Cela se passait en milieu d’après-midi, dans une brasserie, mollement fréquentée à cette heure creuse. J’avais un peu bu (j’étais carrément saoul en fait) et, à la table voisine, juste à ma droite, installée sur la même banquette de moleskine rouge qui, au niveau des fessiers, créait une indicible proximité avec quiconque se trouvait pareillement assis, une femme seule, virgule, plus très jeune mais portant une robe qui l’érotisait joliment, virgule, ses lèvres s’ourlaient sur un sourire carnassier, virgule, le sourire de Mitterrand, avais-je pensé avec un sentiment de répulsion fascinée, point-virgule ; elle travaillait dans l’art contemporain, m’apprit-elle au détour de la conversation qui s’était engagée entre nous ou, plus exactement, que j’avais engagée avec elle et par l’un de ces artifices qui, sur la page, permettent aux mots d’aller droit à l’essentiel sans se préoccuper du reste, voici que je lui parlais des gifs animés qui, à cette époque, occupaient nuitamment mon temps de cerveau disponible et « Vos gifs animés, me dit cette femme en retroussant les lèvres comme devant une viande bien juteuse, ils ont l’air formidables ! Vous devriez les exposer. » Je devais réfléchir à une installation. Elle pouvait me présenter un scénographe, si je le voulais.
Pour une raison qui m’échappait, cette femme m’associait à l’art contemporain. Peut-être me confondait-elle avec un autre. Ou bien m’associait-elle à S et te rappelles-tu S ? En tous les cas, j’adorais sa robe. J’adorais la couleur de sa robe (rose très pâle). J’adorais la fluidité du tissu (du crêpe ? Une mousseline ?) qui tantôt épousait sa poitrine pour en donner un délicieux avant-goût, tantôt l’escamotait au gré des mouvements de son buste, dans un jeu de cache-cache qui me donnait encore plus soif. Ce pourquoi, n’ayant de toute façon rien de mieux à faire et me trouvant, en plus d’être saoul, hic, dans un de ces états bizarres dont M détenait à présent le secret, j’avais passé la fin de l’après-midi avec cette femme, conversant avec elle d’art contemporain puisqu’elle travaillait dans ce secteur d’activité. Elle était même une galeriste qui vendait très bien. Elle recherchait tout le temps de nouveaux talents. Elle voulait faire bouger les choses. Elle voulait créer des passerelles. Elle était enchantée de notre rencontre. Elle avait lu mes livres mais elle ignorait que j’avais d’autres cordes à mon arc. Elle adorerait exposer mes gifs animés dans sa galerie. Avais-je d’autres projets en cours qui soient de la même veine ? Écrivais-je en ce moment (j’avais cru qu’elle disait en ce maman) ?
Si j’écrivais ? Bien sûr. Hic. Je ne cessais pas d’écrire ! J’avais même plein de projets de livres. En ce moment, je travaillais à l’histoire d’un bruit. Absolument ! Hic. Elle avait mis cette robe à mon intention ou s’habillait-elle toujours de cette façon ? L’aventure d’un bruit, pour être exact. Pas n’importe quel bruit ! Celui que fait un corps lorsqu’une voiture le percute. Ce bruit-là ! Très étrange. Épouvantable. À nul autre comparable. Comme me l’avait raconté un ami qui avait eu un accident de voiture. C’était il y a deux ans environ (encore huit ans, plus que huit ans). Cet ami avait renversé un vieux monsieur qui traversait la rue sans regarder. Boum. Heureusement qu’il ne roulait pas vite ! Sur le moment il avait craint le pire. Le vieux monsieur gisait sur la chaussée, son sac à provisions éventré, des gens s’étaient empressés. Mais rien de grave finalement. Le vieux monsieur s’était relevé, il n’avait rien de cassé, il était juste un peu choqué. Le seul dommage physique avait été le bris de ses lunettes. Le vieux monsieur en avait éprouvé un prodigieux désarroi. Les mains tremblantes, il n’arrêtait pas de vouloir réparer la monture sans y parvenir et on avait le sentiment que c’était lui qu’il tentait de rafistoler à cet instant. Cela aurait pu être plus grave. Tellement plus grave. Bon dieu, il ne l’avait pas vu traverser. Le vieux avait brusquement surgi devant lui et il n’avait pas pu l’éviter. Tout avait été si vite, etc. Hic.
Cet ami avait néanmoins eu très peur. Il avait cru qu’il avait tué le vieux monsieur. Deux ans plus tard, il en faisait toujours des cauchemars. Deux ans plus tard, il se souvenait très bien du choc au moment de l’accident. Il entendait encore le bruit du corps percutant sa voiture. Il ne pouvait pas l’oublier. Ce bruit : il n’arrivait pas à se l’ôter de la tête. Elle avait déjà renversé un piéton ? Une femme ? Un enfant ? Elle avait déjà couché avec un homme et son épouse s’était jetée par la fenêtre une semaine plus tard ? C’est un bruit très particulier que le bruit d’un corps qu’une voiture heurte, renverse, fauche, écrase, dézingue. Tout va si vite que, de l’accident, il ne reste que le bruit du corps que l’acier percute et – comment dire ? Hic. Je voulais écrire sur ce bruit. Sur la singularité de ce bruit. Sur ses résonances. Sa texture. Sa signification. Ses prolongements. Comprenait-elle ? L’aventure de ce bruit : c’est sur cela que je travaillais actuellement. Hic. L’aventure d’un bruit. Rien d’autre. Ce serait un très gros livre. Avec peut-être un enregistrement audio. J’étais en ce moment en contact avec des gens de l’Ircam. Un autre verre ?
Sinon, j’avais un autre projet ? Ah oui ! J’avais plein de projets. Elle n’avait pas idée. J’adorais l’art contemporain. J’adorais Marcel Duchamp, comme tout le monde, oui, j’avais compris tout le parti que je pouvais tirer d’un type qui avait exposé un urinoir en disant que c’était de l’art à une époque où l’art était un académisme et même si ce n’était plus le cas aujourd’hui, même si un urinoir exposé dans une galerie était devenu l’académisme même, j’adorais sa robe. Je l’adorais vraiment. Hic. J’avais des projets à la pelle. Elle n’avait pas idée. J’avais chez moi un violon dans lequel je pissais depuis si longtemps que ça vaudrait la peine de l’exposer. Ça vaudrait la peine que quelqu’un en joue. Cela ferait une super-performance. On pourrait sortir un CD collector. Quoi encore ? Que je réfléchisse. Ah oui ! Je possédais d’inestimables clichés de bites de sable. Absolument : des bites de sable ! De magnifiques phallus arénacés. Elle pouvait venir chez moi si elle ne me croyait pas. Oui oui, des bites de sable ! Des clichés tout à fait suggestifs. Vraiment impressionnants. Hic. Comme un érotisme postmoderne. Alors qu’il s’agit des déjections de petits vers arénicoles. Eh oui. Hic. Savait-elle ce qu’étaient les vers arénicoles ? Je pouvais lui en montrer un si elle voulait (et, joignant le geste à mon sous-entendu grivois, j’osais passer ma main autour de sa taille et ou bien j’étais très saoul, ou bien mon audace lui plut car elle ne me repoussa pas). On les appelle vers de vase ou vers noirs mais, selon les régions, de façon plus folklorique : chiques, bocards ou bouzous et même buzucs. C’était bien « buzuc ». L’Art Buzuc : ça sonnait bien. Hic. Qu’est-ce qu’elle en pensait ? On pourrait lancer un courant. On pouvait évidemment améliorer les photos avec un logiciel. Dramatiser chaque bite de sable avec des tirages en noir et blanc. Des tirages colossaux. Peut-être trois ou quatre mètres de haut. Comme des menhirs. Des totems. Plus c’est grand, plus ça impressionne et mieux le message passe. Elle n’était pas d’accord ? Le message, c’est la taille. C’est le gigantisme. Et on pourrait faire une série qui ferait sens. Hic. Plus c’est reproduit, plus ça a du sens. Le sens, c’est la répétition. C’est la production en série. Elle n’était pas d’accord ? J’avais plein d’idées. Hic. Ce n’étaient pas les idées qui me manquaient.
Par exemple, je tentais actuellement de convaincre le musée du Louvre de dissimuler de discrets petits micros devant la Joconde, la Vénus de Milo, Le Radeau de la Méduse, La Liberté guidant le peuple et deux ou trois autres chefs-d’œuvre parmi les plus prestigieux et, dans un espace à l’écart plongé dans l’obscurité la plus totale, à moins que ce ne soit à la cafétéria, des haut-parleurs diffuseraient en direct « la bulle sonore » correspondant à tel ou tel chef-d’œuvre. Le brouhaha caractéristique de la Joconde, de la Vénus de Milo, du Radeau de la Méduse, etc. Les réflexions possiblement échangées à leur vue. Ce que les gens se disaient en leur présence et la nature de ces propos, quels qu’ils soient, certains sans doute pertinents mais d’autres complètement débiles ou n’ayant même rien à voir – de quoi parlent les gens devant La Liberté guidant le peuple ou Les Noces de Cana de David ? À quoi pensent-ils ? Il y aurait des surprises ! Il y en aurait dans toutes les langues ! On surprendrait peut-être des conversations très privées. D’une certaine façon, on entendrait les œuvres. Ou plutôt, on saurait ce que les œuvres entendent à longueur de journée et sont obligées d’entendre. On comprendrait leur tristesse. On serait aux premières loges. Tout le rapport à l’art serait inversé. Je prévoyais aussi des audiophones offrant de faire toute la visite du musée avec des écouteurs diffusant les conversations captées uniquement devant un chef-d’œuvre de son choix. Façon de rester en prise direct avec la Joconde (si on choisissait la Joconde) même lorsqu’on se trouvait très loin d’elle – par exemple dans la salle des Antiquités égyptiennes. Ce serait génial de pouvoir admirer le Grand Sphinx de Tanis avec, dans les oreilles, les commentaires de ceux contemplant au même moment la Joconde. Et vice versa ! Ce serait sublime, non ? Ce serait super-instructif. Pour ma part, j’étais très excité à l’idée de ce que les micros allaient capter. On verrait à quel point l’art fait parler. On verrait qu’entre l’art et sa réception, il se passe quelque chose de très bizarre. L’art n’est-il pas dialogue ? J’avais d’ailleurs commencé à rédiger un texte hyperintelligent sur le concept d’Art Buzuc. On pourrait même appeler cette installation « Après Auschwitz », histoire de faire réfléchir et de donner un peu de crédit au concept, qu’en pensait-elle ? Était-ce assez contemporain pour elle ? Elle pensait que le Louvre allait accepter ? J’avais ma chance ? Elle n’était pas sans savoir que les gens étaient désormais le clou du spectacle. C’étaient eux les artistes, désormais. Eux qu’il fallait placer au centre de l’art. Hic. Bon dieu, j’adorais vraiment sa robe.
J’adorais comment le tissu bâillait juste au bon endroit. Elle était une petite coquine dans son genre. Elle comptait se limer les dents elle aussi ou elle s’en fichait ? Hic. Elle avait des connexions avec le Louvre ? Il faudrait, là aussi, réfléchir à la mise en scène. Elle pourrait appeler son scénographe. Ce serait une bonne idée. Car je n’y connaissais rien en art contemporain. Elle devait le savoir. Je lui laissais le champ libre. J’avais tellement d’idées en tête, je croulais sous les projets. Ce n’étaient pas les idées qui manquaient. Ah non ! Les idées : peuh. Hic. Tout le monde avait des idées. Même les pizzaïolos. C’est dire. Par exemple – et ma main s’égarait de plus en plus le long de sa colonne vertébrale –, j’avais le projet de filmer en plan fixe un type qui mangerait son chapeau. Il le mangerait consciencieusement. Petit bout par petit bout. Jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Un autre petit film cadrerait quelqu’un ravalant sa salive. Il la ravalerait indéfiniment, monstrueusement, sans jamais y parvenir et continuant ainsi à la ravaler toute. Un autre verrait un couteau tourner dans une plaie. Le couteau tournerait dans un sens, puis dans l’autre sens, cela pendant des heures et des heures, sans fin. Il y aurait aussi quelqu’un se mettant la rate au court-bouillon. Quelqu’un dormant sur ses deux oreilles. Quelqu’un coupant des cheveux en quatre. Quelqu’un tournant sept fois sa langue dans sa bouche. Quelqu’un gardant le petit doigt sur la couture de son pantalon (le film durerait quatre-vingt-deux heures, en référence à l’espérance de vie moyenne des Français). Quelqu’un cassant trois pattes à un canard (prévoir un canard génétiquement modifié pour avoir trois pattes). Quelqu’un cherchant (avec une loupe) la petite bête. Quelqu’un (le pantalon baissé) pétant plus haut que son cul. Quelqu’un baissant simplement les bras (on le verrait seulement baisser les bras). Quelqu’un qui n’aurait pas les yeux en face des trous. Quelqu’un enculant une mouche (pas si simple à réaliser). Quelqu’un cassant sa pipe (crac !). Quelqu’un se mettant en quatre (faire appel à un contorsionniste). Quelqu’un mettant les bouchées doubles (miam miam). Quelqu’un sucrant des fraises (des gariguettes ? Des cléris ? Des maras des bois ?). Quelqu’un se serrant perpétuellement la ceinture. Quelqu’un ayant une case en moins (son crâne serait filmé aux rayons X). Etc. Vous voyez le genre. Cette série s’appellerait Locution Solus.
Ah mais j’avais aussi un autre projet, génial celui-là. Ah oui ! Je voulais filmer en super 8 un homme naufragé quelque part en Méditerranée. On le verrait, cadré d’assez près mais pas trop, petit point éperdu au milieu de l’immensité houleuse, luttant pour garder la tête hors de l’eau et tenter d’échapper à la noyade, s’y épuisant de toutes ses forces, ballotté par les vagues, submergé de toutes parts et le film montrerait cette lutte effroyable pour la vie. Lutte solitaire, forcenée, animale, grandiose et dérisoire mais perdue d’avance. Je la filmerais sans discontinuer, sans en perdre une miette, en un seul plan-séquence absolument muet, sans la moindre bande-son, bien sûr que non, quelle horreur ! Et cette scène durerait silencieusement le temps qu’elle durerait, comme on observe un insecte pris dans une toile d’araignée, jusqu’à ce que l’homme se noie une fois, se noie deux fois, de la surface finisse par disparaître pour ne plus réapparaître, jamais. Il n’y aurait rien d’autre à contempler que cette disparition corps et âme d’un homme, précédée de sa lutte désespérée contre la mort immensément grise et froide et mauvaise et inlassable et ce serait comme une métaphore de la vie en plus d’être un document sur ce qui se passe actuellement en Méditerranée. En temps réel, on assisterait, confortablement installé dans son fauteuil, aux derniers instants d’un homme s’acharnant follement à rester en vie, minuscule petite tête d’épingle battue de face et de travers par les vagues ne cessant de déferler sur lui et ne lui laissant aucun répit, l’homme parvenant de moins en moins à rester à flot et buvant de plus en plus tasse sur tasse, l’homme luttant d’abord de toutes ses forces, puis avec moins de forces, puis sans plus aucune force, avant d’être vaincu par plus fort que lui, de guerre lasse abdiquer et, d’un coup, être entraîné par le fond, couler finalement à pic, sans plus laisser aucune trace, pas même une ride à la surface de l’eau, la mer se refermant sur lui avec une monstrueuse indifférence. Cela s’intitulerait La Lutte. Ou bien La Honte. Ou bien Absurdie. Je ne savais pas encore. Hic. En tout cas, ce serait plus intéressant que de regarder un type dormir pendant plus de cinq heures. Qu’en pensait-elle ?
Mais mon projet préféré, le plus radical d’entre tous, celui qui me touchait personnellement de près – comment dire ? Hic. Je projetais de filmer pendant plusieurs heures, au niveau du sol, les pieds d’une chaise dans un café. Cette chaise se trouverait plus ou moins dans le passage et on verrait TOUTES LES FOIS où quelqu’un se cogne dedans, bang, tape dedans, rebang, se prend les pieds dans les pieds de la chaise, blam, au risque parfois de trébucher mais dans tous les cas bousculant le type assis sur la chaise, le faisant chaque fois sursauter, l’obligeant chaque fois à encaisser le choc, sans le faire exprès cependant, juste parce que personne ne regarde où il met les pieds, juste parce que personne ne fait attention et j’étais persuadé qu’elle comprenait de quoi je parlais. Oh oui, elle savait qu’il se trouve toujours quelqu’un pour taper continuellement dans la chaise sur laquelle on est assis, blam, de toutes les façons possibles les gens shootent dedans, en permanence, impossible de rester tranquillement assis sur sa chaise sans que quelqu’un la heurte, bute et rebute dedans, bang et rebang, vous donnant à chaque fois un coup qui vous ébranle de la façon la plus odieuse qui soit, bang, et encore bang, jusqu’à l’angoisse absolue, l’angoisse la plus pure, la colère la plus insurmontable, la vie telle qu’elle ne laisse aucun répit, le sentiment qu’on se trouve dans le passage et qu’on dérange, qu’on ne trouvera jamais sur Terre une place où être tranquille, jamais un endroit où vivre en paix et – hic. Je m’étais tu. Je l’avais regardée. J’avais soudain envie de lui rire au nez. Et si on arrêtait ces bêtises, lui dis-je. Si on allait baiser. Elle ne voulait pas m’astiquer le buzuc, là, tout de suite, sous la table ? Ce fut non. Et pas d’exposition non plus. Hic.