Niveau 1
Je crois que la scène se déroule dans Women (Charles Bukowski, 1978) et, bon, je sais ce que tu vas dire : je n’en sors décidément pas, oui, je rumine le même cercle de connaissances, inlassablement, okay.
À quoi je réponds qu’une guitare basse n’a que quatre cordes, ce qui n’empêche pas de jouer des milliards de morceaux et débrouille-toi avec ça.
Veux-tu que je me juche sur une chaise et fasse de grands moulinets avec un torchon ?
En attendant, venons-en au fait. Au moment où Chinaski, Hank pour les intimes, dit la Hyène, se retrouve au lit avec, je cite : une « femme estimable ». Pour des raisons qui lui appartiennent (parce qu’il est Hank Chinaski, le poète le plus célèbre et aviné du moment et qu’elle a envie de savoir ce qu’il vaut au lit, s’il est vraiment une hyène et, entre ses griffes, comme on réalise un fantasme, d’éprouver la jouissance des bas-fonds le temps d’une nuit arrachée à la mort quotidienne ?), pour des raisons qui lui appartiennent, dis-je, cette « femme estimable » a ramené en son logis ce pochetron de Hank après une lecture publique de ses poèmes dans un club de Boston (disons Boston, je vérifierai plus tard lorsque j’aurai retrouvé le passage dans Women). Il me semble en tout cas que cela se passe sur la côte Est, alors que Chinaski est foncièrement un homme de l’Ouest, un ange déchu de L.A. (même s’il est né en Allemagne, ce qui, indéniablement, fait de lui un philosophe). Ce qui signifie qu’il n’est pas en territoire connu, pour ne pas dire en terrain hostile. Comme moi-même me trouvais sur mon lieu de travail lorsque M parut.
Disons aussi que la « femme estimable » habite un somptueux appartement dans le quartier ultrachic de Beacon Hill et tu vois où je veux en venir : sous des dehors féminins, cette femme est un produit de luxe. Maintien, allure, manucure, corps serti dans son écrin, coiffure et même couleur des cheveux, même sa voix, même son odeur : tout chez elle est griffé, étiqueté, comme si elle était elle-même une marque prestigieuse et que chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes et peut-être chacune de ses émotions devaient pouvoir s’estimer au premier coup d’œil avec plein de zéros avant la virgule et de là peut-être le côté « estimable », dans le sens comptable du terme, qui vient aux lèvres de Hank lorsqu’il se retrouve chez elle. Car il n’en revient pas d’avoir décroché une telle lune, lui qui depuis toujours ramasse celle-ci dans les caniveaux.
Tant que j’y suis, disons que la « femme estimable » s’appelle Solange. Par commodité narrative. Et pour donner une image, disons qu’elle est le personnage de Solange dans le film Le Feu follet (Louis Malle, 1963), à qui l’actrice Alexandra Stewart prête sa plastique irréprochable, sa beauté d’acier, à la fois dure et lisse, son chic de reine des abeilles et ses manières blondes savamment ramenées en chignon et, par-dessus tout, comme l’enveloppant tout entière et diffusant autour d’elle un froid mortel, sa terrible frigidité, sa monstrueuse frigidité, qui est la frigidité que les classes supérieures veulent imposer au monde car elle les rend insensibles, inaccessibles, supérieurement calculatrices et, à la fin, ce sont des types comme Alain Leroy qui se tirent une balle en plein cœur ou se pendent avec la ceinture de leur pantalon à la poignée d’une fenêtre. Solange, donc. Comme je me la représente.
Une fois rendu chez elle, Hank n’est pas à son aise. Voici qu’il a peur. Parce que les femmes estimables en ont à votre âme, dit-il (il faut que je retrouve le passage exact) ; or, lui tient à conserver le peu d’âme qui lui reste. Un truc comme ça. Ainsi préfère-t-il les femmes déchues parce qu’elles sont mortelles et ne formulent aucune demande d’ordre personnel ; quand elles partent, on n’a rien perdu, c’est ce qu’il dit, plus ou moins, j’avais noté ce passage dans l’un de mes petits carnets. J’avais aussi noté qu’écrire sur une femme estimable est beaucoup plus difficile (c’est moi qui souligne).
Et voici qu’il tombe sur cette créature de Beacon Hill et, quelques pages plus loin (je passe les détails, tu me remercieras plus tard), voici qu’il n’arrive à rien lorsqu’il se retrouve au lit dans ce splendide appartement splendidement décoré, avec vue splendide sur le Longfellow Bridge qui enjambe lourdement la Charles River (eh eh). Cadre splendide s’il en est. À ceci près qu’il inhibe Hank. Le pauvre n’a pas l’habitude. Il ne parvient pas à trouver ses repères dans cet endroit trop beau pour lui et, une gêne en entraînant une autre, impossible de « planter son poireau », comme il dit. Rien. Nib. Le fiasco complet. La panne totale. Le flop bien flasque. Ce n’est pas que Hank a trop bu, non, il est tout le temps pinté, il n’a jamais assez bu, il a tout le temps peur ; mais ce coup-ci, rien à faire, il n’y arrive pas, quelque chose cloche. L’envie est là – et puis non. L’envie de quoi ? Quelque chose sape sa virilité – mais quoi ?
Pour Philip Roth, dans La Contrevie (1986), c’est une faucon israélienne qui cause la débandade de Zuckerman, son alter ego littéraire ; pour Chinaski, c’est le haut du panier qui l’inhibe : il ne bande pas pour ça. Au-delà de la pulsion sexuelle qui ne fait pas toujours le détail, savoir pour quoi on bande et pour quoi on ne bande pas est une étape cruciale dans la vie d’un homme. C’est un moment éthique incomparable. J’imagine que cela vaut aussi pour les femmes, mais je manque d’informations. Quoi qu’il en soit, ils sont forts ces romanciers américains pour identifier ce qui censure le désir au niveau individuel de chacun et, sans eux, je me serais cru seul au monde. Car en France, on n’a pas ce genre de problèmes. On le nie. Chez nous, la censure a gagné la partie depuis longtemps, au point qu’elle n’a plus besoin de s’exercer tellement il n’y a plus de désirs manifestes en France, plus d’envies ni d’élans, plus d’euphories, plus de queues bandant fièrement ni de femmes ruisselant de contentement, plus rien. Rien que la culpabilité. Rien que le sentiment de la défaite et les émotions haineusement intellectualisées qui vont avec. Pour le désir tel qu’il est irrésistible, c’est râpé. Pour la contrevie, on peut repasser. On est bien tranquille de ce côté-là, nous autres de la France. On peut piquer un petit roupillon, sans même avoir joui. Ouf. Ce n’est pas que la tête pensante a été arrachée du corps, c’est le corps pensant qui a été arraché de la tête politiquement corrigée et, tel un cafard guillotiné auquel il ne reste plus que huit à dix jours à vivre avant de crever de faim faute de trouver sa bouche pour se nourrir, la beauté pétole sans partage sur son trône plein de tartre incrusté. Ouf. Le désir a perdu tout goût de s’exprimer, toute vitalité, tout feu et toute flamme aventureux. Bon débarras. Vive la sécurité intérieure. Nous v’là tous déchus. Super-socialisés. Bien zombies. Tout à fait amorphes et cherchant dans la tristesse ce que nous avons perdu du côté de la joie. Cela dit sans y avoir réfléchi plus que ça. Pour le plaisir, ce si vilain mot. Cet interdit qui revient de plus en plus en force. Sachant que la censure n’a pas abdiqué ses méthodes assassines, si besoin est. Bien sûr que non. Celles-ci reviennent même en force. Même si la police ne va taper à ma porte et m’embarquer manu militari pour ce que je viens d’écrire (si j’écris) et c’est une liberté que j’apprécie à sa très haute valeur. Mais pour combien de temps encore ?
Tu me remercieras plus tard, mais je ne vais pas raconter maintenant comment Hank revient deux semaines plus tard à Beacon Hill pour finir ce qu’il a commencé et se montrer enfin à la hauteur de sa réputation. Dérider les fesses de Solange comme elle en rêve et comme elle le mérite. L’estimer pour de bon. Venger Casagemas ! Surtout que je ne me rappelle plus par quel truc et astuce Hank finit par retrouver sa virilité et, toute inhibition bue, par chevaucher la femme estimable et la décoiffer de bas en haut, la traîner dans le caniveau rêvé du sexe et, pour tout dire, lui en donner pour son argent. Peut-être s’est-il réfugié « au pays des fantasmes » pour se fouetter les sangs et, au passage, quel enseignement pour moi de découvrir, page 402 de Women (que je continue de feuilleter pour retrouver le passage que je cherche), le genre de fantasme qui excitait Hank le Poète et, deux points ouvrez les guillemets : « Nous étions tous les deux à la plage, quarante-cinq ou cinquante personnes, hommes et femmes, la plupart en maillot de bain, nous entouraient. Ils faisaient cercle autour de nous. Le soleil brillait au-dessus de nous, les vagues déferlaient sur la plage, je les entendais. De temps en temps, deux ou trois mouettes venaient décrire des cercles, juste au-dessus de nos têtes » – et voilà tout. Tel est le pays des fantasmes de Hank la Hyène. Ce qui est plutôt bien vu : il n’y a que ceux qui regardent le soleil se coucher sur la mer en se frôlant à peine du bout des doigts qui rêvent de sexe.
Ce qui est sûr, c’est que Hank réussit cette fois son planter du poireau et il n’en finit plus de tremper son biscuit dans la femme estimable, il la pistonne comme un âne, la tamponne, lui enfourne tout ce qu’il a, il tient sa revanche. Il la tient par les hanches, par les cheveux, à la gorge, il la prend par-devant, par-derrière, il la prend au sommet de son art, au sommet du mont Fuji, dans les tours de Notre-Dame, il la prend au plus profond de la fosse des Mariannes, il la prend aux deux hémisphères et même à l’équateur, il la prend sur le taureau de Wall Street, oui, tout entière il en fait sa chose, sa proie, sa pute, tout entière la repeint et la repaît, jusqu’à devenir son maître, son violeur, son Mur des lamentations, son effondrement de Turin, il est le volcan Paricutín qui cracha neuf années durant le feu et la lave, il est son réacteur numéro quatre de la centrale de Tchernobyl, il est sa Commune de Paris et sa cour des miracles et, la bite dressée comme un poing ganté de cuir, il est tous les damnés de la Terre convergeant en masse vers la Bastille sacrée, « il est la mort » en marche et, entre deux halètements, tandis que la tête de Solange ballotte droite gauche et roule et rebondit comme un sac dans tous les sens, il l’entend gémir qu’il ne doit pas venir en elle, non non non, il ne faut pas, surtout pas, ce n’est pas le moment, il ne doit pas, C’EST BIEN COMPRIS ?
En pleine ruée vers l’or, ramonant et tisonnant et ahanant, Hank promet, pas de souci, il contrôle, il gère, il est un grand garçon, il ne cherche pas les ennuis, encore moins qu’elle tombe en cloque, il n’est pas né de la dernière pluie, il sait y faire, eh eh. Qu’elle se bile pas. Il va faire comme elle dit. Les damnés de son espèce savent rester à leur place, c’est devenu génétique chez eux de se plier aux ordres. Mais sentant que ça vient, que ça monte, que c’est MAINTENANT, Hank le Salopard se retient une fraction de seconde – et puis merde ! Merde, qu’il se dit. Tant pis. Pas d’hésitation. Brûlons la Bastille ! Et de lâcher toute sa purée dans l’antre de la femme estimable. De gicler tout ce qu’il peut, « en faisant un bruit bizarre, en sentant son sperme bouillonner au fond d’elle ». Au plus profond de ses trompes de Fallope (oui, Fallope, c’est comme ça qu’on dit, je n’y peux rien, à cause d’un certain monsieur Fallope (1523-1562), Gabriel de son prénom, italien de son état, qui a donné son nom aux trompes de. Tout le monde ne peut pas en dire autant : donner son nom au carrefour même de la vie, là où tout commence pour chacun d’entre nous).
Évidemment, Solange est furieuse. Horrifiée elle est. Dégoûtée. Paniquée. On peut la comprendre. Hank n’en est pas encore revenu de son ivresse révolutionnaire qu’elle l’a jeté hors du lit d’un méchant coup de pied et, après avoir couru dans la salle de bains, qu’elle s’asperge déjà à grands jets d’eau chaude, en sautant à pieds joints pour faire couler l’immonde semence, que sorte un par un les milliards de spermatozoïdes ébahis, tout ce peuple immonde des abysses, vade retro les forçats de l’amour. « Espèce de sale ENFOIRÉ ! » qu’elle hurle depuis la salle de bains. « Tu l’as fait EXPRÈS ! » qu’elle hurle depuis la salle de bains. Merde merde merde merde et MERDE ! qu’elle fulmine et se prend la tête dans la salle de bains, les jambes écartées au-dessus du bidet. Se lamente toute seule : « Pourvu que. Oh non, pas ça ! PAS DE LUI ! Tu pouvais pas te retenir, hein ! Putain d’enfoiré ! Oh le sale connard ! DANS QUELLE LANGUE FALLAIT-IL LE DIRE ? » Dès que les gens des beaux quartiers perdent le contrôle, ils perdent très vite toute mesure. Ils arrachent leur masque, dévoilant la violence originelle par laquelle ils ont réussi à grimper l’échelle sociale. Cette violence leur demeure et que le vernis craque, elle explose.
Lisant ce passage, je n’avais pas seulement éclaté de rire (bon dieu, il faut vraiment que je retrouve ce passage. Trois fois que je relis Women en diagonale et même en quadrigonale – et rien. Et si j’avais tout INVENTÉ ?). Mais je n’avais pas seulement éclaté de rire, non, j’avais aussi compris quelque chose. J’avais entrevu quelque chose que je ne soupçonnais pas et dont personne ne m’avait jamais parlé. À savoir : la revanche par le sexe. À savoir : on ne baise pas seulement un corps, oh non, pauvres corps, on baise bien autre chose sur leur dos, on baise plein d’autres choses en sous-main, on règle ses comptes. On exulte ses ressentiments et, dans toutes les positions, on mêle au sexe des trucs qui, sur le papier, n’ont rien à y voir. Des trucs souvent moches. Des trucs inavouables. Refoulés. Inexprimables partout ailleurs. Sur les sites pornographiques, on trouve des vidéos du style « Gros black enfile par tous les trous une salope blanche prête à tout » ou « Chaudasse juive se fait défoncer par deux super queutards maghrébins » et ce n’est pas un hasard. Ceux qui gagnent du fric avec ce genre de sites font des études de marché. Ils savent très bien de quoi le sexe est aussi l’enjeu. Désolé de parler de ça. Mille excuses que ces choses-là existent. Sacré Chinaski. Faire l’amour, c’est aussi faire la guerre, ce n’est pas l’un ou l’autre car c’est parfois continuer la guerre par un autre moyen, dans des positions plus ou moins acrobatiques, en sous-main, sans le dire, à son petit niveau individuel de revanche à prendre sur la vie et, sauf erreur, c’est ce qu’on appelle un mal pour un bien. Sauf erreur, le sexe n’unit pas ce qui est séparé comme le fait l’amour, il en jouit. En tous les cas, cela m’avait ouvert les yeux que ce gros dégueulasse de Chinaski lève l’interdit que la société faisait peser sur lui depuis 1937, lorsqu’il « matait avec concupiscence les femmes et les filles sur les trottoirs de Los Angeles et que la fesse coûtait deux dollars alors que personne n’avait d’argent (et encore moins d’espoir). Longtemps il avait dû attendre sa chance et voici que les dieux lui étaient enfin favorables : il se payait une poule grand luxe et brûlante ». Voici qu’il sautait la barrière. Après s’y être repris à deux fois.
Niveau 1
Je crois que la scène se déroule dans Women (Charles Bukowski, 1978) et, bon, je sais ce que tu vas dire : je n’en sors décidément pas, oui, je rumine le même cercle de connaissances, inlassablement, okay.
À quoi je réponds qu’une guitare basse n’a que quatre cordes, ce qui n’empêche pas de jouer des milliards de morceaux et débrouille-toi avec ça.
Veux-tu que je me juche sur une chaise et fasse de grands moulinets avec un torchon ?
En attendant, venons-en au fait. Au moment où Chinaski, Hank pour les intimes, dit la Hyène, se retrouve au lit avec, je cite : une « femme estimable ». Pour des raisons qui lui appartiennent (parce qu’il est Hank Chinaski, le poète le plus célèbre et aviné du moment et qu’elle a envie de savoir ce qu’il vaut au lit, s’il est vraiment une hyène et, entre ses griffes, comme on réalise un fantasme, d’éprouver la jouissance des bas-fonds le temps d’une nuit arrachée à la mort quotidienne ?), pour des raisons qui lui appartiennent, dis-je, cette « femme estimable » a ramené en son logis ce pochetron de Hank après une lecture publique de ses poèmes dans un club de Boston (disons Boston, je vérifierai plus tard lorsque j’aurai retrouvé le passage dans Women). Il me semble en tout cas que cela se passe sur la côte Est, alors que Chinaski est foncièrement un homme de l’Ouest, un ange déchu de L.A. (même s’il est né en Allemagne, ce qui, indéniablement, fait de lui un philosophe). Ce qui signifie qu’il n’est pas en territoire connu, pour ne pas dire en terrain hostile. Comme moi-même me trouvais sur mon lieu de travail lorsque M parut.
Disons aussi que la « femme estimable » habite un somptueux appartement dans le quartier ultrachic de Beacon Hill et tu vois où je veux en venir : sous des dehors féminins, cette femme est un produit de luxe. Maintien, allure, manucure, corps serti dans son écrin, coiffure et même couleur des cheveux, même sa voix, même son odeur : tout chez elle est griffé, étiqueté, comme si elle était elle-même une marque prestigieuse et que chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes et peut-être chacune de ses émotions devaient pouvoir s’estimer au premier coup d’œil avec plein de zéros avant la virgule et de là peut-être le côté « estimable », dans le sens comptable du terme, qui vient aux lèvres de Hank lorsqu’il se retrouve chez elle. Car il n’en revient pas d’avoir décroché une telle lune, lui qui depuis toujours ramasse celle-ci dans les caniveaux.
Tant que j’y suis, disons que la « femme estimable » s’appelle Solange. Par commodité narrative. Et pour donner une image, disons qu’elle est le personnage de Solange dans le film Le Feu follet (Louis Malle, 1963), à qui l’actrice Alexandra Stewart prête sa plastique irréprochable, sa beauté d’acier, à la fois dure et lisse, son chic de reine des abeilles et ses manières blondes savamment ramenées en chignon et, par-dessus tout, comme l’enveloppant tout entière et diffusant autour d’elle un froid mortel, sa terrible frigidité, sa monstrueuse frigidité, qui est la frigidité que les classes supérieures veulent imposer au monde car elle les rend insensibles, inaccessibles, supérieurement calculatrices et, à la fin, ce sont des types comme Alain Leroy qui se tirent une balle en plein cœur ou se pendent avec la ceinture de leur pantalon à la poignée d’une fenêtre. Solange, donc. Comme je me la représente.
Une fois rendu chez elle, Hank n’est pas à son aise. Voici qu’il a peur. Parce que les femmes estimables en ont à votre âme, dit-il (il faut que je retrouve le passage exact) ; or, lui tient à conserver le peu d’âme qui lui reste. Un truc comme ça. Ainsi préfère-t-il les femmes déchues parce qu’elles sont mortelles et ne formulent aucune demande d’ordre personnel ; quand elles partent, on n’a rien perdu, c’est ce qu’il dit, plus ou moins, j’avais noté ce passage dans l’un de mes petits carnets. J’avais aussi noté qu’écrire sur une femme estimable est beaucoup plus difficile (c’est moi qui souligne).
Et voici qu’il tombe sur cette créature de Beacon Hill et, quelques pages plus loin (je passe les détails, tu me remercieras plus tard), voici qu’il n’arrive à rien lorsqu’il se retrouve au lit dans ce splendide appartement splendidement décoré, avec vue splendide sur le Longfellow Bridge qui enjambe lourdement la Charles River (eh eh). Cadre splendide s’il en est. À ceci près qu’il inhibe Hank. Le pauvre n’a pas l’habitude. Il ne parvient pas à trouver ses repères dans cet endroit trop beau pour lui et, une gêne en entraînant une autre, impossible de « planter son poireau », comme il dit. Rien. Nib. Le fiasco complet. La panne totale. Le flop bien flasque. Ce n’est pas que Hank a trop bu, non, il est tout le temps pinté, il n’a jamais assez bu, il a tout le temps peur ; mais ce coup-ci, rien à faire, il n’y arrive pas, quelque chose cloche. L’envie est là – et puis non. L’envie de quoi ? Quelque chose sape sa virilité – mais quoi ?
Pour Philip Roth, dans La Contrevie (1986), c’est une faucon israélienne qui cause la débandade de Zuckerman, son alter ego littéraire ; pour Chinaski, c’est le haut du panier qui l’inhibe : il ne bande pas pour ça. Au-delà de la pulsion sexuelle qui ne fait pas toujours le détail, savoir pour quoi on bande et pour quoi on ne bande pas est une étape cruciale dans la vie d’un homme. C’est un moment éthique incomparable. J’imagine que cela vaut aussi pour les femmes, mais je manque d’informations. Quoi qu’il en soit, ils sont forts ces romanciers américains pour identifier ce qui censure le désir au niveau individuel de chacun et, sans eux, je me serais cru seul au monde. Car en France, on n’a pas ce genre de problèmes. On le nie. Chez nous, la censure a gagné la partie depuis longtemps, au point qu’elle n’a plus besoin de s’exercer tellement il n’y a plus de désirs manifestes en France, plus d’envies ni d’élans, plus d’euphories, plus de queues bandant fièrement ni de femmes ruisselant de contentement, plus rien. Rien que la culpabilité. Rien que le sentiment de la défaite et les émotions haineusement intellectualisées qui vont avec. Pour le désir tel qu’il est irrésistible, c’est râpé. Pour la contrevie, on peut repasser. On est bien tranquille de ce côté-là, nous autres de la France. On peut piquer un petit roupillon, sans même avoir joui. Ouf. Ce n’est pas que la tête pensante a été arrachée du corps, c’est le corps pensant qui a été arraché de la tête politiquement corrigée et, tel un cafard guillotiné auquel il ne reste plus que huit à dix jours à vivre avant de crever de faim faute de trouver sa bouche pour se nourrir, la beauté pétole sans partage sur son trône plein de tartre incrusté. Ouf. Le désir a perdu tout goût de s’exprimer, toute vitalité, tout feu et toute flamme aventureux. Bon débarras. Vive la sécurité intérieure. Nous v’là tous déchus. Super-socialisés. Bien zombies. Tout à fait amorphes et cherchant dans la tristesse ce que nous avons perdu du côté de la joie. Cela dit sans y avoir réfléchi plus que ça. Pour le plaisir, ce si vilain mot. Cet interdit qui revient de plus en plus en force. Sachant que la censure n’a pas abdiqué ses méthodes assassines, si besoin est. Bien sûr que non. Celles-ci reviennent même en force. Même si la police ne va taper à ma porte et m’embarquer manu militari pour ce que je viens d’écrire (si j’écris) et c’est une liberté que j’apprécie à sa très haute valeur. Mais pour combien de temps encore ?
Tu me remercieras plus tard, mais je ne vais pas raconter maintenant comment Hank revient deux semaines plus tard à Beacon Hill pour finir ce qu’il a commencé et se montrer enfin à la hauteur de sa réputation. Dérider les fesses de Solange comme elle en rêve et comme elle le mérite. L’estimer pour de bon. Venger Casagemas ! Surtout que je ne me rappelle plus par quel truc et astuce Hank finit par retrouver sa virilité et, toute inhibition bue, par chevaucher la femme estimable et la décoiffer de bas en haut, la traîner dans le caniveau rêvé du sexe et, pour tout dire, lui en donner pour son argent. Peut-être s’est-il réfugié « au pays des fantasmes » pour se fouetter les sangs et, au passage, quel enseignement pour moi de découvrir, page 402 de Women (que je continue de feuilleter pour retrouver le passage que je cherche), le genre de fantasme qui excitait Hank le Poète et, deux points ouvrez les guillemets : « Nous étions tous les deux à la plage, quarante-cinq ou cinquante personnes, hommes et femmes, la plupart en maillot de bain, nous entouraient. Ils faisaient cercle autour de nous. Le soleil brillait au-dessus de nous, les vagues déferlaient sur la plage, je les entendais. De temps en temps, deux ou trois mouettes venaient décrire des cercles, juste au-dessus de nos têtes » – et voilà tout. Tel est le pays des fantasmes de Hank la Hyène. Ce qui est plutôt bien vu : il n’y a que ceux qui regardent le soleil se coucher sur la mer en se frôlant à peine du bout des doigts qui rêvent de sexe.
Ce qui est sûr, c’est que Hank réussit cette fois son planter du poireau et il n’en finit plus de tremper son biscuit dans la femme estimable, il la pistonne comme un âne, la tamponne, lui enfourne tout ce qu’il a, il tient sa revanche. Il la tient par les hanches, par les cheveux, à la gorge, il la prend par-devant, par-derrière, il la prend au sommet de son art, au sommet du mont Fuji, dans les tours de Notre-Dame, il la prend au plus profond de la fosse des Mariannes, il la prend aux deux hémisphères et même à l’équateur, il la prend sur le taureau de Wall Street, oui, tout entière il en fait sa chose, sa proie, sa pute, tout entière la repeint et la repaît, jusqu’à devenir son maître, son violeur, son Mur des lamentations, son effondrement de Turin, il est le volcan Paricutín qui cracha neuf années durant le feu et la lave, il est son réacteur numéro quatre de la centrale de Tchernobyl, il est sa Commune de Paris et sa cour des miracles et, la bite dressée comme un poing ganté de cuir, il est tous les damnés de la Terre convergeant en masse vers la Bastille sacrée, « il est la mort » en marche et, entre deux halètements, tandis que la tête de Solange ballotte droite gauche et roule et rebondit comme un sac dans tous les sens, il l’entend gémir qu’il ne doit pas venir en elle, non non non, il ne faut pas, surtout pas, ce n’est pas le moment, il ne doit pas, C’EST BIEN COMPRIS ?
En pleine ruée vers l’or, ramonant et tisonnant et ahanant, Hank promet, pas de souci, il contrôle, il gère, il est un grand garçon, il ne cherche pas les ennuis, encore moins qu’elle tombe en cloque, il n’est pas né de la dernière pluie, il sait y faire, eh eh. Qu’elle se bile pas. Il va faire comme elle dit. Les damnés de son espèce savent rester à leur place, c’est devenu génétique chez eux de se plier aux ordres. Mais sentant que ça vient, que ça monte, que c’est MAINTENANT, Hank le Salopard se retient une fraction de seconde – et puis merde ! Merde, qu’il se dit. Tant pis. Pas d’hésitation. Brûlons la Bastille ! Et de lâcher toute sa purée dans l’antre de la femme estimable. De gicler tout ce qu’il peut, « en faisant un bruit bizarre, en sentant son sperme bouillonner au fond d’elle ». Au plus profond de ses trompes de Fallope (oui, Fallope, c’est comme ça qu’on dit, je n’y peux rien, à cause d’un certain monsieur Fallope (1523-1562), Gabriel de son prénom, italien de son état, qui a donné son nom aux trompes de. Tout le monde ne peut pas en dire autant : donner son nom au carrefour même de la vie, là où tout commence pour chacun d’entre nous).
Évidemment, Solange est furieuse. Horrifiée elle est. Dégoûtée. Paniquée. On peut la comprendre. Hank n’en est pas encore revenu de son ivresse révolutionnaire qu’elle l’a jeté hors du lit d’un méchant coup de pied et, après avoir couru dans la salle de bains, qu’elle s’asperge déjà à grands jets d’eau chaude, en sautant à pieds joints pour faire couler l’immonde semence, que sorte un par un les milliards de spermatozoïdes ébahis, tout ce peuple immonde des abysses, vade retro les forçats de l’amour. « Espèce de sale ENFOIRÉ ! » qu’elle hurle depuis la salle de bains. « Tu l’as fait EXPRÈS ! » qu’elle hurle depuis la salle de bains. Merde merde merde merde et MERDE ! qu’elle fulmine et se prend la tête dans la salle de bains, les jambes écartées au-dessus du bidet. Se lamente toute seule : « Pourvu que. Oh non, pas ça ! PAS DE LUI ! Tu pouvais pas te retenir, hein ! Putain d’enfoiré ! Oh le sale connard ! DANS QUELLE LANGUE FALLAIT-IL LE DIRE ? » Dès que les gens des beaux quartiers perdent le contrôle, ils perdent très vite toute mesure. Ils arrachent leur masque, dévoilant la violence originelle par laquelle ils ont réussi à grimper l’échelle sociale. Cette violence leur demeure et que le vernis craque, elle explose.
Lisant ce passage, je n’avais pas seulement éclaté de rire (bon dieu, il faut vraiment que je retrouve ce passage. Trois fois que je relis Women en diagonale et même en quadrigonale – et rien. Et si j’avais tout INVENTÉ ?). Mais je n’avais pas seulement éclaté de rire, non, j’avais aussi compris quelque chose. J’avais entrevu quelque chose que je ne soupçonnais pas et dont personne ne m’avait jamais parlé. À savoir : la revanche par le sexe. À savoir : on ne baise pas seulement un corps, oh non, pauvres corps, on baise bien autre chose sur leur dos, on baise plein d’autres choses en sous-main, on règle ses comptes. On exulte ses ressentiments et, dans toutes les positions, on mêle au sexe des trucs qui, sur le papier, n’ont rien à y voir. Des trucs souvent moches. Des trucs inavouables. Refoulés. Inexprimables partout ailleurs. Sur les sites pornographiques, on trouve des vidéos du style « Gros black enfile par tous les trous une salope blanche prête à tout » ou « Chaudasse juive se fait défoncer par deux super queutards maghrébins » et ce n’est pas un hasard. Ceux qui gagnent du fric avec ce genre de sites font des études de marché. Ils savent très bien de quoi le sexe est aussi l’enjeu. Désolé de parler de ça. Mille excuses que ces choses-là existent. Sacré Chinaski. Faire l’amour, c’est aussi faire la guerre, ce n’est pas l’un ou l’autre car c’est parfois continuer la guerre par un autre moyen, dans des positions plus ou moins acrobatiques, en sous-main, sans le dire, à son petit niveau individuel de revanche à prendre sur la vie et, sauf erreur, c’est ce qu’on appelle un mal pour un bien. Sauf erreur, le sexe n’unit pas ce qui est séparé comme le fait l’amour, il en jouit. En tous les cas, cela m’avait ouvert les yeux que ce gros dégueulasse de Chinaski lève l’interdit que la société faisait peser sur lui depuis 1937, lorsqu’il « matait avec concupiscence les femmes et les filles sur les trottoirs de Los Angeles et que la fesse coûtait deux dollars alors que personne n’avait d’argent (et encore moins d’espoir). Longtemps il avait dû attendre sa chance et voici que les dieux lui étaient enfin favorables : il se payait une poule grand luxe et brûlante ». Voici qu’il sautait la barrière. Après s’y être repris à deux fois.