Bien en évidence sur la table de la librairie, le titre du livre me tapa tout de suite dans l’œil. Il provoqua en moi une petite décharge électrique significative tellement il faisait écho à M comme Béatrice et à tout ce qui semble différent, distinct et unique, alors que c’est secrètement du pareil au même, plus ou moins, selon la distance dans le temps.
Le livre s’intitulait La Reprise.
Il était signé Søren Kierkegaard.
Était-ce l’état bizarre dans lequel je me trouvais à ce moment-là ? En tout cas, il ne m’échappa pas qu’un libraire avait décidé d’exposer sur une table ce livre juste au moment où je passais. Comme un fait exprès. Un signe à moi personnellement adressé. Alors qu’il ne s’agissait nullement d’une nouveauté : sauf erreur, Kierkegaard n’avait pas publié récemment et rien ne justifiait de mettre en avant l’un de ses ouvrages et non seulement l’un de ses ouvrages, mais ce livre-ci : La Reprise ! On aurait voulu que je tombe dessus qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Surtout qu’il s’agissait d’un livre de poche et non pas donc d’une nouvelle traduction ni d’un truc dans le genre.
Enfin bref.
Prenant le livre (la jaquette montrait la peinture d’une jeune femme au doux sourire et en robe verte sur fond noir), je le retournai pour lire la quatrième de couverture et, saisi d’un sentiment de plus en plus euphorique, je lus ces lignes, deux points ouvrez les guillemets : « La Reprise (et non La Répétition, comme l’ont voulu, à tort, des traductions moins littérales)… est cette catégorie “paradoxale” qui unit dans l’existence concrète ce qui a été (le “même”) à ce qui est de nouveau (l’“autre”). » Yes ! Génial ! C’était tout à fait le paradoxe de M ! J’étais sur la bonne voie de Béatrice et cela donnait sacrément envie d’en savoir plus ! Plus loin, il était précisé, je cite : « Dans ce texte, Kierkegaard songe à une reprise de ses relations avec Régine Olsen, son ancienne fiancée ; non pas à la reproduction de leur échec, mais à leur renouvellement. » Nom de dieu ! Rien ne pouvait davantage me plaire. J’avais hâte de lire la suite !
Sachant que, jusqu’ici, je n’avais lu aucun des ouvrages de Søren Kierkegaard. Pas même son Journal d’un séducteur, dont j’avais entendu parler sans savoir de quoi il retournait. Disons-le de façon euphémistique, je ne savais pas grand-chose de Søren Kierkegaard, sinon qu’il était danois, philosophe, né au xixe siècle sans pouvoir dire si c’était plutôt au milieu ou plutôt vers la fin et c’était à peu près tout. C’était maigre. Pas de quoi me vanter. Il faut faire avec ses lacunes et je ne vais pas ici parler de Søren Kierkegaard comme si lui et moi étions cul et chemise et, après m’être sournoisement renseigné, faire croire que je serais familier de sa pensée et pourrais le situer sans problème sur l’axe grandiose de la philosophie occidentale. Désolé, mille excuses. Il se trouve que ma route n’avait jamais croisé celle de Søren Kierkegaard et pas la peine d’en faire un fromage. Pas la peine de me tirer la langue. Qui connaissait M et Béatrice avant que je parle d’elles ? Qui a lu le Petit Traité de l’amour des femmes pour les sots ? Personne ? Moi aussi je peux jeter la pierre… Nobody’s perfect et, que cela plaise ou non, j’avais bon an mal an (plutôt mal an d’ailleurs et c’était peut-être lié) vécu ma vie comme si Søren Kierkegaard n’avait jamais rien écrit ni même existé et, désolé camarade Søren, mais je crois pouvoir dire que tu n’es pas le seul dans ce cas.
Cela étant, pourquoi lire Søren Kierkegaard ? Pourquoi lit-on un livre ? Pour autant qu’il m’en souvînt, personne ne m’avait une seule fois recommandé la lecture de Søren Kierkegaard ; et si cela avait été le cas, j’avais manifestement fait la sourde oreille, comme j’ai tendance à faire la sourde oreille dès lors que l’on me conseille un livre, surtout si c’est chaudement. Malgré moi, je me sens tout de suite refroidi et si j’ai alors une envie, c’est de ne surtout pas lire le livre dont on m’assure que « je vais l’adorer ». Aussi bon soit-il et quand bien même je passe à côté d’un ouvrage qui non seulement pourrait m’intéresser mais me passionner et m’aider psychiquement ou intellectuellement, j’élimine d’office tout livre dont il ne fait aucun doute pour celui qui l’a lu qu’il « va me plaire » et qu’il est « tout à fait le genre de livre qui devrait me plaire » et, pardon, mais quel genre de livre est censé me plaire ? J’aimerais le savoir. Qu’en sait-on ? Comment sait-on ce qui me plaît et ce qui me déplaît ? D’où ? Dois-je rappeler que M rallia contre elle tous les suffrages ?
Si j’avais lu tous les livres que, à l’occasion, les uns et les autres m’ont chaudement recommandés pour l’unique raison que ce livre leur avait plu (et tant mieux pour eux, je suis sincèrement ravi pour eux), je n’aurais jamais aimé de toute ma vie, je n’aurais jamais rencontré M et je n’aurais véritablement lu aucun livre. Qui aime qu’on lui refile en seconde main une fille soi-disant épatante en première main ? Très peu pour moi ! Cela cache quelque chose. Plus tard, je ne dis pas. Dans DIX ANS par exemple. Lorsque lire ce livre aura pour moi un sens.
Parce que lire un livre est affaire de circonstances. C’est affaire de moment. De niveau individuel des choses et du niveau auquel celui-ci se trouve. C’est affaire de temps vécu.
Parce que les livres viennent d’ailleurs et, comme tels, ils doivent nous parvenir par des voies imprévisibles. C’est pour des raisons qui nous échappent qu’ils nous sont envoyés. C’est question de désir et de mystère et non d’injonction. C’est comme l’amour : c’est lui qui nous trouve.
Ainsi a-t-on envie de lire tel livre à un moment donné et pas à un autre. À un autre moment, le même livre ne convient pas. La rencontre n’a pas lieu. On n’est pas prêt, pas réceptif et le livre nous tombe des mains. Il ne provoque aucun écho en nous. Il parle une langue morte et c’est le pire qui puisse arriver. De toute façon lire un livre qui se trouve à l’extérieur du cercle où nous nous situons est à son détriment. Au mieux, on l’oublie paisiblement ; dans tous les cas, on le lit de si loin qu’on ne peut aucunement saisir ce qu’il cherche à dire et, au bout du compte, on a beau lire, on ne lit rien de ce qui est écrit. On lit de façon distanciée, de façon informe, sans rien accrocher ni rien ressentir, sans rien comprendre ni rien prendre pour soi, étant insensible et réfractaire parce que c’est notre indifférence qui lit et que chaque phrase glisse sur nous comme un pet sur une toile cirée. Pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’un livre nous touche. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait contact. Et pour ce faire, il faut que le livre croise notre route. Il faut qu’il la coupe ! Faute de quoi, il n’est qu’un point qui, tel un avion, passe loin dans le ciel et, de lui, nous ne savons que la distance qui nous en sépare et ne savons rien d’autre et,
par parenthèse,
j’aimerais beaucoup refonder la critique littéraire à partir de la biographie de ceux qui font le beau métier de donner leur avis sur ceci ou sur cela puisque tous nos jugements procèdent de notre biographie, absolument tous, depuis notre naissance jusqu’au moment où nous donnons notre avis car ceux-ci ne tombent pas du ciel, non, ils expriment, en l’objectivant et en le cristallisant, tout ce qui nous est arrivé (et tout ce qui ne nous est pas arrivé aussi). Et plus que la biographie, j’aimerais que chaque critique expose où il en est personnellement dans sa vie au moment où il dit du bien ou du mal de ceci ou de cela, au lieu de donner son avis à partir d’un désintérêt personnel transformé en intérêt professionnel. Car ici le vrai problème : parce qu’il est payé pour lire à la chaîne des livres dont il se fiche personnellement, le critique fonde son jugement sur la distance qui le sépare de ses lectures et c’est d’elle dont il parle lorsqu’il croit parler de lui et le tour est joué : d’avoir si bien intellectualisé qu’il n’avait rien à dire, le critique se croit quitte. Ce qui s’appelle un tour de passe-passe.
Alors que je serais plus enclin à me fier à un avis si son auteur révélait qu’il (ou elle) est amoureux ou en instance de divorce, si il (ou elle) a fait Sciences Po ou le tour du monde, etc. J’aurais alors une clé pour comprendre pourquoi lui juge ceci ou cela un peu, beaucoup ou pas du tout intéressant. Le critique découvrirait lui-même d’où il parle et ce ne serait peut-être pas du luxe. Car quoi que nous cherchions dans un livre (des réponses, un plaisir, une évasion…), nous ne cherchons pas tout le temps la même chose. Avant M, je lisais beaucoup d’auteurs américains (Roth, McGuane, Ellis…) ; depuis M, je lis des poètes français, à commencer par Charles d’Orléans qui, fait prisonnier par les Anglais à Azincourt en 1415, resta 25 ans (25 ANS !) « en la forest d’Ennuyeuse Tristesse » et moi aussi « c’est grant pitié qu’il couvient que je soye / L’omme esgaré qui ne scet ou il va ».
Parce que les poèmes qu’écrivit Charles d’Orléans en une si longue captivité coïncident avec mon état carcéral du moment, ce qui n’est pas le cas des livres que je lisais avant M. Ceux-là ne sont plus appropriés à ma situation présente. Ils ne me parlent pas et, sur moi, ne produisent plus l’effet escompté. Ils sont hors de mon cercle comme on dit hors sujet et, de ce fait, ils ne m’apportent ni les réponses, ni le plaisir, ni l’évasion dont j’ai actuellement besoin. Ils ne coupent pas ma route. Ce n’est donc pas que les livres sont bons ou mauvais, il ne s’agit pas seulement de cela, non, il s’agit aussi de la configuration existentielle dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous les lisons et qui tantôt nous donne accès à Joyce ou à Enid Blyton, tantôt nous en interdit l’accès et, bref, les livres sont un existentialisme, ils sont affaire de ligne de vie et tout conseil en la matière, toute recommandation venue de l’extérieure, aussi chaleureuse soit-elle, nous détourne des livres qu’il nous faut lire au moment où il importe que nous les lisions, selon notre état psychique du moment et d’après lui. Ceux-là nous sont nécessaires et utiles, ceux-là nous lisons, tandis que les autres nous égarent et nous volent un temps que personne ne nous remboursera.
Fermer la parenthèse.
« Une reprise est-elle possible ? Quelle signification a-t-elle ? Une chose gagne-t-elle ou perd-elle à être reprise ? » Ainsi commençait le livre de Søren Kierkegaard. Cela démarrait fort. Il s’agissait précisément des questions que je me posais moi-même et, comme je l’avais pressenti en achetant le livre, je soulignai vigoureusement ces premières phrases sitôt ma lecture entamée dans le métro. Et j’en soulignai d’autres, à la volée, à mesure que je dévorais les pages, tandis qu’un type assis en face de moi lisait le Coran. Depuis peu, j’avais remarqué que plein de gens lisaient le Coran dans le métro, ou plutôt des digests du Coran, dans le texte, parfois en remuant les lèvres. C’était nouveau. C’était bizarre. Je n’avais rien vu venir ; et puis vlan. Cela me crispait plutôt. Autant que si plein de gens s’étaient mis du jour au lendemain à lire dans les transports en commun la Bible ou le Petit Livre rouge. Cela n’augurait rien de bon. Cela traduisait un malaise. Les gens avaient-ils donc besoin de lire de tels livres ? Leur niveau individuel des choses en était-il là ? Ici qu’un livre croisait leur route et qu’ils y cherchaient des réponses, du plaisir ou de l’évasion ? Bon dieu, discuter allait devenir de moins en moins possible si je devenais intellectuellement minoritaire. Si, pour moi, les réponses ne venaient pas d’en haut et, de ce fait, n’étaient pas sans réplique. À ce train, j’allais moi aussi devoir bientôt objecter que, « Et pourtant elle tourne », comme n’avait pu s’empêcher de murmurer Galilée au moment d’abjurer devant la Sainte Inquisition ce qu’à travers sa lunette astronomique il savait avoir vu dans le ciel, vu de ses yeux, ce qui ne se trouvait dans aucun livre, aussi sacré fût-il. C’était il y a cinq siècles. En 1633. Un 22 juin, jour de mon anniversaire, et je ne l’ai jamais oublié. Bon dieu, cela avait un sale goût de déjà-vu et qu’en pensait Kierkegaard ? S’agissait-il d’une régression ? Ou d’une « reprise » au sens où il l’entendait ? Ou bien quoi ?
Une fois rentré chez moi, je poursuivis ma lecture, soulignant furieusement d’autres passages dans la marge comme s’il s’agissait de notes que j’aurais moi-même griffonnées dans un de mes petits carnets et, deux points ouvrez les guillemets : « Il me vint soudain à l’esprit ceci : “Tu devrais aller à Berlin, où tu as déjà été une fois ; tu vérifieras alors si une reprise est possible et ce qu’elle peut signifier” (dans la marge, j’écrivis ce commentaire : Erreur ! La reprise n’est pas affaire de volonté ! Elle ne peut être préméditée ! Elle vient d’ailleurs ! K se trompe. Argh !). (…) Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais en direction opposée ; car ce dont on a ressouvenir a été : c’est une reprise en arrière ; alors que la reprise est un ressouvenir en avant » (et moi, dans la marge : Très beau ! Très puissant !). (…) C’est pourquoi la reprise, si elle est possible, rend l’homme heureux, tandis que le ressouvenir le rend malheureux. (…) La reprise est une épouse aimée, dont on ne se lasse jamais ; car c’est du nouveau seulement qu’on se lasse (dans la marge : Bien vu !). (…) Il faut du courage pour vouloir la reprise. Celui qui veut seulement espérer est lâche ; celui qui veut seulement se souvenir est voluptueux ; mais celui qui veut la reprise est viril (dans la marge : Trop aimable !). (…) Celui qui ne saisit pas que la vie est une reprise, que la reprise est la beauté de la vie, il s’est jugé lui-même ; il ne mérite pas mieux que ce qui va lui arriver : il périra (dans la marge : On périt de toute façon). (…) Sans reprise, que serait la vie ? (dans la marge : Bonne question. That is the question). (…) Le monde subsiste et il continue de subsister parce qu’il est une reprise (dans la marge, courant sur toute la page : Penser à la reprise du travail (mais elle sonne plutôt comme un glas), penser à la couturière qui reprise des chaussettes (M comme point de croix reprisant le trou d’être laissé par Béatrice ?), penser à la reprise des hostilités (après trente ans de paix ?), etc. etc. C’est dingue tout ce qu’on peut repriser avec le mot reprise). (…) Tel est mon vote personnel (dans la marge : On peut écrire des trucs comme ça ?). (…) La jeune fille n’était pas son aimée ; elle était l’occasion, pour le poétique, de s’éveiller en lui ; elle le rendait poète (dans la marge : Poète = pubère ? Est-ce un effet de la pudibonderie du xixe siècle ou parle-t-il vraiment de poésie ?). (…) La dialectique de la reprise est aisée : ce qui est re-pris a été, sinon il ne pourrait pas être re-pris ; mais précisément, c’est le fait d’avoir été qui fait de la re-prise une chose nouvelle (dans la marge : Waouh !!!!!). (…) Quand on dit que l’existence est une reprise, c’est dire que l’existence qui a existé voit maintenant le jour (dans la marge : C’est donc ça ?). (…) Je quittai le théâtre en pensant : “Il n’existe absolument aucune reprise” (dans la marge : Zut alors !). (…) Et là encore, rien d’autre n’y fut repris, que l’impossibilité d’une reprise (dans la marge : L). (…) Ma découverte, si elle n’avait rien de sensationnel, n’en était pas moins singulière : j’avais découvert que la reprise n’existait absolument pas, je m’en étais assuré en la reprenant de toutes les manières (dans la marge : Merde alors. Tout ça pour ça ?!?! J’avais bien dit que ce n’était pas affaire de volonté !!!). (…) Il voulait la reprise ; il l’eut donc et la reprise le frappa à mort (dans la marge : Faudrait savoir : la reprise existe oui ou non ?). (…) J’attends l’orage – et la reprise (dans la marge : J’ai eu les deux ! J’en sais plus que toi, mon pote). (…) N’y a-t-il pas là une reprise ? N’ai-je pas tout reçu au double ? (dans la marge : Recevoir tout au double : mais oui ! Eurêka ! C’est exactement ça. Avec M, j’ai reçu Béatrice en double !). »
J’arrêtai là ma lecture. Je n’allai pas plus loin. Au vrai, je n’avais pas l’impression d’être beaucoup plus avancé. J’étais même franchement déçu et déconfit. J’avais tiré du livre le maximum – plein de phrases à suçoter par-devers moi – mais, en définitive, il ne traitait ni de M ni de Béatrice, non, pas un mot sur elles et sur leur mutuelle reprise, rien, nada, chiotte ! Contrairement à ce que j’espérais, ce livre ne contenait nullement la clé philosophale de mon histoire de M. Il parlait de tout à fait autre chose. De quoi alors ?
Érudite et fort bien documentée, l’introduction qui précédait le texte éclaira ma lanterne. D’où il ressortait que, en filigrane de son livre, Søren Kierkegaard racontait l’histoire d’amour qu’il avait eue avec Régine Olsen, une gamine de 14 ans, qui l’aimait elle aussi (c’était son portrait sur la couverture du livre). Histoire d’amour intense et partagée, à laquelle le philosophe avait pourtant mis fin de façon brutale et unilatérale, alors qu’il aimait Régine et n’aimait qu’elle, prétendait-il. Sans le moindre égard pour la malheureuse Régine, il l’avait quittée, brutalement et unilatéralement, pour des raisons selon moi difficilement compréhensibles, franchement nébuleuses, esthétiques à ce qu’il semble, spirituelles à tout le moins, en vertu de l’idée qu’il se faisait de l’amour et de la foi religieuse ou de je ne sais quoi pétri de je ne sais quoi qui ne me donnait pas envie et bref, c’était sa bouche. C’était pur pipeau. Pourquoi quitter celui ou celle que l’on aime et qui vous aime ? Au nom de quoi étant plus important ? Parce que Régine n’était « pas son aimée mais l’occasion, pour le poétique, de s’éveiller en lui » ? Mais sans Régine, envolé le poétique. Rasibus ! Les deux sont indissociables. Ils sont consubstantiels. Putain, quand on sait que rencontrer quelqu’un que l’on aime et qui vous aime tient du véritable miracle dans une existence, c’était stupide. C’était n’importe quoi. C’était pervers. C’était comme M. Ah oui ! Elle et Søren se seraient superbien entendus. Aucun doute. Ils partageaient à l’évidence certaines hauteurs de vue assurément très respectables, sauf qu’elles répandent bêtement le malheur sur Terre.
En attendant que ces deux-là se rencontrent, ce bon Søren avait décidé de communiquer secrètement avec la pauvre Régine qu’il avait plaquée comme une malpropre au travers de son prochain livre. Soit un essai dans lequel il projetait d’élucider les raisons (fumeuses) de son comportement (débile) en se demandant (en demandant à la pauvre Régine) si une reprise était possible entre eux ou si une reprise était possible tout court, en tant que transcendance, je ne sais pas comment dire, je ne sais pas, bon dieu, je n’ai RIEN compris à ce livre. Strictement rien. Ce bouquin, il m’a super GAVÉ ! J’avoue. Eh quoi ! Voici un type qui plaquait comme une merde l’amour de sa vie pour savoir s’ils pouvaient se remettre ensemble à un niveau supérieur des choses ? Waouh ! Fallait y penser ! Il y en a qui ont l’art de se simplifier l’existence. Il y en a qui ne pensent pas aux pauvres gars comme moi qui, lorsqu’ils rencontrent l’amour de leur vie, cherchent juste à être heureux et non à le mettre plus bas que terre pour mieux le relever. Sans déconner. Il y a un nom pour ce genre de syndrome, non ?
Ou alors je ne comprenais rien à la philosophie (solution la plus probable, évidemment, je ne le nie pas). Oui, je devais être trop bête. Pas assez raffiné, intellectuellement et spirituellement. Bien trop focalisé sur mon histoire de M pour voir au-delà d’elle et honte à moi. Ce sont des choses qui arrivent. Comme le fait que Régine ait décidé de se marier avec un type qui lui plaisait et qui ne faisait pas tant d’histoires pour l’aimer, sans attendre comme une cruche que K ait terminé son bouquin et qu’ils s’adonnent ensemble à une Reprise tel que Lui la Concevait et la Désirait, peu importe ce qu’elle en pensait. Ce que K prit très mal ! Ah oui ! Que cette conne de Régine le plaque pour des raisons aussi triviales que le bonheur sexuel et conjugal alors que lui l’avait quittée pour des raisons philosophiques, cela le dépita franchement. Cela l’ulcéra. Cela le conduisit, de colère et d’amertume, à revoir totalement la fin de son essai et de là qu’il conclut qu’une Reprise, finalement, n’est pas possible. Waouh ! Ils sont forts les philosophes danois. Pas autant que les philosophes allemands, mais pas loin.
De la part de Régine, se marier avec un autre ne fut toutefois pas très malin : par sa faute, on ne saura jamais ce que pourrait être une reprise réussie, dans le cas de K et au-delà de lui. Toujours les contingences rabaissent en dessous du niveau de la mer nos plus belles ambitions. Tant pis. En attendant, j’en étais pour mes frais. Que M soit la reprise de Béatrice restait pure énigme. Cela demeurait mon affaire personnelle. Je n’aurais pas la théorie permettant d’élucider ce phénomène. Il demeurerait un pur mystère. Désolé. Pardon de t’avoir fait perdre ton temps avec cette histoire de K. Mille excuses pour le dérangement. Je suis sincèrement navré. J’aurais mieux fait de relire Ulysse de Joyce à la lumière d’Homère. Mais c’est la faute du libraire aussi. Quelle idée de me mettre dans les pattes ce livre ? Je savais que c’était louche. C’était un piège. Enfin bref.
Tu veux un bonbon ?