Sacha, Anka, Lena, Radan.

Leurs noms me reviennent, là, tout de suite, maintenant. Alors que je viens d’écrire cette phrase : « Ne même pas pouvoir protester contre son sort est sans doute le pire que puisse éprouver un individu. »

Sacha, Anka, Lena, Radan.

Que sont-ils devenus ?

C’était en 1993. Pendant la guerre de Bosnie. J’étais à Paris et, à deux mille kilomètres de là, c’était la guerre. À seulement deux mille kilomètres de là, une armée assiégeait une ville, massacrait des civils, violait des femmes. On se serait cru revenu cinquante ans en arrière. L’Europe, qui devait en finir avec ces horreurs, n’en avait finalement pas fini. Elle laissait même faire et qu’est-ce que je fichais à Paris ? J’étais à Paris et je me sentais mal, je me sentais impuissant, je n’arrivais pas à faire comme s’il ne se passait rien à deux mille kilomètres de là.

Mais que faire ?

Aller à Sarajevo ? Mais tout le monde allait à Sarajevo. Mais j’avais la trouille. Mais je n’étais personne. Je n’avais aucune assistance à apporter, aucun moyen de me rendre là-bas, je n’avais même pas fait mon service militaire. À quoi aurais-je servi ?

J’avais un ami serbe.

Lui aussi se sentait mal, impuissant, concerné. Plus que moi en raison de ses origines, même s’il s’en fichait jusqu’ici, ayant toujours vécu en France.

Nous parlions de ce qui se passait là-bas.

Il était en contact avec des gens à Belgrade qui n’en avaient rien à fiche de la Grande Serbie. Qui, sans pleurer Tito et le stalinisme, pleuraient la Yougoslavie. Pour qui Milošević et Karadžić étaient de sombres merdes et de véritables ordures – des anti-Serbes par excellence. Pour qui il n’existait aucune question ethnique qui justifie de massacrer des gens, de violer des femmes, d’assiéger une ville entière.

Eh oui, il existait des Serbes qui n’étaient pas d’accord.

Savais-je que l’opposition démocratique tenait en ce moment même la moitié des arrondissements de Belgrade ? En ce moment même, on jouait Lysistrata à l’opéra de Belgrade.

Sans rire ?

Banco ! Allons à Belgrade, dis-je. Allons rencontrer les gens qui, sur place, résistent de l’intérieur. Refusent de collaborer.

Vu de Paris, je me sentais proche de ces gens. Plus proche que de ceux qui étaient assiégés et qui se faisaient massacrer ou violer : à eux, je n’aurais pas su quoi dire. Devant eux, je me serais senti honteux. J’entendais chaque jour qu’ils se faisaient massacrer en allant au marché et, chaque jour, j’entendais leurs témoignages racontant leurs morts et leurs blessés – et cela changeait quoi ?

On voyait chaque jour des images de carnages ou de charniers, on était quotidiennement tenu au courant des horreurs, nul n’ignorait le décompte précis des victimes – et cela changeait quoi ?

Donner la parole aux anti-Milošević, voilà qui pouvait être utile.

Un tout petit peu utile.

Peut-être.

On peut rêver.

En tout cas, je ne serais pas resté sans rien faire. J’aurais tenté un truc, aussi dérisoire soit-il. À mon niveau individuel des choses, cela comptait. Cela avait une signification. On fait d’abord les choses pour soi. On fait le maximum pour les autres en fonction de ses motivations et de ses capacités.

On commence par donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et, un mot en entraînant un autre, on en vient à leur donner une certaine importance ? On commence à leur donner des moyens de combattre ? On finit par leur donner des armes ? On parvient à renverser Milošević ? On en termine enfin avec les horreurs ? Affaire pliée ?

Ou bien on continue de regarder la télévision et, au jour le jour, de recevoir des nouvelles éplorées de la barbarie ? On fait comme avec les républicains espagnols : on leur envoie des armes, mais sans les munitions ? On donne aux victimes notre compassion et notre fascination, mais rien d’autre ?

Banco.

Grâce à une relation, j’obtins un rendez-vous avec la directrice des programmes de Radio France, pour lui vendre l’idée d’un reportage à Belgrade consacré à l’opposition serbe à Milošević. Sur l’idée d’une résistance intérieure. D’abord dubitative, la directrice des programmes se montra finalement intéressée. Pas au point de couvrir les frais du voyage, mais en acceptant de me confier un Nagra et des bandes vierges. Selon le matériel radiophonique que je ramènerais, on discuterait à mon retour du type d’émission le mieux adapté, sachant que les bandes seraient montées par un réalisateur maison : c’était la règle, pour des raisons syndicales.

Puisque nous étions entre intellectuels, j’avais placé mon projet sous l’égide d’Hannah Arendt et bien m’en avait pris : si un argument porta, ce fut celui consistant à distinguer le nationalisme serbe du peuple serbe. Tous les Allemands n’étaient pas nazis. Et si beaucoup l’étaient, que faisait-on de ceux qui ne l’étaient pas ? On les laissait tomber ? On ne leur apportait pas notre soutien ? On continuait à crier « haro sur les Serbes » sans distinction ni faire le tri ? On ethnicisait nous aussi le problème, alors qu’il était politique ? On était de quel côté finalement ?

C’est ainsi que je partis avec mon ami serbe pour Belgrade, en passant par Budapest.

C’est ainsi que je rencontrai Sacha et Anka et Lena et Radan. Ils avaient entre vingt et vingt-cinq ans. Ils étaient nés à Belgrade. Ils étaient la jeunesse de Belgrade. Ils étaient serbes et, chaque matin, lorsqu’ils faisaient leur toilette, ils crachaient à la gueule de Milošević en se regardant dans la glace et leurs crachats n’en finissaient plus de dégouliner sur leur reflet et moi, naïvement, je les écoutais. J’enregistrais tout ce qu’ils disaient. J’éprouvais l’étrange sentiment de me trouver en présence de gens pris dans la grande histoire, ce qui n’était pas mon cas. Comme si, grâce à eux, je sortais du néant et prenais une certaine valeur.

Je n’étais pas journaliste, je n’étais pas là pour poser des questions, mais pour écouter, simplement écouter, laisser la parole à Lena, Sacha, Radan et Anka, en m’en mêlant le moins possible. Ainsi laissais-je tourner le Nagra en continu, tandis qu’on picolait tous ensemble jusqu’au matin. Tandis qu’on jouait au billard qui trônait dans la pièce principale et, dans ce petit appartement où vivait également la vieille mère qui restait sans bouger dans son fauteuil à côté de la fenêtre, le billard servait dans la journée de table à manger grâce à une grande planche de contreplaqué posée dessus. Tandis qu’on se retrouvait au café et qu’ils me présentaient à leurs amis, moi gagnant peu à peu leur confiance et recueillant leurs propos, leurs sentiments, leur amertume. De voir leur quotidien devenu une merde (ils avaient tous perdu leur boulot). De voir leur ville devenir malsaine (des hordes de péquenots pro-Milošević venus des campagnes faisaient régner dans les rues une violence qui détruisait sciemment l’esprit cosmopolite de Belgrade). De voir leur identité serbe devenir invivable (autant vis-à-vis des nationalistes auprès de qui ils passaient pour des traîtres que du monde extérieur). Alors qu’ils étaient serbes. Ce n’était pas de leur faute. Ils étaient nés ici. Ils aimaient leur pays. Ils ne pouvaient pas se renier eux-mêmes. C’étaient des Serbes qui massacraient et assiégeaient et violaient, mais ce n’était pas eux. Comment dire ?

Sacha et Anka et Lena et Radan me racontaient que, de tous les côtés, ils étaient baisés. Baisés par le pouvoir serbe, baisés d’être eux-mêmes des Serbes, baisés par leur dilettantisme politique et leur pacifisme qui avaient permis à Milošević d’arriver au pouvoir, baisés par la communauté internationale qui ne faisait pas de détail.

Car pour tout le monde, ils étaient des Serbes, ils étaient les Serbes. Lorsque Lena avait passé quelque temps à Paris (où ses parents l’avaient envoyée parce que la rumeur circulait que Belgrade allait être bombardée), les gens devenaient tout de suite agressifs s’ils apprenaient qu’elle était serbe. Les gens à Paris ne se contrôlaient plus du tout. Des gens qui n’avaient rien à voir avec la guerre de Bosnie pétaient carrément un câble à Paris. Eux qui, de la guerre de Bosnie, ne savaient que ce qu’en disaient les médias, ils s’en prenaient personnellement à elle dans les soirées ou au restaurant. Ils la traitaient d’ordure, de criminelle de guerre, de nazie et Lena avait beau faire profil bas et serrer les dents, elle voyait monter leurs envies assurément serbes de lui faire sa fête, là, tout de suite, dans les soirées parisiennes ou au restaurant, histoire de lui apprendre à Paris ce qui s’était passé à Srebrenica. Au nom de Sarajevo.

Un type bourré avait suivi Lena un soir dans le métro. Ses intentions étaient clairement malsaines, avinées, hargneuses et au moment où il allait la rattraper dans un couloir désert et s’en prendre à elle, Lena s’était retournée et elle lui avait hurlé au visage : « Tu ne sais pas qui est-ce que je suis ! JE SUIS SERBE ! » Et le type s’était enfui. Il s’était enfui !

Lena en rigolait amèrement ensuite : qu’avait-il imaginé, ce connard ? Qu’elle allait lui ouvrir le ventre et, à pleines dents, dévorer ses entrailles comme une bête féroce ? Que c’est elle qui allait le violer ? J’aimais bien Lena. Elle me plaisait. Elle avait une jolie bouche en accent circonflexe vers le bas. Elle n’avait pas compris ce qui s’était passé dans le métro. Pourquoi avait-elle crié qu’elle était serbe ? À ce moment-là. Au moment où un salopard allait l’agresser et peut-être la violer. Elle disait que cette guerre avait fait d’elle un fantôme. Elle disait que cette guerre avait fabriqué des monstres inouïs et que cette guerre n’arrêtait pas de faire des victimes – elle créait aussi des héros, à Sarajevo par exemple, elle en avait bien conscience. Mais pour ce qui la concernait, cette guerre avait fait d’elle un fantôme. Elle n’avait plus d’identité qu’elle puisse défendre. Elle n’avait plus aucun moyen d’exister. Elle n’avait plus droit à la parole. Et c’était pareil pour Sacha et Radan et Anka. Entre les méchants et les gentils ou, plus exactement, entre les assassins et leurs victimes, il n’y avait pas de place pour eux. Ils étaient des victimes collatérales qui comptaient pour du beurre. Ils n’étaient même pas des victimes puisqu’ils étaient serbes. Ils n’étaient rien.

Cela pouvait s’entendre. Il me semblait que cela devait être entendu.

Au retour de Belgrade (avec environ 45 heures de bandes, comprenant aussi bien des sons de la ville et des musiques des rues que des extraits de discours de Milošević captés à la télé avec les commentaires désopilants de Sacha, Lena, Anka et Radan…), les rues de Paris s’ornaient de grandes affiches mixant un portrait de hitler et un portrait de Milošević. L’épuration ethnique à laquelle se livraient les forces paramilitaires serbes ne faisait plus aucun doute. Le viol comme moyen d’y parvenir non plus. À Paris, la haine du Serbe était palpable. Elle était unanime. Lena n’avait pas menti. Quiconque ne crachait pas sur les Serbes était aussitôt agoni sur place. C’était impressionnant. Je n’avais jamais vu les gens dans cet état. Que leur arrivait-il ? On aurait dit qu’une épuration des esprits avait lieu ici. C’était carrément l’hystérie. Ce n’était pas qu’un mot. Car un médecin des hôpitaux de Paris m’apprit que le nombre de fausses couches avait connu un pic fantastique au moment où les médias avaient révélé que des milliers de femmes se faisaient violer en Bosnie. Des femmes se faisaient violer en Bosnie et, par une étrange solidarité, par une contamination assez inquiétante, comme si cela ne suffisait pas que des femmes se fassent réellement violer en Bosnie, des femmes faisaient des fausses couches à Paris, victimes de viols fantasmés qui en disaient plus long sur la misère vécue ici et sur les besoins psychiques qu’elle engendre que sur les horreurs véritablement perpétrées, à moins de deux mille kilomètres de là, par des types que je ne saurai jamais comment qualifier, parce que j’ignore comment on parvient à éteindre chez quelqu’un toute trace d’humanité.

Lorsque, naïf que j’étais, j’allais faire écouter un prémontage des enregistrements de Sacha, Anka, Lena et Radan à la directrice des programmes de Radio France qui, sur le papier, avait pourtant accepté mon projet d’émission sur la guerre de Bosnie vue au travers de jeunes Belgradois qui, chaque matin, crachaient à la gueule de Milošević et leurs crachats ne faisaient que dégouliner sur leur reflet, elle vit tout de suite rouge. Ce fut immédiat : elle perdit complètement le contrôle de ses nerfs. Je n’en croyais pas mes yeux, mais elle fit devant moi une véritable crise nerveuse, elle fit carrément une fausse couche dans son bureau. Splash ! Dans son splendide bureau dont les grandes baies vitrées donnaient sur la Seine qui se la coulait douce. Une fausse couche. En direct. Splash. Sur la belle moquette bleu électrique triple épaisseur. Je ne plaisante pas. Je préférerais – mais non ! Quoi ? se mit-elle à hurler en ressentant les premières contractions et en commençant à éprouver les douleurs d’un enfantement immonde. Donner la parole à des Serbes, quand bien même ils n’étaient pas ceux-là qui violaient des milliers de femmes en Bosnie ? Ah, ce n’était pas possible. C’étaient des SERBES ! Et il n’y avait pas de bons Serbes ! Cela n’existait plus. C’était trop pour elle. Cela ne cadrait pas du tout avec sa guerre de Bosnie. Elle refusait de diffuser ça ! Il n’en était pas question. Pas tant qu’elle serait de ce monde et directrice des programmes d’une grande radio nationale. Pas tant qu’elle serait une femme ! JAMAIS ! Fuck Hannah Arendt ! Alors que des milliers de femmes se faisaient violer en ce moment même. Alors que les Serbes violaient en ce moment même des milliers de femmes. VIOLER ! Comprenais-je ce que ce mot signifiait ? Savais-je ce que cela faisait de se faire VIOLER ? En ce moment même ! Là, tout de suite, comme qui dirait dans son bureau, comme si c’était elle ! Dehors ! Sortez tout de suite de mon bureau ! Je ne veux pas en entendre davantage une seconde de plus. DEHORS ! Ou j’appelle la sécurité ! Oh je me sens mal. Oh je perds les eaux. Oh mon Dieu. Oh mon bébé ! Vite un médecin ! J’avais dû quitter les lieux en catastrophe. Je comprenais l’argument, je comprenais le mauvais timing, je comprenais l’urgence ; mais je ne comprenais pas la fausse couche. De quoi cette femme accouchait-elle faussement ? Désolé, Lena. Mille excuses, Sacha, Anka et Radan. Ici non plus ça n’allait pas très fort. Ici aussi la guerre de Bosnie faisait des ravages, infimes et grotesques, mais néanmoins tangibles au niveau individuel des uns ou des autres. Ici aussi, j’essayais de résister à quelque chose. Mais je ne faisais pas le poids. Je n’ai pas réussi à faire entendre votre voix. Pardon.

« Ne même pas pouvoir protester contre son sort est sans doute le pire que puisse éprouver un individu. »

Sacha, Anka, Lena, Radan.

Leurs noms me reviennent, là, tout de suite, maintenant. Alors que je viens d’écrire cette phrase : « Ne même pas pouvoir protester contre son sort est sans doute le pire que puisse éprouver un individu. »

Sacha, Anka, Lena, Radan.

Que sont-ils devenus ?

C’était en 1993. Pendant la guerre de Bosnie. J’étais à Paris et, à deux mille kilomètres de là, c’était la guerre. À seulement deux mille kilomètres de là, une armée assiégeait une ville, massacrait des civils, violait des femmes. On se serait cru revenu cinquante ans en arrière. L’Europe, qui devait en finir avec ces horreurs, n’en avait finalement pas fini. Elle laissait même faire et qu’est-ce que je fichais à Paris ? J’étais à Paris et je me sentais mal, je me sentais impuissant, je n’arrivais pas à faire comme s’il ne se passait rien à deux mille kilomètres de là.

Mais que faire ?

Aller à Sarajevo ? Mais tout le monde allait à Sarajevo. Mais j’avais la trouille. Mais je n’étais personne. Je n’avais aucune assistance à apporter, aucun moyen de me rendre là-bas, je n’avais même pas fait mon service militaire. À quoi aurais-je servi ?

J’avais un ami serbe.

Lui aussi se sentait mal, impuissant, concerné. Plus que moi en raison de ses origines, même s’il s’en fichait jusqu’ici, ayant toujours vécu en France.

Nous parlions de ce qui se passait là-bas.

Il était en contact avec des gens à Belgrade qui n’en avaient rien à fiche de la Grande Serbie. Qui, sans pleurer Tito et le stalinisme, pleuraient la Yougoslavie. Pour qui Milošević et Karadžić étaient de sombres merdes et de véritables ordures – des anti-Serbes par excellence. Pour qui il n’existait aucune question ethnique qui justifie de massacrer des gens, de violer des femmes, d’assiéger une ville entière.

Eh oui, il existait des Serbes qui n’étaient pas d’accord.

Savais-je que l’opposition démocratique tenait en ce moment même la moitié des arrondissements de Belgrade ? En ce moment même, on jouait Lysistrata à l’opéra de Belgrade.

Sans rire ?

Banco ! Allons à Belgrade, dis-je. Allons rencontrer les gens qui, sur place, résistent de l’intérieur. Refusent de collaborer.

Vu de Paris, je me sentais proche de ces gens. Plus proche que de ceux qui étaient assiégés et qui se faisaient massacrer ou violer : à eux, je n’aurais pas su quoi dire. Devant eux, je me serais senti honteux. J’entendais chaque jour qu’ils se faisaient massacrer en allant au marché et, chaque jour, j’entendais leurs témoignages racontant leurs morts et leurs blessés – et cela changeait quoi ?

On voyait chaque jour des images de carnages ou de charniers, on était quotidiennement tenu au courant des horreurs, nul n’ignorait le décompte précis des victimes – et cela changeait quoi ?

Donner la parole aux anti-Milošević, voilà qui pouvait être utile.

Un tout petit peu utile.

Peut-être.

On peut rêver.

En tout cas, je ne serais pas resté sans rien faire. J’aurais tenté un truc, aussi dérisoire soit-il. À mon niveau individuel des choses, cela comptait. Cela avait une signification. On fait d’abord les choses pour soi. On fait le maximum pour les autres en fonction de ses motivations et de ses capacités.

On commence par donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et, un mot en entraînant un autre, on en vient à leur donner une certaine importance ? On commence à leur donner des moyens de combattre ? On finit par leur donner des armes ? On parvient à renverser Milošević ? On en termine enfin avec les horreurs ? Affaire pliée ?

Ou bien on continue de regarder la télévision et, au jour le jour, de recevoir des nouvelles éplorées de la barbarie ? On fait comme avec les républicains espagnols : on leur envoie des armes, mais sans les munitions ? On donne aux victimes notre compassion et notre fascination, mais rien d’autre ?

Banco.

Grâce à une relation, j’obtins un rendez-vous avec la directrice des programmes de Radio France, pour lui vendre l’idée d’un reportage à Belgrade consacré à l’opposition serbe à Milošević. Sur l’idée d’une résistance intérieure. D’abord dubitative, la directrice des programmes se montra finalement intéressée. Pas au point de couvrir les frais du voyage, mais en acceptant de me confier un Nagra et des bandes vierges. Selon le matériel radiophonique que je ramènerais, on discuterait à mon retour du type d’émission le mieux adapté, sachant que les bandes seraient montées par un réalisateur maison : c’était la règle, pour des raisons syndicales.

Puisque nous étions entre intellectuels, j’avais placé mon projet sous l’égide d’Hannah Arendt et bien m’en avait pris : si un argument porta, ce fut celui consistant à distinguer le nationalisme serbe du peuple serbe. Tous les Allemands n’étaient pas nazis. Et si beaucoup l’étaient, que faisait-on de ceux qui ne l’étaient pas ? On les laissait tomber ? On ne leur apportait pas notre soutien ? On continuait à crier « haro sur les Serbes » sans distinction ni faire le tri ? On ethnicisait nous aussi le problème, alors qu’il était politique ? On était de quel côté finalement ?

C’est ainsi que je partis avec mon ami serbe pour Belgrade, en passant par Budapest.

C’est ainsi que je rencontrai Sacha et Anka et Lena et Radan. Ils avaient entre vingt et vingt-cinq ans. Ils étaient nés à Belgrade. Ils étaient la jeunesse de Belgrade. Ils étaient serbes et, chaque matin, lorsqu’ils faisaient leur toilette, ils crachaient à la gueule de Milošević en se regardant dans la glace et leurs crachats n’en finissaient plus de dégouliner sur leur reflet et moi, naïvement, je les écoutais. J’enregistrais tout ce qu’ils disaient. J’éprouvais l’étrange sentiment de me trouver en présence de gens pris dans la grande histoire, ce qui n’était pas mon cas. Comme si, grâce à eux, je sortais du néant et prenais une certaine valeur.

Je n’étais pas journaliste, je n’étais pas là pour poser des questions, mais pour écouter, simplement écouter, laisser la parole à Lena, Sacha, Radan et Anka, en m’en mêlant le moins possible. Ainsi laissais-je tourner le Nagra en continu, tandis qu’on picolait tous ensemble jusqu’au matin. Tandis qu’on jouait au billard qui trônait dans la pièce principale et, dans ce petit appartement où vivait également la vieille mère qui restait sans bouger dans son fauteuil à côté de la fenêtre, le billard servait dans la journée de table à manger grâce à une grande planche de contreplaqué posée dessus. Tandis qu’on se retrouvait au café et qu’ils me présentaient à leurs amis, moi gagnant peu à peu leur confiance et recueillant leurs propos, leurs sentiments, leur amertume. De voir leur quotidien devenu une merde (ils avaient tous perdu leur boulot). De voir leur ville devenir malsaine (des hordes de péquenots pro-Milošević venus des campagnes faisaient régner dans les rues une violence qui détruisait sciemment l’esprit cosmopolite de Belgrade). De voir leur identité serbe devenir invivable (autant vis-à-vis des nationalistes auprès de qui ils passaient pour des traîtres que du monde extérieur). Alors qu’ils étaient serbes. Ce n’était pas de leur faute. Ils étaient nés ici. Ils aimaient leur pays. Ils ne pouvaient pas se renier eux-mêmes. C’étaient des Serbes qui massacraient et assiégeaient et violaient, mais ce n’était pas eux. Comment dire ?

Sacha et Anka et Lena et Radan me racontaient que, de tous les côtés, ils étaient baisés. Baisés par le pouvoir serbe, baisés d’être eux-mêmes des Serbes, baisés par leur dilettantisme politique et leur pacifisme qui avaient permis à Milošević d’arriver au pouvoir, baisés par la communauté internationale qui ne faisait pas de détail.

Car pour tout le monde, ils étaient des Serbes, ils étaient les Serbes. Lorsque Lena avait passé quelque temps à Paris (où ses parents l’avaient envoyée parce que la rumeur circulait que Belgrade allait être bombardée), les gens devenaient tout de suite agressifs s’ils apprenaient qu’elle était serbe. Les gens à Paris ne se contrôlaient plus du tout. Des gens qui n’avaient rien à voir avec la guerre de Bosnie pétaient carrément un câble à Paris. Eux qui, de la guerre de Bosnie, ne savaient que ce qu’en disaient les médias, ils s’en prenaient personnellement à elle dans les soirées ou au restaurant. Ils la traitaient d’ordure, de criminelle de guerre, de nazie et Lena avait beau faire profil bas et serrer les dents, elle voyait monter leurs envies assurément serbes de lui faire sa fête, là, tout de suite, dans les soirées parisiennes ou au restaurant, histoire de lui apprendre à Paris ce qui s’était passé à Srebrenica. Au nom de Sarajevo.

Un type bourré avait suivi Lena un soir dans le métro. Ses intentions étaient clairement malsaines, avinées, hargneuses et au moment où il allait la rattraper dans un couloir désert et s’en prendre à elle, Lena s’était retournée et elle lui avait hurlé au visage : « Tu ne sais pas qui est-ce que je suis ! JE SUIS SERBE ! » Et le type s’était enfui. Il s’était enfui !

Lena en rigolait amèrement ensuite : qu’avait-il imaginé, ce connard ? Qu’elle allait lui ouvrir le ventre et, à pleines dents, dévorer ses entrailles comme une bête féroce ? Que c’est elle qui allait le violer ? J’aimais bien Lena. Elle me plaisait. Elle avait une jolie bouche en accent circonflexe vers le bas. Elle n’avait pas compris ce qui s’était passé dans le métro. Pourquoi avait-elle crié qu’elle était serbe ? À ce moment-là. Au moment où un salopard allait l’agresser et peut-être la violer. Elle disait que cette guerre avait fait d’elle un fantôme. Elle disait que cette guerre avait fabriqué des monstres inouïs et que cette guerre n’arrêtait pas de faire des victimes – elle créait aussi des héros, à Sarajevo par exemple, elle en avait bien conscience. Mais pour ce qui la concernait, cette guerre avait fait d’elle un fantôme. Elle n’avait plus d’identité qu’elle puisse défendre. Elle n’avait plus aucun moyen d’exister. Elle n’avait plus droit à la parole. Et c’était pareil pour Sacha et Radan et Anka. Entre les méchants et les gentils ou, plus exactement, entre les assassins et leurs victimes, il n’y avait pas de place pour eux. Ils étaient des victimes collatérales qui comptaient pour du beurre. Ils n’étaient même pas des victimes puisqu’ils étaient serbes. Ils n’étaient rien.

Cela pouvait s’entendre. Il me semblait que cela devait être entendu.

Au retour de Belgrade (avec environ 45 heures de bandes, comprenant aussi bien des sons de la ville et des musiques des rues que des extraits de discours de Milošević captés à la télé avec les commentaires désopilants de Sacha, Lena, Anka et Radan…), les rues de Paris s’ornaient de grandes affiches mixant un portrait de hitler et un portrait de Milošević. L’épuration ethnique à laquelle se livraient les forces paramilitaires serbes ne faisait plus aucun doute. Le viol comme moyen d’y parvenir non plus. À Paris, la haine du Serbe était palpable. Elle était unanime. Lena n’avait pas menti. Quiconque ne crachait pas sur les Serbes était aussitôt agoni sur place. C’était impressionnant. Je n’avais jamais vu les gens dans cet état. Que leur arrivait-il ? On aurait dit qu’une épuration des esprits avait lieu ici. C’était carrément l’hystérie. Ce n’était pas qu’un mot. Car un médecin des hôpitaux de Paris m’apprit que le nombre de fausses couches avait connu un pic fantastique au moment où les médias avaient révélé que des milliers de femmes se faisaient violer en Bosnie. Des femmes se faisaient violer en Bosnie et, par une étrange solidarité, par une contamination assez inquiétante, comme si cela ne suffisait pas que des femmes se fassent réellement violer en Bosnie, des femmes faisaient des fausses couches à Paris, victimes de viols fantasmés qui en disaient plus long sur la misère vécue ici et sur les besoins psychiques qu’elle engendre que sur les horreurs véritablement perpétrées, à moins de deux mille kilomètres de là, par des types que je ne saurai jamais comment qualifier, parce que j’ignore comment on parvient à éteindre chez quelqu’un toute trace d’humanité.

Lorsque, naïf que j’étais, j’allais faire écouter un prémontage des enregistrements de Sacha, Anka, Lena et Radan à la directrice des programmes de Radio France qui, sur le papier, avait pourtant accepté mon projet d’émission sur la guerre de Bosnie vue au travers de jeunes Belgradois qui, chaque matin, crachaient à la gueule de Milošević et leurs crachats ne faisaient que dégouliner sur leur reflet, elle vit tout de suite rouge. Ce fut immédiat : elle perdit complètement le contrôle de ses nerfs. Je n’en croyais pas mes yeux, mais elle fit devant moi une véritable crise nerveuse, elle fit carrément une fausse couche dans son bureau. Splash ! Dans son splendide bureau dont les grandes baies vitrées donnaient sur la Seine qui se la coulait douce. Une fausse couche. En direct. Splash. Sur la belle moquette bleu électrique triple épaisseur. Je ne plaisante pas. Je préférerais – mais non ! Quoi ? se mit-elle à hurler en ressentant les premières contractions et en commençant à éprouver les douleurs d’un enfantement immonde. Donner la parole à des Serbes, quand bien même ils n’étaient pas ceux-là qui violaient des milliers de femmes en Bosnie ? Ah, ce n’était pas possible. C’étaient des SERBES ! Et il n’y avait pas de bons Serbes ! Cela n’existait plus. C’était trop pour elle. Cela ne cadrait pas du tout avec sa guerre de Bosnie. Elle refusait de diffuser ça ! Il n’en était pas question. Pas tant qu’elle serait de ce monde et directrice des programmes d’une grande radio nationale. Pas tant qu’elle serait une femme ! JAMAIS ! Fuck Hannah Arendt ! Alors que des milliers de femmes se faisaient violer en ce moment même. Alors que les Serbes violaient en ce moment même des milliers de femmes. VIOLER ! Comprenais-je ce que ce mot signifiait ? Savais-je ce que cela faisait de se faire VIOLER ? En ce moment même ! Là, tout de suite, comme qui dirait dans son bureau, comme si c’était elle ! Dehors ! Sortez tout de suite de mon bureau ! Je ne veux pas en entendre davantage une seconde de plus. DEHORS ! Ou j’appelle la sécurité ! Oh je me sens mal. Oh je perds les eaux. Oh mon Dieu. Oh mon bébé ! Vite un médecin ! J’avais dû quitter les lieux en catastrophe. Je comprenais l’argument, je comprenais le mauvais timing, je comprenais l’urgence ; mais je ne comprenais pas la fausse couche. De quoi cette femme accouchait-elle faussement ? Désolé, Lena. Mille excuses, Sacha, Anka et Radan. Ici non plus ça n’allait pas très fort. Ici aussi la guerre de Bosnie faisait des ravages, infimes et grotesques, mais néanmoins tangibles au niveau individuel des uns ou des autres. Ici aussi, j’essayais de résister à quelque chose. Mais je ne faisais pas le poids. Je n’ai pas réussi à faire entendre votre voix. Pardon.

« Ne même pas pouvoir protester contre son sort est sans doute le pire que puisse éprouver un individu. »

ANNEXES

Cela me fait penser à hitler.

Bonhomme qui m’importe finalement assez peu puisque ce sont les crimes qui font les criminels et non le contraire. Selon moi.

Pourtant, je méprise hitler ; comme tout le monde (ou presque…) méprise et vomit hitler, pour des raisons tellement ressassées qu’elles ne sont même plus des raisons, mais une espèce de dégoût machinal, une pure et simple nausée pavlovienne qui n’engage à rien, comme si le mot hitler était une petite lumière rouge déclenchant un comportement conditionné et qu’il n’était que ça : une petite lumière rouge que l’on peut allumer en sachant à l’avance le comportement qu’il va déclencher et non quelque chose d’autre que le mot hitler ne cesse depuis toujours de noyer et de noyer jusque dans le vomi qu’il suscite et que l’on me corrige si je me trompe mais, par comportement conditionné, j’entends un comportement déraciné de sa vérité puisque, selon l’expérience bien connue, cela conduit un chien à saliver en l’absence de toute nourriture et j’entends par là un comportement extorqué par quelque chose de dérisoire et d’absurde du style un simple nom en lieu et place de millions de morts et l’un dans l’autre (l’un dans l’autre !), je ne sais pas trop ce que cela signifie à la longue, mais à mon avis rien de bon.

Un jour, j’ai tenté d’expliquer à une jeune femme rencontrée dans un bar (nous partagions la même soucoupe de chips au comptoir et la conversation s’était naturellement engagée entre nous, etc.), j’ai tenté de lui expliquer, dis-je, que le présent regarde le passé avec horreur et consternation, puis avec incrédulité, puis avec un fin sourire et, finalement, avec soulagement, comme on regarde une chose dont on est bien content de s’être débarrassé et comprenait-elle ? Elle ne comprenait pas. Elle ressemblait étonnamment à la fille qui danse pour Afflelou dans un spot télé, celle au centre, on ne voit qu’elle, la blonde, en jean noir et chemise à carreaux, tout à fait mon genre, qui se donne à fond sur On Broadway de George Benson dans cette pub conçue comme un flashmob organisé dans une galerie marchande et j’ignore si cela a un lien, mais elle semblait penser que le passé était le passé et que le présent était le présent et point barre. Point de communication. Aucun lien. Nulle conséquence. Elle avait l’air plus maligne à la télé. Elle semblait plus rigolote dans la pub. Prenez hitler, avais-je malgré tout insisté sans quitter des yeux sa main qui passait et repassait dans ses cheveux, quoique moins langoureusement à présent. Plutôt avec ennui, me sembla-t-il. Si vous lui retirez sa mèche et sa petite moustache, que voyez-vous ? Regardez autour de vous. Regardez-vous ! Le passé a beau être révolu, il coule dans nos veines. Des plis ont été pris, qui se perpétuent sans qu’on les reconnaisse parce qu’ils sont aujourd’hui rasés de près et vous ne voulez pas m’embrasser avec la langue ? Pardon. Vous reprenez un verre ? Garçon, s’il vous plaît ! Vous comprenez que si hitler se trouvait parmi nous, vous ne le reconnaîtriez pas parce qu’il ne ressemblerait pas à l’image que vous vous faites de lui ? On peut même supposer qu’il ne serait pas le dernier à dénoncer les atrocités nazies, parce que c’est en jugeant les crimes du passé que le présent s’assure un avenir : c’est sa meilleure justification et peut-être la seule ; c’est sa façon de se composer un visage et de se donner une nouvelle identité, de se faire délivrer un passeport ; mais cela ne doit pas nous abuser, dis-je à miss Flashmob en la fixant de façon charmante. Nous ne pouvons pas nous cacher les crimes du présent au prétexte de ceux du passé et ce qu’il faudrait, c’est inventer l’art dégénéré d’aujourd’hui. Histoire de sauver ce qui peut l’être et de compter ses amis et n’était-elle pas d’accord ? Pour toute réponse, cette adepte du culte de l’impersonnalité me planta là comme si je l’avais saoulée pendant des heures avec l’indécence des salaires de joueurs de football et quelle énième humiliation. Un jour, je rencontrerai quelqu’un qui m’écoutera sans cesser de passer langoureusement la main dans ses cheveux et tant pis si cette prétention apparaît toujours plus faramineuse.

ANNEXES

Cela me fait penser à hitler.

Bonhomme qui m’importe finalement assez peu puisque ce sont les crimes qui font les criminels et non le contraire. Selon moi.

Pourtant, je méprise hitler ; comme tout le monde (ou presque…) méprise et vomit hitler, pour des raisons tellement ressassées qu’elles ne sont même plus des raisons, mais une espèce de dégoût machinal, une pure et simple nausée pavlovienne qui n’engage à rien, comme si le mot hitler était une petite lumière rouge déclenchant un comportement conditionné et qu’il n’était que ça : une petite lumière rouge que l’on peut allumer en sachant à l’avance le comportement qu’il va déclencher et non quelque chose d’autre que le mot hitler ne cesse depuis toujours de noyer et de noyer jusque dans le vomi qu’il suscite et que l’on me corrige si je me trompe mais, par comportement conditionné, j’entends un comportement déraciné de sa vérité puisque, selon l’expérience bien connue, cela conduit un chien à saliver en l’absence de toute nourriture et j’entends par là un comportement extorqué par quelque chose de dérisoire et d’absurde du style un simple nom en lieu et place de millions de morts et l’un dans l’autre (l’un dans l’autre !), je ne sais pas trop ce que cela signifie à la longue, mais à mon avis rien de bon.

Un jour, j’ai tenté d’expliquer à une jeune femme rencontrée dans un bar (nous partagions la même soucoupe de chips au comptoir et la conversation s’était naturellement engagée entre nous, etc.), j’ai tenté de lui expliquer, dis-je, que le présent regarde le passé avec horreur et consternation, puis avec incrédulité, puis avec un fin sourire et, finalement, avec soulagement, comme on regarde une chose dont on est bien content de s’être débarrassé et comprenait-elle ? Elle ne comprenait pas. Elle ressemblait étonnamment à la fille qui danse pour Afflelou dans un spot télé, celle au centre, on ne voit qu’elle, la blonde, en jean noir et chemise à carreaux, tout à fait mon genre, qui se donne à fond sur On Broadway de George Benson dans cette pub conçue comme un flashmob organisé dans une galerie marchande et j’ignore si cela a un lien, mais elle semblait penser que le passé était le passé et que le présent était le présent et point barre. Point de communication. Aucun lien. Nulle conséquence. Elle avait l’air plus maligne à la télé. Elle semblait plus rigolote dans la pub. Prenez hitler, avais-je malgré tout insisté sans quitter des yeux sa main qui passait et repassait dans ses cheveux, quoique moins langoureusement à présent. Plutôt avec ennui, me sembla-t-il. Si vous lui retirez sa mèche et sa petite moustache, que voyez-vous ? Regardez autour de vous. Regardez-vous ! Le passé a beau être révolu, il coule dans nos veines. Des plis ont été pris, qui se perpétuent sans qu’on les reconnaisse parce qu’ils sont aujourd’hui rasés de près et vous ne voulez pas m’embrasser avec la langue ? Pardon. Vous reprenez un verre ? Garçon, s’il vous plaît ! Vous comprenez que si hitler se trouvait parmi nous, vous ne le reconnaîtriez pas parce qu’il ne ressemblerait pas à l’image que vous vous faites de lui ? On peut même supposer qu’il ne serait pas le dernier à dénoncer les atrocités nazies, parce que c’est en jugeant les crimes du passé que le présent s’assure un avenir : c’est sa meilleure justification et peut-être la seule ; c’est sa façon de se composer un visage et de se donner une nouvelle identité, de se faire délivrer un passeport ; mais cela ne doit pas nous abuser, dis-je à miss Flashmob en la fixant de façon charmante. Nous ne pouvons pas nous cacher les crimes du présent au prétexte de ceux du passé et ce qu’il faudrait, c’est inventer l’art dégénéré d’aujourd’hui. Histoire de sauver ce qui peut l’être et de compter ses amis et n’était-elle pas d’accord ? Pour toute réponse, cette adepte du culte de l’impersonnalité me planta là comme si je l’avais saoulée pendant des heures avec l’indécence des salaires de joueurs de football et quelle énième humiliation. Un jour, je rencontrerai quelqu’un qui m’écoutera sans cesser de passer langoureusement la main dans ses cheveux et tant pis si cette prétention apparaît toujours plus faramineuse.