptisé « l’extraterrestre », « l’homme montagne », « Gulliver » et, par anticipation, alors qu’était signée cette année-là la Déclaration transhumaniste visant à faire des hommes des surhommes cybernétiques, « le premier joueur de rugby du xxie siècle » et ce n’était pas une si bonne nouvelle tellement ce joueur hors norme : il était monstrueux. Il faisait peur. Il pulvérisait quiconque cherchait à l’arrêter. Même les adversaires les plus costauds rebondissaient sur lui comme des balles de ping-pong. On aurait dit des bonshommes en mousse. Des gringalets en gelée. À l’instar de l’arrière anglais Tony Underwood, piétiné, atomisé, rayé de la carte comme s’il n’existait tout simplement pas, comme s’il était un fétu, une poupée de chiffon, un Romain balayé par Obélix, et le malheureux Tony Underwood en fut si traumatisé qu’il tomba en dépression et on ne le revit plus sur un terrain.
Et sans l’égaler, tous les autres All Blacks étaient à l’avenant (même si certains pestaient de voir le jeu se polariser sur leur fabuleux coéquipier et d’entendre les commentaires se focaliser uniquement sur ses performances, au point d’éviter de lui passer le ballon en cours de match tellement ils pressentaient que Lomu, en plus de leur faire de l’ombre, changeait à lui seul la nature du rugby qui se pratiquait jusqu’ici, transformant en exploit individuel ce qui se voulait d’abord une prouesse collective). Il n’empêche : à eux tous, les Blacks formaient la plus impressionnante équipe de rugby qu’on eût jamais vue ; ils pratiquaient un « rugby total » ; ils étaient le présent et l’avenir à la fois ; symboles vivants de la nation la plus ultralibérale du monde, ils étaient le modèle dont toutes les autres équipes devaient s’inspirer, à défaut de pouvoir rivaliser ; ils étaient une machine à broyer les rêves des autres ; avant même de jouer, le noir de leur maillot portait le deuil de tous leurs adversaires ; ils étaient donnés gagnant à cent contre un.
Niveau 5
Avant que quinze petits Français, bleus de peur, blancs de fierté et rouges d’envie, comme bénis des dieux ce jour-là, ayant pour noms Lamaison, Dourthe, Lamaison, Dominici, Lamaison, Magne, Lamaison, Galthié et leurs copains ne les terrassent comme même David ne terrassa pas aussi splendidement Goliath. Qu’une telle Armada noire, programmée pour tout écraser sur son passage, ait pu être défaite avec une telle joie, dans une telle éblouissante clarté, emportée par un tel fleuve de jouvence : des larmes me viennent encore aux yeux. C’est un souvenir qui mourra avec moi. Contre toute attente, le génie de la danse triompha ce jour-là du génie de la force et ce ne fut pas rien. Ce fut incredible. Une joie à nulle autre pareille. Une euphorie pour la vie. Les joueurs furent enfin récompensés de leur audace et pour ceux qui ne jurent que par le résultat final, qu’ils en prennent de la graine. Tout le monde se souvient de cette victoire et ce n’est pas rien un tel souvenir. Très peu d’événements en laissent d’aussi formidables. Quel était l’horoscope de l’équipe de France ce jour-là ?
Il m’arrive de me repasser ce match dans la nuit, quand tout le monde dort, juste pour me sentir mieux. Juste pour être heureux et me rappeler que la vie est plus vaste. Pour ne pas céder au découragement. Pour pouvoir enfin crier « Vive la France ! » Pour revoir le détail et l’ensemble de ce match qu’il faudrait raconter minute par minute comme un chef-d’œuvre. Pour revoir Dominici, à la faveur d’un rebond divin, souffler le ballon au nez et à la barbe des Blacks et s’en aller tout seul, hilare, incrédule, sublime lutin, marquer un essai resté dans les annales. Revoir Dourthe, servi par Lamaison d’une merveille de petite passe au pied, aplatir le ballon avec une volonté tellement farouche et transcendée que j’en ai à chaque fois des frissons. À un dixième de seconde près, il se prenait dans la tête le furieux coup de pied de l’arrière Black venu sauver à toute vitesse son camp et il le savait.
C’est Christophe Lamaison qui parle : « Avant le match, c’était toujours les mêmes questions : comment allez-vous faire pour ne pas prendre 50 points ? Comment allez-vous pouvoir arrêter Jonah Lomu ? Etc. Personne n’avait envie d’aller aux conférences de presse. Après le match, les mêmes journalistes nous demandaient d’expliquer l’impossible. On n’avait pas plus envie de leur répondre. (…) Je considère que quand le groupe peut se mettre en autogestion, c’est que le staff a fait son boulot et bien fait son boulot. (…) Tous ensemble, nous sommes maintenant frères de jeu » (Rugbyrama, 14 octobre 2015).
Quoi ? Que dis-tu ? Et le peuple néo-zélandais ? Si j’y pense ? Si j’étais né à l’autre bout du monde, penserais-je la même chose ?
En attendant, prodige il y eut et même les Blacks n’en revinrent pas.
Qu’un tel prodige ait pu se produire à force de courage, de bonté, d’abnégation et de folle intelligence multipliée par quinze ne pouvait que paraître insupportable aux J.R. & consorts. Voilà qui contredisait totalement Dallas. Voici qu’il existait, hilare celle-là, une autre manière de gagner, qui déjouait tous les calculs et ne pouvait être mise en équation. Voici qu’une liesse populaire pouvait renverser l’ordre des choses. Voici que la grâce existait sur Terre plus qu’au ciel, rayonnante, irrésistible, surgissant hors de la nuit au galop – et elle avait choisi son camp. Preuve en fut faite ce jour-là et c’en fut trop ce jour-là ! Que le génie de la vie puisse triompher du génie de la mort ? Ah non ! Que la hiérarchie ne soit pas respectée ? Plus jamais ça ! Que pareille victoire puisse donner des idées de grandeur sur un terrain de rugby comme ailleurs ? Surtout pas ! Que Zorro revienne botter le cul de J.R. ? Quelle horreur ! Quel retour en arrière ! Quelle régression ! Cette victoire du jeu sur le système fut aussi politique (souligné quinze fois) et cela n’échappa à personne. Ce n’était pas un exemple à donner au peuple, surtout qu’ils étaient des millions à regarder le match à la télé. Ce n’était pas tolérable et ce ne fut pas toléré ! On n’allait tout de même pas entrer dans le nouveau millénaire avec des principes vieux d’un siècle. Il était temps de passer à autre chose. C’était, symboliquement, maintenant ou jamais. Toutes les conditions étaient réunies pour mettre en place le « nouveau rugby ».
cela paraît rétrospectivement aberrant, mais cette incroyable victoire du jeu français fut son chant du cygne. Il fut sa dernière apparition sur les terrains. Il fut ses adieux. Sa sortie en beauté, même si les mêmes remirent ça un mois plus tard, avec la même vista, contre les mêmes Blacks, pour un résultat également digne d’éloges, preuve qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’éclat isolé, mais l’aboutissement d’une culture venue de loin. Son acmé. Mais la décision était prise. Là où les victoires fondent en général l’avenir, il se produisit tout l’inverse ! On ne le savait pas, mais on ne reverrait bientôt plus Zorro surgir sur les terrains de rugby pour venir s’intercaler dans la ligne de trois-quarts et s’en aller marquer des essais au galop. On ne le savait pas, mais Lomu avait tellement impressionné les esprits, il semblait si fort et puissant que l’idée surgit qu’avec quinze Lomu dans son équipe, on gagnerait à tous les coups. C’était l’évidence même. Le problème, ce n’était pas Lomu, c’était les autres joueurs. Ils n’étaient plus de taille. Ils ne faisaient plus le poids. Lomu n’était pas seulement Lomu, il était un concept. L’avenir du rugby mondial en général et français en particulier devait désormais passer par la production en série de bébés Lomu. Ce n’était pas plus compliqué. On allait produire des colosses. Des tanks. Des panzerkampfwagen. On verrait alors ce qu’on verrait.
Ainsi furent prises au plus haut niveau des mesures radicales, en totale contradiction avec les enseignements qu’il était possible de tirer de la victoire du 31 octobre 1999. En prenant la voie exactement contraire à celle que cet exploit suggérait pourtant de prendre, grâce à de nouveaux dirigeants nommés aux petits oignons (ils étaient aussi des hommes d’affaires) et chargés de convertir manu militari le rugby français au « jeu moderne ». Moderne signifiant ici anglo-saxon, signifiant ultralibéralisme à la Dallas, signifiant culte du plus fort et rugby impitoyable, signifiant rompre avec le passé, rompre avec ses rêves et avec son enfance, rompre avec Zorro, rompre avec soi-même au profit d’une version recréée de sa personnalité, celle-ci plus apte à se conformer à un avenir écrit pour elle mais pas par elle. Ah ah ah. J’adore ce genre de phrases ! En sorte, cet exploit mémorable valut au rugby français une punition exemplaire : celle d’être lomuïsé illico presto ! Il reçut, en dehors du terrain, une correction qu’il avait su magistralement éviter sur le terrain. Plus jamais ça, fut-il décidé péremptoirement – et, de fait, on ne revit plus jamais ça.
Le Rand Daily Mail (journal sud-africain) n’écrivit plus jamais : « Avez-vous enfin compris ce qu’est le vrai rugby en voyant jouer les Français hier à Pretoria ? Vive la France ! » (30 juillet 1958).
The Herald (journal néo-zélandais) n’écrivit plus jamais : « Les Blacks ont gagné le test mais les Français ont gagné les cœurs. Ils étaient gais, brillants, élégants » (11 août 1968).
Niveau 6
Attends. Cela me rappelle cet Angleterre-France. À Twickenham. À la onzième minute. Lorsque, après une pénalité ratée des Anglais, Berbizier récupéra la balle dans son en-but et, plutôt que d’aplatir pour un renvoi aux 22 mètres en bonne et due forme, il la passa à Blanco. Lequel, pris d’une subite inspiration, de façon tout à fait saugrenue et irrationnelle, entreprit de relancer depuis ses poteaux et même derrière. Sans prévenir, il lança une attaque du plus loin qu’il était possible de la lancer et, à ses côtés, Lafond et Sella comprirent immédiatement son intention. Ils saisirent immédiatement l’occasion ! Ralliant son panache bleu, ils se portèrent en un clin d’œil à ses côtés, démarrant au quart de tour, sans réfléchir, à l’instinct, tous les trois s’élançant comme un seul homme, tous les trois fièrement au diapason. Tous les trois prenant de la vitesse en même temps et se déployant côté droit en une formidable impulsion, avec une élégance telle qu’on eût dit trois pur-sang chargeant sabre au clair et, dans cette euphorie de brigade légère, dans cette déraison primesautière, le temps de réaliser que ces trois-là venaient d’amorcer une attaque éclair qui portait en germe une évidence éternelle, ils avaient déjà remonté vingt bons mètres et créé sur le terrain un chaos si propice et inéluctable que, 24 secondes plus tard, au terme d’un mouvement d’une perfection éblouissante, Saint-André aplatissait sous les poteaux anglais pour un essai de plus de cent dix mètres.
C’est que, dans l’intervalle, Blanco avait transmis le ballon à Lafond qui l’avait aussitôt transmis à Sella et, dans cette fluidité du ballon volant de main en main, les premiers défenseurs anglais s’étaient trouvés débordés, plaquant dans le vide et se retrouvant le nez dans le gazon, tandis que Sella, libéré de tout marquage par ce déplacement vif et audacieux du jeu, s’échappait le long de la ligne de touche, ne se faisant pas prier pour s’engouffrer à toutes jambes dans le boulevard qui s’était ouvert devant lui, jusqu’à franchir la ligne des trente mètres, franchir la ligne des quarante mètres, avant de repiquer à l’intérieur pour chercher du soutien et justement : accouru depuis son aile opposée, Camberabero se précipitait comme une fusée pour participer à la fête et, dans un timing parfait, Sella croisa avec lui et l’on vit alors Camberabero s’en aller faire un numéro d’équilibriste le long de la touche : d’un modèle de petit coup de pied en cloche, il élimina l’ailier anglais qui lui barrait le passage et, récupérant dans ses bras la balle comme un cadeau tombé du ciel, il courut, courut tout droit, courut bien droit, poursuivi par une meute d’ennemis lancés à ses trousses, leurs souffles dans son cou, sans compter l’arrière anglais qui déboulait à toute allure de la droite pour lui couper la route et Camberabero devina-t-il sa présence plus qu’il ne le vit ? Car au centre du terrain, lancé plein champ, au plus loin de l’action qui se déroulait à trente bons mètres sur sa droite, voici que Saint-André cavalait à bride abattue vers les poteaux en faisant de grands signes et juste avant de se faire plaquer, dans un ultime et prodigieux effort, Camberabero trouva l’énergie de botter en pleine course une merveille de coup de pied de recentrage qui, passant par-dessus les têtes, prit toute la défense anglaise à revers, la faisant tourner bourrique au moment même où elle se précipitait pour stopper la formidable percée de l’ailier tricolore et chacun sut à ce moment-là ce qui allait se passer, chacun vit soudain la beauté prendre forme sous ses yeux d’une façon si magnifique et irrésistible que chacun se leva pour exulter une allégresse qui sembla accompagner le ballon tout le temps qu’il décrivit une fragile trajectoire dans les airs, jusqu’à ce qu’il retombe enfin là où plus aucun défenseur ne se trouvait, hors de portée de l’Anglais, pile devant Saint-André qui, voyant le ballon rebondir devant lui de façon quelque peu capricieuse, se garda bien de se précipiter pour ne pas tout gâcher d’une malencontreuse faute de main, avant de s’emparer enfin de la petite idée qui, 100 mètres et 24 secondes plus tôt, avait traversé l’esprit de Blanco, pour s’en aller l’aplatir sous les poteaux, en terre promise, sans la moindre opposition et dans une liesse qui ne se démentirait plus.
Car le lendemain, la presse anglaise parlait de « l’essai du siècle ». The try of the century. Quand bien même les Anglais gagnèrent finalement le match. Mais qui se souvient aujourd’hui de leur victoire – hormis les joueurs et, ce jour-là, de perdre le match alors qu’ils avaient si bien joué dut leur laisser un affreux goût de cendre et de venin.
Mais à mon niveau individuel des choses, l’essai du siècle valait bien une défaite.
C’est lui qui a remporté la victoire à la fin.
Parce que, pendant 24 secondes d’une chorégraphie où chaque geste trouva sa propre perfection dans le temps et dans l’espace, pas un seul joueur français n’alla au contact, pas un seul ne rechercha l’épreuve de force en pétant dans le tas tête baissée ; au contraire, tous gardèrent la tête bien droite, bien haute, pour ne pas perdre une miette de ce qui se passait sur le terrain. Avec un art de l’esquive élevée à la puissance 15, chacun se démena pour que vive l’idée le plus longtemps possible et, dans le feu individuellement allumé de l’action, dans le désordre collectivement créé pour prendre l’adversaire de vitesse, qu’elle aille au bout de son élan, s’invente elle-même à l’infini.
Lorsque je songe à cet essai, je n’ai pas de mots (ou beaucoup trop).
Il suffit parfois de 24 petites secondes pour que le faux du monde se déchire et que la beauté de la vie éclate de joie au grand jour.
Pour le dire autrement, c’est dingue ce que l’on peut faire en vingt-quatre minuscules petites secondes.
On devrait se le dire à chaque minute qui passe.
Lorsque je songe à cet essai, je deviens tricolore jusqu’au fond de mon âme. Je voudrais que chacune de mes phrases s’y abreuve. Je les voudrais toutes animées de la même ferveur. J’aimerais, oui, que chaque paragraphe décrive une audacieuse séquence de jeu, au cours de laquelle les mots se transmettraient follement de l’un à l’autre une petite idée qui, à mesure qu’elle s’inventerait elle-même sur le papier, finirait par prendre tout son sens au terme d’un mouvement qui la verrait percer sur l’aile, repiquer à l’intérieur, botter par-dessus pour mieux retomber dans les bras, jusqu’à transformer ce qui n’était au départ qu’une intuition en triomphe faisant à l’arrivée chavirer les têtes et les cœurs. Je n’écris pas, je joue au rugby. Je joue un match. Je fais mon match. Je n’ai pas quitté mes crampons. Je n’ai pas oublié ce que j’ai appris au SCUF et le jeu qu’on cherchait alors à nous inculquer. Je cherche toujours à marquer des essais. Un peu comme Montaigne, quoique dans un autre genre (le rugby n’existait pas au xvie siècle). Un peu comme Michel Leiris (mais lui était plus corrida que rugby). Ce qui nous a émerveillés un jour nous demeure. Ce qui nous a donné du bonheur et le sentiment de la beauté allée, avec l’allégresse, quand bien même nous n’y avons plus accès et peut-être parce que nous n’y avons plus accès, nous le prolongeons en imagination vaille que vaille, nous le rendons au centuple – à tout le moins essayons.
Enfin bref.
Niveau 7
C’est facile à dire après coup, mais rien qu’à voir s’élancer Blanco et Laffont et Sella dans un même élan, rien qu’à leur attitude, il y avait la promesse de « l’essai du siècle » à venir. Il y avait l’envie de le marquer, au terme d’une séquence de jeu si féerique ce jour-là qu’elle fut couronnée de succès et ce frisson initial, cette volonté de coup d’éclat : il ne faut plus y compter aujourd’hui. Le désir en est perdu. Les gestes aussi. L’esprit encore plus.
À la place, on a droit à un jeu défendant une cause plutôt que poursuivant un idéal et je ne te raconte pas de quelle cause il s’agit. On a droit à un rugby tricolore s’étranglant toujours plus dans son propre sang. Sans même parler de dopage (de l’obligation de dopage qu’engendre le culte de la performance – mais chut), on a droit à des joueurs taillés tous sur le même patron, a contrario de l’utopie sociale du rugby qui, avant Dallas, se nourrissait de tous les gabarits. À des joueurs bodybuildés, physiquement unidimensionnels et faisant exactement ce qu’on leur dit de faire, obéissant strictement aux consignes, tout à fait policés, inhibés, dépersonnalisés. Sanctionnés pour la moindre incartade, sur et en dehors du terrain. Punis de faire montre d’un peu de caractère. Rompus à la langue morte de la communication. De simples exécutants, en somme. Des salariés, dépossédés des décisions les concernant. Envoyés au casse-pipe comme d’autres le furent sur le chemin des Dames. De la chair à canon !
On a droit au jeu qui exprime l’essence du néolibéralisme. Sa machination. Sa brutalité et sa vulgarité. Sa tendance profonde au collectivisme, ah ah ah.
À un rugby de DRH.
Au système Toyota fait rugby. Avec ce que cela implique de division des tâches et d’optimisation rationalisée des postes. De mécanisation forcenée.
Au rugby dont le monde de Dallas a besoin alors que le rugby n’avait pas besoin de lui. Il s’en sortait très bien tout seul.
Désormais, on sait d’avance ce qui va se passer sur le terrain – on ignore seulement le nom du vainqueur. Alors que le jeu suggère tellement d’autres questions.
Chose légère et futile comme tout ce qui est vivant et essentiel, le rugby a été transformé en une chose sérieuse, c’est-à-dire lourde et lente.
Il suffit d’assister aujourd’hui à un match de l’équipe de France pour constater la lugubre misère à laquelle il est parvenu. À quel point il a été réduit à sa plus fade expression. A été vendu aux Anglais, mais sans la culture qui va avec. J’ai trop aimé le rugby d’avant Dallas pour ne pas souffrir de ce qu’il est devenu. Pour ne pas souffrir pour lui. Je ne suis pas le seul à désirer que cesse cette mascarade. À détourner le regard devant ce désastre. À devenir indifférent. À me mettre à regarder le handball, par exemple. Parce qu’eux gagnent – et avec la manière. C’est même leur manière de jouer qui les fait gagner. À regarder les féminines aussi, parce qu’elles pratiquent un rugby dont les hommes ne sont plus capables. Et puis les moins de vingt ans, parce qu’ils ne sont pas encore totalement formatés. Ils savent encore courir. Et puis le rugby à VII, parce que c’est là que s’est réfugié ce qui n’a plus droit de cité dans le jeu à XV – et cela veut tout dire !
À quoi bon avoir transformé le rugby en jeu de stock-car alors que le stock-car existe déjà ?
Quand on en vient à souhaiter que son équipe perde, c’est que quelque chose de grave s’est passé. C’est qu’on a compris que ce qui gagnera si son équipe gagne, c’est quelque chose qu’on ne veut pas voir gagner. À aucun prix. Ni sur le terrain ni en dehors.
Moi qui me reconnaissais follement dans le génie très particulier du XV tricolore et qui, à chaque match, devenais français comme jamais, revendiquais hautement de l’être et m’époumonais de l’être, épousais à ce moment-là toute l’histoire de France si c’était ça la France, jusqu’à faire cause commune avec elle dans la victoire comme dans la défaite et, le temps d’un match, comprenant que la France n’était pas un mot ni un concept, non, c’était une émotion, c’était un souffle, c’était un mystère, un paradoxe vivant. C’était un style, un certain panache, une certaine façon de se faire des passes et de tenter joyeusement l’impossible, de marquer des essais ou de n’en pas marquer et, au bout du compte, c’était l’aboutissement de siècles d’histoire, c’était une culture à nulle autre comparable, c’était un sens revendiqué du beau, c’était une raison de se battre, c’était une solidarité tissée d’individualités, c’était ça qui était universel : eh bien, ce lien rugbystique avec mon pays a été détruit après Dallas, à cause de J.R. Mon amour de la patrie a été purement et simplement saccagé. Voici que la France n’était plus la France. C’est comme si elle avait été déchue de sa propre nationalité. Ou bien que c’était moi.
Niveau 8
Pauvre rugby français qui meurt désormais sans ses taches. Pauvres joueurs à qui on a désappris l’art de l’esquive, l’art de se faire des passes, l’art de voler vers la victoire, remplacé par l’art de voler dans les plumes et le goudron. Pauvre rugby français. Il paraît que sa « modernisation », j’allais dire sa privatisation, menée contre ses qualités intrinsèques, fut la seule option pour répondre « aux nouvelles exigences du monde » né de Dallas. C’est toujours ce qu’on dit dans ces cas-là. Ce sont toujours les mêmes qui disent ça. Ils peuvent arguer qu’on ne saura jamais ce qu’il en aurait été sans eux et que c’est pure chimère que de l’imaginer : ce sont des bobards. C’est pure crétinerie. Mais il est trop tard désormais. La réalité qu’ils ont fabriquée est devenue irréversible et il n’en existe maintenant aucune autre. À ce qu’il paraît.
Sur les terrains de rugby, chacun peut contempler ce que le monde né de Dallas fait subir à tous les êtres humains quand il impose à quinze malheureux rugbymen d’obéir strictement à un « manager » et de respecter à la lettre des « schémas » de jeu, tout en leur recommandant de prendre du plaisir sur le terrain, allez les gars, amusez-vous, lâchez-vous bon dieu ! Comme si le plaisir n’exigeait pas une liberté de pensée et de mouvement. La joie ne se commande pas. Pauvres joueurs ! Sacrifiés comme tant d’autres sur l’autel du résultat. À qui il est demandé de faire des omelettes sans casser aucun œuf. Bon courage les gars.
Signe qui ne trompe pas : nombre de joueurs préfèrent aujourd’hui que leurs enfants se tournent vers un autre sport que le rugby, ce qui en dit long sur l’évolution d’un jeu qui, depuis près d’un siècle, s’honorait de transmettre de père en fils certaines « valeurs » à la fois éthiques et festives (devenues aujourd’hui un bluff marketing). Mais c’était avant Dallas. C’était avant que le jeu ne casse les joueurs. Comme on dit de machines. Comme les commentateurs sportifs s’en effraient hypocritement.
Quiconque a connu le jeu tricolore avant Dallas sait ce qu’il a perdu au change. Sur le pré, il peut constater de ses yeux ce qu’il est devenu. C’est comme la métaphore d’une évolution devenue générale. Le compendium mondialisé de l’air du temps. L’état du monde pour de vrai. Sur le terrain, on croit assister à un match entre deux équipes ; on assiste en réalité au succès d’une idéologie. Au triomphe d’une culture qui hait la culture. On déplore de ne plus voir quelque chose, on oublie qu’on reçoit en même temps un message.
Ce qui gagne aujourd’hui sur les terrains de rugby, ce n’est plus la possibilité de l’étincelle humaine, mais la froide volonté qui l’éteint. C’est elle qui écrit à présent sa légende. Tout ce qui se passe sur le terrain la glorifie. Lui rend un culte. Qu’importe l’équipe qui gagne à la fin, la victoire lui revient. Elle lui appartient et lui profite.
Depuis que le manque d’imagination se dissimule derrière les écrans d’ordinateurs compilant de soucieuses statistiques, il ne faut plus s’étonner de rien. On y voit soudain plus clair. On comprend que la stratégie consistant à ne pas prendre d’essais et à miser sur les fautes de l’adversaire dans l’espoir de marquer des points au pied ne tombe pas du ciel : si elle est absurde sur le plan rugbystique, contraire à l’esprit même du jeu, elle ne l’est pas du tout quand elle traduit sur le terrain la simple volonté comptable de réduire au maximum les risques et les coûts dans une entreprise. Parce que dans un marché très concurrentiel, celui qui gagne la compétition n’est pas tant celui qui offre le meilleur produit que celui qui met sur le marché un produit à moindre coût. Il ne s’agit plus de sport, mais de concurrence acharnée. On croit que le rugby subit des pressions extérieures mais c’est faux : c’est de l’intérieur qu’il a été navré, c’est dans son être profond qu’il a été morfondu et dénaturé. L’argent ne fut pas la cause de ce désastre mais sa conséquence logique. Son financement. Dans un monde où peu importe que l’on vende des yaourts ou des livres pourvu qu’on ait l’ivresse de la gestion, il n’y avait pas de raison pour que le rugby fasse exception.
Pauvre rugby français. Contraint désormais de plaider contre lui. Désormais taillé sur mesure pour cette époque et donnant de ses nouvelles à elle. Destiné à un public n’ayant connu que le monde né de Dallas, sans avoir la moindre idée de ce qu’était le rugby avant Dallas, et applaudissant au spectacle, non du jeu devenu tout sauf spectaculaire (hormis sa brutalité tellement télégénique), mais de l’emprise de cette époque sur le jeu, sa démonstration de force à elle. Sa propagande à elle. Son jeu agressif à elle (au point de mettre en place des protocoles de commotion pour protéger les joueurs), ses méthodes autoritaires à elle, à la fois régressives, hystériques et infantilisantes (« pas de faute ! Pas de faute ! Pas de faute ! PAS DE FAUTE ! »), son mot d’ordre le sien (« seule la victoire est belle », sous-entendu « la victoire n’est pas la victoire de quelque chose qui l’excède et se prolonge dans le temps, non, elle est sa propre suffisance, elle n’est que la victoire de ceux qui gagnent, elle ne signifie plus rien pour les autres »). Sans oublier la même morgue à discréditer hors du terrain quiconque n’est pas d’accord avec l’histoire en train de s’écrire, ceux s’y risquant étant immédiatement qualifiés de parfaits abrutis, de nostalgiques à la gomme, de connards romantiques, de pauvres idéalistes, de traîtres à la patrie, de guignols vivant dans le passé au lieu de vivre avec leur temps, à l’instar de n’importe quel opposant dans les régimes autocratiques. Une espèce d’aveu, en somme.
Mais on ne se met pas en travers d’une idéologie qui gagne partout… sauf sur le pré ! Car si la victoire est l’unique objectif justifiant que l’art et la manière lui soient sacrifiés, c’est peu dire que les résultats furent à l’égal de ceux obtenus sur le terrain économique : aussi maigres que chiches, loin du miracle promis et, plus édifiant encore, moins probants sur un plan comptable que ce qui se pratiquait avant Dallas – un comble ! Eh oui, les petits Bleus gagnent moins sans y mettre la manière qu’au temps où ils la mettaient. Ah ah ah ! Laisse-moi rire. AH AH AH ! Pour des gens si férus de résultats comptables, ils auraient dû être licenciés pour incompétence – mais non. Eux persistent et signent. Preuve que le monde de Dallas ne se juge pas à ses résultats : il est une idéologie.
Sans compter le sale goût dans la bouche que laisse désormais la victoire, comme une espèce d’amertume, le sentiment qu’elle n’en est pas vraiment une, qu’elle est volée, qu’elle est à la Pyrrhus. On n’arrive même pas à être sincèrement heureux du résultat final lorsqu’il est favorable au tableau d’affichage : quelque chose en empêche. C’est au point où l’on préférait certaines défaites d’antan et, pour un peu, on regrette les frissons qu’elles suscitaient ; tandis que les défaites d’aujourd’hui sont toujours plus noires, déprimantes, glaciales – des humiliations.
De quoi donner à réfléchir ? Je t’en fiche ! Si le rugby français est devenu l’ombre, non de lui-même, mais de la main invisible qui en a fait son jouet, c’est que sa modernisation, j’allais dire sa mondialisation, n’a pas été poussée assez loin, proclament ceux qui n’en démordront jamais. Elle doit l’être davantage, il faut la pousser à son terme, il faut saper les dernières résistances, en finir avec les stupides archaïsmes, ah oui ! Il faut que la contre-révolution ne connaisse plus aucune limite, jusqu’à imposer un jeu totalement, purement et définitivement moderne. Ce n’est pas eux qui ont tort, mais le rugby. Comme hitler, au moment de sa débâcle, ne souhaitait plus qu’une chose : que crève le peuple allemand qui avait trahi son rêve dément. Autre hypothèse : l’assassinat du rugby français comme métaphore libertaire de l’existence était depuis le départ désiré, consciemment ou inconsciemment, et, en ce sens, l’opération aura été un succès. Elle est un succès.
C’est en 1995, soit quatre ans après la fin de Dallas, que le rugby est devenu « professionnel », comme disent ceux qui, au moment d’assassiner un pauvre type, l’assurent que cela n’a rien de personnel, non, c’est purement professionnel.
On ne s’en doutait pas à l’époque, mais c’est à ce moment qu’il a commencé à devenir une nostalgie.
Dallas, ton rugby impitoyable.
Vous allez détester que l’on gagne.
Fait chier !
Annexes
« Rien qu’à voir s’élancer Blanco et Laffont et Sella… »
(Angleterre- France, Tournoi des V Nations, 16 mars 1991.)
«Mon superbe maillot noir avec une grande raie blanche. »
(Équipe de minimes, Sporting Club Universitaire de France, 1972.)
« Jonah Lomu, baptisé l’Extraterrestre, l’Homme-Montagne, Gulliver. »
« Pour ceux qui ne jurent que par le résultat final… »
(Nouvelle-Zélande- France, demi-finale de coupe du monde, 31 octobre 1999.)
« Le rugby, ce mélange de chaos… »
« … et de lumière. »
Annexes
« Rien qu’à voir s’élancer Blanco et Laffont et Sella… »
(Angleterre- France, Tournoi des V Nations, 16 mars 1991.)
«Mon superbe maillot noir avec une grande raie blanche. »
(Équipe de minimes, Sporting Club Universitaire de France, 1972.)
« Jonah Lomu, baptisé l’Extraterrestre, l’Homme-Montagne, Gulliver. »
« Pour ceux qui ne jurent que par le résultat final… »
(Nouvelle-Zélande- France, demi-finale de coupe du monde, 31 octobre 1999.)
« Le rugby, ce mélange de chaos… »
« … et de lumière. »