Niveau 1
Alors que je veux bien qu’on m’aime et aimerais évidemment me l’entendre dire. Mais pas si dire Je t’aime, loin de combler de bonheur, produit l’effet exactement inverse. Produit un sentiment d’insécurité, un sentiment de panique, un sentiment d’impuissance, une dissociation affolée, un réflexe pavlovien de rejet et cela fait tout de même beaucoup d’embarras à la fois. Cela fait de moi un être – comment dire ? Ce n’est pas facile d’identifier ses propres modalités.
C’est extrêmement difficile d’identifier ses propres modalités et par « modalités » j’entends.
Attends.
J’étais l’autre soir dans un bar et, tamisant toutes les imperfections de ce que je raconte, une douce lumière enveloppait de chips une jeune femme qui, pour donner une image, ressemblait étrangement à la fille qui, dans la pub pour Yoplait, regarde un yaourt comme s’il était son amant magnifique. Comme moi-même regardais M et cela fiche un coup quand on voit ça. Pas la brune qui plaque son vieux yaourt comme une pauvre chaussette pour un autre beaucoup plus jeune et « consistant » (oh seigneur !), mais la blonde qui, le soir dans son petit lit, d’une voix indéfinissable, à la fois mouillée et rugueuse, niaiseuse et troublante, confie amoureusement à son pot de yaourt qu’il « a changé sa vie » et de quelle vie parle-t-elle ?
Mystère.
Je préfère ne pas le savoir. Mieux vaut jeter ici un voile pudique. Chacun sa vie privée. Chacun baise avec qui il veut. Je n’allais pas d’emblée me griller avec miss Yoplait en discutant avec elle des pouvoirs érotiques des ferments lactiques, ni lui demander, simple curiosité de ma part, si elle pensait que les hommes ne faisaient plus le poids aujourd’hui face aux yaourts ? S’ils n’étaient plus assez « consistants » ? À son avis ? Mais non, qu’elle ne réponde pas ! Je ne voulais rien savoir ! Je préférais garder certaines illusions. Je préférais changer de sujet et, par exemple, se rappelait-elle lorsqu’elle était gamine et qu’elle était malade ? Elle avait 40 degrés de fièvre et sa maman était à son chevet. Sa maman veillait tendrement sur elle. Comme il est naturel qu’une maman s’inquiète pour son enfant lorsqu’il est au plus mal. C’est instinctif. C’est génétique. C’est culturel. C’est je ne sais quoi. Sa maman comme la mienne. Car ma mère prenait soin de moi lorsque j’étais malade. Elle était à mes petits soins lorsque j’avais 40 degrés de fièvre. Eh oui. Elle croyait quoi ? Elle avait un yaourt à la place du cerveau ? Quand bien même il existe des mères indifférentes et méchantes, pour d’étranges raisons qui leur appartiennent, j’étais persuadé que la sienne faisait tout ce qui était en son pouvoir pour qu’elle aille mieux lorsque, petite poupette grelottant de fièvre, elle restait alitée, terrassée par la maladie. Elle ne ferait pas des pubs pour les yaourts si ce n’était pas le cas. Sa mère, oui, elle devait passer une main anxieuse sur son front brûlant et plus son état empirait, plus sa maman s’inquiétait, plus elle lui consacrait son temps, au point de ne pas aller à son travail et ce n’était pas une décision facile. Cela voulait dire quelque chose. Sans compter qu’elle se montrait exceptionnellement douce et gentille et conciliante et attentionnée. Plus sa mère s’alarmait et plus elle lui accordait toute son attention. Plus elle lui témoignait son amour. Pourvu qu’elle soit au plus mal. À la condition qu’elle soit souffrante.
Elle pigeait le truc ?
(Je parle ici à miss Yoplait.)
Elle commençait à comprendre le concept de modalité ?
Sans s’en apercevoir, en toute ingénuité, sa mère lui enseignait que l’amour s’obtient en récompense de certaines souffrances, donnant-donnant. Et il n’y a pas que sa mère. Toutes (quasiment toutes) les mamans font de même. Et les enfants ne sont pas si bêtes pour ne pas mémoriser l’astuce. Ils ne sont pas si stupides pour ne pas voir qu’à l’avantage d’aller bien, l’inconvénient d’aller mal offre d’ineffables compensations. Par comparaison, la pleine santé ne vaut pas un clou. Elle n’apporte aucune gratification. C’est une loi devenue générale : nous ne sommes l’objet d’aucune attention particulière si nous pétons la forme. C’est même plutôt le contraire. Il est acquis que c’est parce que nous sommes faibles et patraques et tout à fait malades que nous recevons tout l’amour qui nous est d’ordinaire refusé et ce n’est pas un destin facile que celui-là. Ce n’est pas n’importe quelle réalité que fabrique ce genre de modalités si, pour nous sentir enfin aimés et considérés, il nous faut souffrir alors même que nous n’éprouvons aucun plaisir à souffrir. Alors même que, souffrant, nous souffrons réellement et sommes physiquement au plus bas. Mais tel est le prix qui est exigé de nous pour qu’on nous aime et telle est la mâchoire du piège qui se referme sur notre vie et, par extension, sur le monde tout entier, sur le monde pour son malheur car ainsi se propage la nécessité de souffrances toujours plus avérées comme condition du bonheur. Ainsi se répand l’affreux culte du malheur et miss Yoplait avait-elle remarqué que le mot affection unit dans la même ambiguïté la maman qui donne la sienne et l’enfant qui en souffre et, le sachant, j’espérais n’avoir jamais donné l’impression à ma fille qu’elle comptait infiniment plus à mes yeux lorsqu’elle était malade que lorsqu’elle était en pleine forme – je l’espérais vraiment.
Oui, j’avais une fille.
À qui j’espérais n’avoir pas moins donné l’impression qu’elle comptait infiniment plus à mes yeux lorsqu’elle faisait des bêtises ou ramenait de mauvaises notes de l’école, lui faisant malgré moi passer le message, à force de lui crier dessus et de m’arracher les cheveux (et mes cris lui prouvaient tout à coup combien je l’aimais, ils devenaient l’expression de mon amour pour elle), qu’elle ne comptait pour moi qu’à la condition d’être bonne à rien, pourvu qu’on s’arrache les cheveux à cause d’elle, donnant-donnant, jusqu’à ne plus lui laisser d’autre choix que celui de faire connerie sur connerie ou d’aller d’échec en échec dans l’existence, dans l’espoir de devenir le centre de l’attention générale comme je le lui aurais si bien appris et là, tout de suite, maintenant, tant que j’y suis, je pense à cette société indifférente au sort de ceux dont elle ne reconnaît l’existence qu’à la condition qu’ils brûlent des voitures, qu’ils cassent des vitrines et ceux-là sont-ils voués à commettre toujours plus d’actes délictueux et même de véritables crimes pour avoir le sentiment d’exister dans ce monde ?
C’était quoi sa modalité à elle ? Pour en être venue à faire des spots pour des yaourts ?
Okay.
Je n’insistai pas.
En tous les cas, avant d’être qui nous sommes, nous sommes les modalités qui nous sont échues, dis-je en demandant l’addition (parce que j’en avais marre tout à coup). Que cela nous plaise ou non. Même Jésus, disons Jésus, pour prendre quelqu’un de célèbre, dis-je d’un ton grave. À quoi fut-il dressé pour se sentir obligé de sacrifier sa vie pour l’amour des hommes ? Le savait-elle ? En mémoire de qui exactement ? D’un défunt dont on lui aurait vanté les mérites pendant toute son enfance, au point de croire que c’est plus mort que vif qu’on est aimé ? Cette hypothèse me plaît bien, dis-je en sortant ma Carte Bleue.
Et Jack Bauer : quelle est sa modalité à cézigue pour mériter tout le temps de la patrie en transgressant ses interdits ? Et ma mère, ma maman, songeai-je cette fois par-devers moi pour ne pas aggraver mon cas : lui fit-on comprendre qu’elle devait se massacrer elle-même pour qu’on l’aime enfin ? Non parce que cela lui ferait plaisir de se défenestrer (comme, de guerre lasse, on finit par le croire), mais parce qu’elle n’avait pas le choix. Et que dire de madame Arnoux ? De Frédéric Moreau ? De Hank Chinaski ? De Fritz the Cat ? Et du panda Bao Bao ? Il ne faut pas oublier le panda Bao Bao. Je ne l’oublie pas, moi. Que devient-il à propos, dans sa cage du zoo de Berlin ?
Et Ali MacGraw ? Quelle fut sa modalité pour être « admirablement direct avec les hommes » et se retrouver finalement avec un Steve McQueen la rudoyant et lui interdisant d’exercer son métier ? La maltraitant physiquement comme son père lorsqu’elle était gosse. En était-elle venue à croire que lui taper dessus était une preuve d’amour ? Quand bien même elle n’aimait pas les coups, en aucune façon.
Et M ? (songeai-je toujours en mon for, tandis que je tapais mon code de Carte Bleue sur la machine). Sa modalité était-elle de se laisser tomber de haut parce qu’elle n’envisageait pas de recevoir amour et considération autrement qu’en se laissant tomber comme un sac et d’aucune autre manière ? Et Julien se pendant à la poignée d’une fenêtre avec la ceinture de son pantalon ? Et moi ? Quelle était ma modalité ? À son avis ? dis-je cette fois à voix haute, en cherchant dans ma poche de la monnaie pour le pourboire. Qu’en pensait-elle ? Qu’il me fallait bavasser à n’en plus finir pour capter l’attention, n’imaginant pas une seule seconde que me taire ou laisser parler l’autre pourrait me faire exister à ses yeux ? À cela que j’avais été réduit ? Malgré moi. Qu’il me fallait à tout prix briller pour espérer exister aux yeux du monde, même si je ne brille pas du tout ? Ce n’était pas faux. C’était une piste.
Je ne lui dis pas qu’une autre piste m’avait été donnée par un livre[1] qui, concernant le concept de modalité, m’avait ouvert les yeux. Me les avait brûlés aussi lorsque j’avais lu, deux points ouvrez les guillemets : « Ceux qui veulent qu’on les aime pour eux-mêmes (c’est moi qui souligne), doivent-ils éviter de donner le moindre plaisir à leur femme pour avoir le sentiment que c’est bien par amour, et non pour un intérêt qui leur est propre, qu’elle reste avec eux ? » Je ne l’aurais pas dit comme ça mais, lisant cette phrase, j’avais eu la désagréable impression de m’y reconnaître. J’avais découvert sur mon compte quelque chose de pas joli joli. Qui me déplaisait souverainement. Me fit honte sur l’instant. Disait que je n’aimais pas faire plaisir aux autres, pas vraiment, puisque j’étais convaincu que leur plaisir était un égoïsme. Qu’il était une extorsion. Une façon de me nier. Disait ma peur qu’on abuse encore de moi. Disait que si je voulais rendre heureux une femme (et ainsi ne se jetterait-elle pas par la fenêtre), je ne m’en méfiais pas moins de ses plaisirs et redoutais ses excès, ce qui signifiait l’empêcher de jouir au-delà d’une limite où je ne comptais plus pour elle. Disait : mais je ne veux pas être ce genre de type qui tire son plaisir d’en frustrer l’autre, ah non, l’idée même me dégoûtait. Disait : « Merci maman, bien joué, tu m’as rendu suspicieux et réfractaire là où je devrais être généreux et consentant. » Ce pourquoi j’ai longtemps préféré qu’on ne m’aime pas. Ma double modalité l’exigeait. Puisqu’il me semblait impossible qu’on m’aime moi. Puisque je n’y crois pas, ayant d’emblée eu la preuve du contraire. Sachant que nul n’échappe à une modalité ou à une autre. Pas la peine de me jeter la pierre. Que chacun s’examine plutôt. Qu’il se soigne.
Ce n’était pas moi qui, à la fin, parlais à un pot de yaourt comme si c’était l’amour de ma vie.
Elle préférait qu’on en reste là ?
Okay.
Elle ne voulait pas que je lui parle de…
Tant pis.
Je le dis quand même.
Je te le dis à toi.
Te rappelles-tu la gamine de cinq ou six ans. Celle du ponton de fortune (voir page 95). Te rappelles-tu son père. C’est un ami. Il est drôlement intelligent. Je veux dire que son intelligence s’accorde avec la mienne. Elles sont sur la même longueur d’onde. Il suffit que deux personnes s’entendent pour se croire plus malignes que les autres. Enfin bref. Ce n’est pas seulement que son intelligence s’accorde avec la mienne, c’est que son intelligence a une tournure d’esprit bien à elle. Car l’intelligence aussi à ses manies. Elle est un pli. Elle ne tombe pas du ciel. Et la sienne a le chic – comment dire ? Dès qu’un problème se pose, dès qu’il s’agit de prendre une décision, il suggère : et si on faisait plutôt l’inverse ? C’est systématique. Il faut toujours qu’il prenne les choses à l’envers, à revers, à rebrousse-poil, a contrario. Ce qui paraît évident, il le réfute immédiatement, il le retourne comme une crêpe, son intelligence est chandeleur. La méthode a du bon : contre toute attente, voici que s’ouvrent des perspectives inédites, si inattendues qu’elles semblent pertinentes, même si c’est un simple effet optique. Sur l’instant, tout le monde est bluffé. Personne n’avait imaginé prendre les choses à l’envers. Cela paraît brillant. On découvre soudain la situation sous un autre angle. De nouvelles solutions surgissent, d’autant plus convaincantes qu’elles sont inattendues : il faut un certain temps pour les examiner pour ce qu’elles sont, au-delà de l’effet de surprise. On croirait un cas typique d’esprit de contradiction. On se trompe. Un jour, mon ami m’a révélé de façon incidente que son nom de famille n’était pas son véritable nom : il avait dû en changer pendant la guerre. Plus exactement, son nom avait été retourné en son contraire à une époque où porter un nom juif pouvait vous valoir un aller sans retour pour la mort. Ainsi la famille David était-elle devenue la famille Vidal, du latin « lié à la vie » (c’est un exemple). Ce n’est pas rien de devoir la vie sauve à un nom que l’on a retourné en son contraire pour le franciser. Cela donne effectivement envie de remettre les choses à l’endroit. De restaurer la vérité en dévoilant le mensonge. Contredire à chaque instant ce qui, aux yeux de tous, paraît le plus évident, alors que c’est faux : tel est son pli. Sa modalité intellectuelle. Il ne peut plus voir les choses sans éprouver le besoin de les retourner en leur contraire, comme s’il s’agissait de son nom, même s’il a tort. Qu’en pensait-il ? Un jour je lui ai glissé deux mots. En passant. Tout doucement. En toute amitié. Des fois que ça l’intéresserait. De faire le lien. De savoir ce qu’il fait quand il prend tout à rebrousse-poil. Moi, ça me plairait que quelqu’un me révèle ce que j’ignore sur mon compte et qui me tient dans ses fers. Me donne mon pli. Pourvu que ce quelqu’un soit animé de bonnes intentions et qu’il me parle doucement, sans m’accuser d’être qui je suis ni me mettre le nez dans mon caca. Mais personne ne me dit jamais rien sur mon compte qui m’apparaisse à la fois instructif et animé de bonnes intentions. Tant pis.
Niveau 2
Pour ma part, j’appelle les modalités : le « problème qui ne se voit pas au premier coup d’œil ».
Par exemple : on voit un type en fauteuil roulant et on ne le pousse pas dans des escaliers : on lui tient plutôt la porte. On adapte son comportement en conséquence. On fait gaffe. Parce que le problème se voit ici au premier coup d’œil.
Alors que les problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil : ils sont par définition invisibles. De ce fait, nul ne les envisage. C’est comme s’ils n’existaient pas.
Il nous faut donc les raconter. Si nous voulons que l’autre comprenne, qu’il sache, fasse gaffe.
Pas le choix.
Ainsi se met-on un jour à raconter à quelqu’un qui nous importe les ceci ou les cela qui nous sont salement arrivés un jour. Aussi dérisoires soient-ils – oui, mais il s’agit de nos ceci et de nos cela. Ils sont à l’origine de nos problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil. On ne le sait que trop. Pas la peine de mentir.
Chacun les siens.
Pour autant que j’aie pu le constater. Les gens. Même ceux qui nous importent. Même ceux les mieux disposés à notre endroit. Une fois qu’on commence à lever le voile sur nos problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil. Ils nous écoutent. Ils hochent la tête. S’ils sont bienveillants ils nous écoutent jusqu’au bout. S’ils ont un train à prendre ils vont prendre leur train. Si ça les angoisse, leur jambe s’agite nerveusement sous la table. Et je ne parle pas de ceux qui brûlent de raconter ceci ou cela qui leur est salement arrivé car il n’y a pas que vous à qui il est salement arrivé ceci ou cela. À croire qu’il s’agit d’une compétition.
En général, les choses ne vont pas beaucoup plus loin.
Dans tous les cas, les gens s’en tiennent au côté waouh des ceci et des cela qui nous sont salement arrivés ; ils s’en tiennent au côté beurk, au côté argh, au côté snif ; ils s’en tiennent au pathos, sans envisager les répercussions pour la suite.
Ils ne veulent rien savoir de l’étendue des dégâts.
Les problèmes éventuellement pour la vie qui ont pu s’ensuivre, le fait que ceci ou cela ait pu salement modifier notre être, le mutiler en profondeur et le tordre en un sale petit tas d’incapacités et d’invalidités : c’est trop demander. Nous prenons dix minutes pour raconter ceci ou cela qui nous est salement arrivé et, passé ces dix minutes, les gens – dont je fais partie et il m’arrive de le regretter –, les gens, dis-je, passé nos dix minutes, ils nous regardent et ils ne font pas le rapprochement. Le passé, ils ne le voient pas dans le présent. Quand bien même ils souffrent tout autant de problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil, ils ne les envisagent pas chez autrui. Par peur qu’on leur demande de régler les ceci et les cela qui nous sont salement arrivés ? Mais personne ne le leur demande ! C’est de toute façon impossible. Ce qu’on voudrait. C’est qu’ils comprennent. Que ce qui nous est salement arrivé un jour. N’est pas l’affaire de quelques mots ni de dix minutes. Il ne s’agit pas non plus d’émotion. Non ! L’émotion, elle nous regarde, elle nous appartient, nul ne peut seulement s’en approcher. L’empathie ne suffit pas. Elle est une espèce d’impuissance. Une espèce de cécité. Elle réconforte sur l’instant, mais pas au-delà. Non ! Ce n’est pas une affaire d’émotion ni l’affaire de dix minutes de célébrité compassionnelle, non, c’est l’affaire de ce que notre vie est salement devenue. C’est l’affaire de toute notre vie telle qu’elle est devenue et je t’en fiche !
En général, les gens font waouh, beurk, argh, snif et ils se croient quittes. Ils disent « oh mon pauvre » ou « oh ma pauvre », il leur arrive même de nous prendre dans leurs bras et les gens : ils sont bien gentils, y a pas à dire. Sauf que l’instant d’après, ils nous parlent comme si notre mère ne nous avait pas forcés à l’écouter se suicider au téléphone et que cette situation ne nous avait pas marqués pour la vie. L’instant d’après, ils ont tout oublié. C’est comme si nous ne leur avions rien dit. L’instant d’après, ils nous disent Je t’aime ! Ils n’ont pas du tout percuté. Sans rire. Je le sais. J’ai des preuves. Cela m’est arrivé un nombre incalculable de fois. Parce que les gens prennent ce qu’ils voient de l’autre mais pas ce qu’ils ne voient pas de lui.
Ils ne prennent pas son histoire !
Et ça, c’est un putain de problème.
Bien pire que les problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil.
Niveau 3
J’exagère ? Combien sont-ils à savoir que la Terre tourne autour du Soleil et à ne rien faire de cette information ? Ils l’ignoraient ? Très bien. Ils sont convaincus maintenant qu’ils ont observé la course des étoiles dans une lunette astronomique ? Youpi ! On pourrait donc imaginer que quelque chose va changer dans leur façon de voir les choses. Dans leur façon de marcher. Sauf que dès le lendemain, ils se croient toujours le centre de l’Univers. Ils croient encore en dieu !
J’exagère ? Mais qui n’en a fait l’expérience : on tente d’expliquer un jour ceci ou cela qui nous est salement arrivé – et d’expliquer calmement, posément, d’une voix douce, en restant zen, cool, relax, comme on explique les données d’un problème sans demander qu’on le résolve à notre place mais puisqu’il existe, autant prendre les devants –, et ça ne loupe pas : l’autre est ému par ce qui nous est arrivé, mais pas au point de faire attention à ce qu’on lui a dit. Pas au point de faire lui-même attention à ce qu’il dit. Neuf fois sur dix. Alors qu’il ne vient à l’esprit de personne de pousser un paralytique dans des escaliers, on nous pousse dans nos propres escaliers, on ne nous tient pas la porte, on ne fait pas gaffe, on se moque de nos petites tétraplégies intérieures parce qu’elles ne se voient pas au premier coup d’œil et uniquement parce qu’elles ne sont pas visibles. Pour l’unique raison qu’elles sont dans notre tête.
C’est à devenir dingue.
Alors que nous sommes pourtant tous plus ou moins assis dans un fauteuil roulant. Tous plus ou moins scandaleusement encombrés de ceci et de cela qui nous hantent et qui nous font avancer de traviole dans l’existence et quelle ironie : ce qu’on ne voit pas n’existe pas, c’est aussi simple que ça. Aussi stupide que ça. Le suicide de ma mère au téléphone – dans mon cas le suicide de ma mère au téléphone mais j’en connais chez qui le suicide de ma mère au téléphone a pris la forme d’un père disparu prématurément ou qui les tabassait, d’une petite sœur ébouillantée sous leurs yeux, du cancer atroce, désespérant et interminable d’un grand frère et j’en passe et de bien pires, oui, ce ne sont pas « les problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil » qui manquent et tu sais quoi ? Tu m’écoutes ? Eh oh ? Tu sais quoi ? Le problème qui ne se voit pas au premier coup d’œil : voilà qui ferait un chouette titre de livre. Qu’en penses-tu ? Comment dit-on Je t’aime ?
Sauf que personne ne prend au sérieux nos problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil. Alors qu’ils contrôlent des pans entiers de nos existences, on les traite avec la plus totale désinvolture, on s’assied dessus, on les écarte d’un revers de la main, on les met dans sa poche avec son mouchoir par-dessus et, neuf fois sur dix, on espère qu’on n’aura jamais à se moucher. Les siens de problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil comme ceux des autres. On fait l’autruche et pas qu’un peu. Pas à moitié. Et tu sais quoi ? D’après mon expérience qui vaut ce qu’elle vaut, mais pas moins non plus, il arrive toujours un moment où l’on trouve que j’exagère avec ma mère. Alors que j’ai fait l’effort de mettre ce problème sur la table pour qu’il gravite autour de moi plutôt que ce soit moi qui gravite autour de lui, on se demande si le suicide de ma mère ne m’arrange pas quelque part et s’il ne cache pas quelque chose et, au bout du compte, on finit par me le reprocher. Voilà : on finit par nous en vouloir d’avoir un problème qu’on ne prend pourtant pas au sérieux et c’est tout de même fort de café : neuf fois sur dix, nous sortons plus confortés dans notre « problème qui ne se voit pas au premier coup d’œil » que réconfortés et merci beaucoup, thanks a lot.
Mais à ce train-là, me rétorque-t-on, comme s’il fallait en plus que l’on me rétorque quelque chose, à ce train-là, me rétorque-t-on, dis-je, plus personne ne pourrait être certain de soi-même si ce qui lui est salement arrivé vit en lui sa vraie vie ; plus personne ne pourrait affirmer « je suis comme je suis », comme je l’entends dire si souvent – et dire avec aplomb, dire avec fierté, revendiquer hautement comme une fin de non-recevoir absolument hilarante, totalement consternante – et, au bout du compte, à ce train-là, me rétorque-t-on, on en viendrait presque à croire que nous avons tort d’être qui nous sommes et je ne vous le fais pas dire, m’entends-je rétorquer à mon tour.
Je ne vous le fais pas dire !
Nous avons tort d’être qui nous sommes.
C’est une erreur de nous accrocher à nos basques.
Dans quelle langue faut-il le dire ?
Sachant qu’on ne peut pas non plus nous le reprocher puisque nous ne pouvons pas faire autrement que d’être qui nous sommes et qui nous ne sommes pas en même temps. Mais nous n’avons pas lieu de nous en réjouir. Nous devrions la mettre en veilleuse sur ce chapitre. C’est par accident que nous sommes devenus qui nous sommes, par accumulation de ceci et de cela plus ou moins heureux ou sordides et, d’une certaine manière, nous ne sommes pas nés et nous ne naîtrons jamais. Nous ne verrons jamais la lumière du jour. Nous la voyons de moins en moins au fil de notre existence. Nous sommes enterrés vivants sous l’être que nous devenons malgré nous, par la force des choses et du hasard. Nous sommes faussés, gauchis, tout tordus et nous ne sommes que ce mécanisme faussé, cette roue voilée, cette barre tordue. Nous ne sommes rien d’autre que cette certitude. Rien d’autre que la conscience de n’être pas. Nous verrons toujours la lumière du jour à travers les ceci et les cela qui, mis bout à bout, à eux tous, nous font comme des jalousies derrière lesquelles nous agitons les bras et faisons de grands signes désespérés – en vain. On nous confond avec notre personnage et, peu à peu, nous en venons à nous confondre nous-mêmes avec notre personnage. Nous en venons à revendiquer notre propre mutilation alors que c’est elle qui nous revendique.
Par parenthèse. Même les gens. Non, pas les gens ! Pardon. Je reprends. Même les hommes, les femmes, les jeunes, les moins jeunes, tous ceux qui étaient le vendredi 13 novembre 2015 au Bataclan et qui, vaille que vaille, miraculeusement, parce qu’ils eurent la chance de courir d’un côté plutôt que d’un autre, parce que l’arme du tueur s’enraya ici mais pas là (à quoi tient la vie ?), s’en sont sortis vivants. Même eux, dis-je. On leur reprochera un jour d’avoir été au Bataclan le vendredi 13 novembre 2015. On leur reprochera d’avoir vu ce qu’ils ont vu, subi ce qu’ils ont subi, de ne pas pouvoir oublier, de ne pas le vouloir peut-être, ou de le vouloir désespérément sans y arriver. On leur reprochera, oui, de vivre avec ce qu’ils ont vécu et de ne pas pouvoir faire comme si de rien n’était, comme si rien n’avait eu lieu, comme s’ils n’avaient rien vu, rien subi, rien vécu. Comme s’ils étaient toujours les mêmes après. Comme si c’était seulement possible. J’en prends hélas le pari : lorsque leurs blessures auront cicatrisé et, à les voir, qu’on ne soupçonnera plus qu’ils étaient au Bataclan le vendredi 13 novembre 2015, oui, lorsque la tuerie qui eut lieu ce soir-là et à laquelle ils réchappèrent sera devenue pour tout le monde un problème qui ne se voit plus chez eux au premier coup d’œil, sera pour chacun d’entre eux devenue un effroi intérieur, une terreur personnelle, une solitude sans fin, une immense question à laquelle aucune réponse ne peut être apportée, j’en fais hélas le pari : viendra un jour où on leur reprochera de faire chier avec ce truc de Bataclan. Ras-le-bol. C’est bon maintenant. Ça suffit. Assez bassiné avec cette horreur. Il n’y a pas que le Bataclan. C’est du passé tout ça. Dans quelle langue faut-il le leur dire ? Qu’ils arrêtent à la fin. Il n’y a pas qu’eux. D’autres souffrent aussi. Ça devient suspect à la fin. On n’en peut plus. Qui ça, « on » ?
Tu veux prendre le pari ?
Combien de temps a-t-il fallu avant qu’on dise aux juifs qu’il y en avait marre de leur Shoah ?
Il paraît que c’est humain.
Tu comprends que le Bataclan n’est qu’un exemple.
Ne pas fermer cette parenthèse. Pas question.
[1] L’amour est un crime parfait (chouette nom de livre), de Jean-Claude Lavie (chouette nom de famille qui inspire confiance, peut-être un peu difficile à porter mais qui doit néanmoins mettre sur de bons rails, tirer vers le haut et, pour ma part, j’adorerais m’appeler M. Lavie, je passerais mon temps à jouer à cache-cache).
Niveau 1
Alors que je veux bien qu’on m’aime et aimerais évidemment me l’entendre dire. Mais pas si dire Je t’aime, loin de combler de bonheur, produit l’effet exactement inverse. Produit un sentiment d’insécurité, un sentiment de panique, un sentiment d’impuissance, une dissociation affolée, un réflexe pavlovien de rejet et cela fait tout de même beaucoup d’embarras à la fois. Cela fait de moi un être – comment dire ? Ce n’est pas facile d’identifier ses propres modalités.
C’est extrêmement difficile d’identifier ses propres modalités et par « modalités » j’entends.
Attends.
J’étais l’autre soir dans un bar et, tamisant toutes les imperfections de ce que je raconte, une douce lumière enveloppait de chips une jeune femme qui, pour donner une image, ressemblait étrangement à la fille qui, dans la pub pour Yoplait, regarde un yaourt comme s’il était son amant magnifique. Comme moi-même regardais M et cela fiche un coup quand on voit ça. Pas la brune qui plaque son vieux yaourt comme une pauvre chaussette pour un autre beaucoup plus jeune et « consistant » (oh seigneur !), mais la blonde qui, le soir dans son petit lit, d’une voix indéfinissable, à la fois mouillée et rugueuse, niaiseuse et troublante, confie amoureusement à son pot de yaourt qu’il « a changé sa vie » et de quelle vie parle-t-elle ?
Mystère.
Je préfère ne pas le savoir. Mieux vaut jeter ici un voile pudique. Chacun sa vie privée. Chacun baise avec qui il veut. Je n’allais pas d’emblée me griller avec miss Yoplait en discutant avec elle des pouvoirs érotiques des ferments lactiques, ni lui demander, simple curiosité de ma part, si elle pensait que les hommes ne faisaient plus le poids aujourd’hui face aux yaourts ? S’ils n’étaient plus assez « consistants » ? À son avis ? Mais non, qu’elle ne réponde pas ! Je ne voulais rien savoir ! Je préférais garder certaines illusions. Je préférais changer de sujet et, par exemple, se rappelait-elle lorsqu’elle était gamine et qu’elle était malade ? Elle avait 40 degrés de fièvre et sa maman était à son chevet. Sa maman veillait tendrement sur elle. Comme il est naturel qu’une maman s’inquiète pour son enfant lorsqu’il est au plus mal. C’est instinctif. C’est génétique. C’est culturel. C’est je ne sais quoi. Sa maman comme la mienne. Car ma mère prenait soin de moi lorsque j’étais malade. Elle était à mes petits soins lorsque j’avais 40 degrés de fièvre. Eh oui. Elle croyait quoi ? Elle avait un yaourt à la place du cerveau ? Quand bien même il existe des mères indifférentes et méchantes, pour d’étranges raisons qui leur appartiennent, j’étais persuadé que la sienne faisait tout ce qui était en son pouvoir pour qu’elle aille mieux lorsque, petite poupette grelottant de fièvre, elle restait alitée, terrassée par la maladie. Elle ne ferait pas des pubs pour les yaourts si ce n’était pas le cas. Sa mère, oui, elle devait passer une main anxieuse sur son front brûlant et plus son état empirait, plus sa maman s’inquiétait, plus elle lui consacrait son temps, au point de ne pas aller à son travail et ce n’était pas une décision facile. Cela voulait dire quelque chose. Sans compter qu’elle se montrait exceptionnellement douce et gentille et conciliante et attentionnée. Plus sa mère s’alarmait et plus elle lui accordait toute son attention. Plus elle lui témoignait son amour. Pourvu qu’elle soit au plus mal. À la condition qu’elle soit souffrante.
Elle pigeait le truc ?
(Je parle ici à miss Yoplait.)
Elle commençait à comprendre le concept de modalité ?
Sans s’en apercevoir, en toute ingénuité, sa mère lui enseignait que l’amour s’obtient en récompense de certaines souffrances, donnant-donnant. Et il n’y a pas que sa mère. Toutes (quasiment toutes) les mamans font de même. Et les enfants ne sont pas si bêtes pour ne pas mémoriser l’astuce. Ils ne sont pas si stupides pour ne pas voir qu’à l’avantage d’aller bien, l’inconvénient d’aller mal offre d’ineffables compensations. Par comparaison, la pleine santé ne vaut pas un clou. Elle n’apporte aucune gratification. C’est une loi devenue générale : nous ne sommes l’objet d’aucune attention particulière si nous pétons la forme. C’est même plutôt le contraire. Il est acquis que c’est parce que nous sommes faibles et patraques et tout à fait malades que nous recevons tout l’amour qui nous est d’ordinaire refusé et ce n’est pas un destin facile que celui-là. Ce n’est pas n’importe quelle réalité que fabrique ce genre de modalités si, pour nous sentir enfin aimés et considérés, il nous faut souffrir alors même que nous n’éprouvons aucun plaisir à souffrir. Alors même que, souffrant, nous souffrons réellement et sommes physiquement au plus bas. Mais tel est le prix qui est exigé de nous pour qu’on nous aime et telle est la mâchoire du piège qui se referme sur notre vie et, par extension, sur le monde tout entier, sur le monde pour son malheur car ainsi se propage la nécessité de souffrances toujours plus avérées comme condition du bonheur. Ainsi se répand l’affreux culte du malheur et miss Yoplait avait-elle remarqué que le mot affection unit dans la même ambiguïté la maman qui donne la sienne et l’enfant qui en souffre et, le sachant, j’espérais n’avoir jamais donné l’impression à ma fille qu’elle comptait infiniment plus à mes yeux lorsqu’elle était malade que lorsqu’elle était en pleine forme – je l’espérais vraiment.
Oui, j’avais une fille.
À qui j’espérais n’avoir pas moins donné l’impression qu’elle comptait infiniment plus à mes yeux lorsqu’elle faisait des bêtises ou ramenait de mauvaises notes de l’école, lui faisant malgré moi passer le message, à force de lui crier dessus et de m’arracher les cheveux (et mes cris lui prouvaient tout à coup combien je l’aimais, ils devenaient l’expression de mon amour pour elle), qu’elle ne comptait pour moi qu’à la condition d’être bonne à rien, pourvu qu’on s’arrache les cheveux à cause d’elle, donnant-donnant, jusqu’à ne plus lui laisser d’autre choix que celui de faire connerie sur connerie ou d’aller d’échec en échec dans l’existence, dans l’espoir de devenir le centre de l’attention générale comme je le lui aurais si bien appris et là, tout de suite, maintenant, tant que j’y suis, je pense à cette société indifférente au sort de ceux dont elle ne reconnaît l’existence qu’à la condition qu’ils brûlent des voitures, qu’ils cassent des vitrines et ceux-là sont-ils voués à commettre toujours plus d’actes délictueux et même de véritables crimes pour avoir le sentiment d’exister dans ce monde ?
C’était quoi sa modalité à elle ? Pour en être venue à faire des spots pour des yaourts ?
Okay.
Je n’insistai pas.
En tous les cas, avant d’être qui nous sommes, nous sommes les modalités qui nous sont échues, dis-je en demandant l’addition (parce que j’en avais marre tout à coup). Que cela nous plaise ou non. Même Jésus, disons Jésus, pour prendre quelqu’un de célèbre, dis-je d’un ton grave. À quoi fut-il dressé pour se sentir obligé de sacrifier sa vie pour l’amour des hommes ? Le savait-elle ? En mémoire de qui exactement ? D’un défunt dont on lui aurait vanté les mérites pendant toute son enfance, au point de croire que c’est plus mort que vif qu’on est aimé ? Cette hypothèse me plaît bien, dis-je en sortant ma Carte Bleue.
Et Jack Bauer : quelle est sa modalité à cézigue pour mériter tout le temps de la patrie en transgressant ses interdits ? Et ma mère, ma maman, songeai-je cette fois par-devers moi pour ne pas aggraver mon cas : lui fit-on comprendre qu’elle devait se massacrer elle-même pour qu’on l’aime enfin ? Non parce que cela lui ferait plaisir de se défenestrer (comme, de guerre lasse, on finit par le croire), mais parce qu’elle n’avait pas le choix. Et que dire de madame Arnoux ? De Frédéric Moreau ? De Hank Chinaski ? De Fritz the Cat ? Et du panda Bao Bao ? Il ne faut pas oublier le panda Bao Bao. Je ne l’oublie pas, moi. Que devient-il à propos, dans sa cage du zoo de Berlin ?
Et Ali MacGraw ? Quelle fut sa modalité pour être « admirablement direct avec les hommes » et se retrouver finalement avec un Steve McQueen la rudoyant et lui interdisant d’exercer son métier ? La maltraitant physiquement comme son père lorsqu’elle était gosse. En était-elle venue à croire que lui taper dessus était une preuve d’amour ? Quand bien même elle n’aimait pas les coups, en aucune façon.
Et M ? (songeai-je toujours en mon for, tandis que je tapais mon code de Carte Bleue sur la machine). Sa modalité était-elle de se laisser tomber de haut parce qu’elle n’envisageait pas de recevoir amour et considération autrement qu’en se laissant tomber comme un sac et d’aucune autre manière ? Et Julien se pendant à la poignée d’une fenêtre avec la ceinture de son pantalon ? Et moi ? Quelle était ma modalité ? À son avis ? dis-je cette fois à voix haute, en cherchant dans ma poche de la monnaie pour le pourboire. Qu’en pensait-elle ? Qu’il me fallait bavasser à n’en plus finir pour capter l’attention, n’imaginant pas une seule seconde que me taire ou laisser parler l’autre pourrait me faire exister à ses yeux ? À cela que j’avais été réduit ? Malgré moi. Qu’il me fallait à tout prix briller pour espérer exister aux yeux du monde, même si je ne brille pas du tout ? Ce n’était pas faux. C’était une piste.
Je ne lui dis pas qu’une autre piste m’avait été donnée par un livre[1] qui, concernant le concept de modalité, m’avait ouvert les yeux. Me les avait brûlés aussi lorsque j’avais lu, deux points ouvrez les guillemets : « Ceux qui veulent qu’on les aime pour eux-mêmes (c’est moi qui souligne), doivent-ils éviter de donner le moindre plaisir à leur femme pour avoir le sentiment que c’est bien par amour, et non pour un intérêt qui leur est propre, qu’elle reste avec eux ? » Je ne l’aurais pas dit comme ça mais, lisant cette phrase, j’avais eu la désagréable impression de m’y reconnaître. J’avais découvert sur mon compte quelque chose de pas joli joli. Qui me déplaisait souverainement. Me fit honte sur l’instant. Disait que je n’aimais pas faire plaisir aux autres, pas vraiment, puisque j’étais convaincu que leur plaisir était un égoïsme. Qu’il était une extorsion. Une façon de me nier. Disait ma peur qu’on abuse encore de moi. Disait que si je voulais rendre heureux une femme (et ainsi ne se jetterait-elle pas par la fenêtre), je ne m’en méfiais pas moins de ses plaisirs et redoutais ses excès, ce qui signifiait l’empêcher de jouir au-delà d’une limite où je ne comptais plus pour elle. Disait : mais je ne veux pas être ce genre de type qui tire son plaisir d’en frustrer l’autre, ah non, l’idée même me dégoûtait. Disait : « Merci maman, bien joué, tu m’as rendu suspicieux et réfractaire là où je devrais être généreux et consentant. » Ce pourquoi j’ai longtemps préféré qu’on ne m’aime pas. Ma double modalité l’exigeait. Puisqu’il me semblait impossible qu’on m’aime moi. Puisque je n’y crois pas, ayant d’emblée eu la preuve du contraire. Sachant que nul n’échappe à une modalité ou à une autre. Pas la peine de me jeter la pierre. Que chacun s’examine plutôt. Qu’il se soigne.
Ce n’était pas moi qui, à la fin, parlais à un pot de yaourt comme si c’était l’amour de ma vie.
Elle préférait qu’on en reste là ?
Okay.
Elle ne voulait pas que je lui parle de…
Tant pis.
Je le dis quand même.
Je te le dis à toi.
Te rappelles-tu la gamine de cinq ou six ans. Celle du ponton de fortune (voir page 95). Te rappelles-tu son père. C’est un ami. Il est drôlement intelligent. Je veux dire que son intelligence s’accorde avec la mienne. Elles sont sur la même longueur d’onde. Il suffit que deux personnes s’entendent pour se croire plus malignes que les autres. Enfin bref. Ce n’est pas seulement que son intelligence s’accorde avec la mienne, c’est que son intelligence a une tournure d’esprit bien à elle. Car l’intelligence aussi à ses manies. Elle est un pli. Elle ne tombe pas du ciel. Et la sienne a le chic – comment dire ? Dès qu’un problème se pose, dès qu’il s’agit de prendre une décision, il suggère : et si on faisait plutôt l’inverse ? C’est systématique. Il faut toujours qu’il prenne les choses à l’envers, à revers, à rebrousse-poil, a contrario. Ce qui paraît évident, il le réfute immédiatement, il le retourne comme une crêpe, son intelligence est chandeleur. La méthode a du bon : contre toute attente, voici que s’ouvrent des perspectives inédites, si inattendues qu’elles semblent pertinentes, même si c’est un simple effet optique. Sur l’instant, tout le monde est bluffé. Personne n’avait imaginé prendre les choses à l’envers. Cela paraît brillant. On découvre soudain la situation sous un autre angle. De nouvelles solutions surgissent, d’autant plus convaincantes qu’elles sont inattendues : il faut un certain temps pour les examiner pour ce qu’elles sont, au-delà de l’effet de surprise. On croirait un cas typique d’esprit de contradiction. On se trompe. Un jour, mon ami m’a révélé de façon incidente que son nom de famille n’était pas son véritable nom : il avait dû en changer pendant la guerre. Plus exactement, son nom avait été retourné en son contraire à une époque où porter un nom juif pouvait vous valoir un aller sans retour pour la mort. Ainsi la famille David était-elle devenue la famille Vidal, du latin « lié à la vie » (c’est un exemple). Ce n’est pas rien de devoir la vie sauve à un nom que l’on a retourné en son contraire pour le franciser. Cela donne effectivement envie de remettre les choses à l’endroit. De restaurer la vérité en dévoilant le mensonge. Contredire à chaque instant ce qui, aux yeux de tous, paraît le plus évident, alors que c’est faux : tel est son pli. Sa modalité intellectuelle. Il ne peut plus voir les choses sans éprouver le besoin de les retourner en leur contraire, comme s’il s’agissait de son nom, même s’il a tort. Qu’en pensait-il ? Un jour je lui ai glissé deux mots. En passant. Tout doucement. En toute amitié. Des fois que ça l’intéresserait. De faire le lien. De savoir ce qu’il fait quand il prend tout à rebrousse-poil. Moi, ça me plairait que quelqu’un me révèle ce que j’ignore sur mon compte et qui me tient dans ses fers. Me donne mon pli. Pourvu que ce quelqu’un soit animé de bonnes intentions et qu’il me parle doucement, sans m’accuser d’être qui je suis ni me mettre le nez dans mon caca. Mais personne ne me dit jamais rien sur mon compte qui m’apparaisse à la fois instructif et animé de bonnes intentions. Tant pis.
Niveau 2
Pour ma part, j’appelle les modalités : le « problème qui ne se voit pas au premier coup d’œil ».
Par exemple : on voit un type en fauteuil roulant et on ne le pousse pas dans des escaliers : on lui tient plutôt la porte. On adapte son comportement en conséquence. On fait gaffe. Parce que le problème se voit ici au premier coup d’œil.
Alors que les problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil : ils sont par définition invisibles. De ce fait, nul ne les envisage. C’est comme s’ils n’existaient pas.
Il nous faut donc les raconter. Si nous voulons que l’autre comprenne, qu’il sache, fasse gaffe.
Pas le choix.
Ainsi se met-on un jour à raconter à quelqu’un qui nous importe les ceci ou les cela qui nous sont salement arrivés un jour. Aussi dérisoires soient-ils – oui, mais il s’agit de nos ceci et de nos cela. Ils sont à l’origine de nos problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil. On ne le sait que trop. Pas la peine de mentir.
Chacun les siens.
Pour autant que j’aie pu le constater. Les gens. Même ceux qui nous importent. Même ceux les mieux disposés à notre endroit. Une fois qu’on commence à lever le voile sur nos problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil. Ils nous écoutent. Ils hochent la tête. S’ils sont bienveillants ils nous écoutent jusqu’au bout. S’ils ont un train à prendre ils vont prendre leur train. Si ça les angoisse, leur jambe s’agite nerveusement sous la table. Et je ne parle pas de ceux qui brûlent de raconter ceci ou cela qui leur est salement arrivé car il n’y a pas que vous à qui il est salement arrivé ceci ou cela. À croire qu’il s’agit d’une compétition.
En général, les choses ne vont pas beaucoup plus loin.
Dans tous les cas, les gens s’en tiennent au côté waouh des ceci et des cela qui nous sont salement arrivés ; ils s’en tiennent au côté beurk, au côté argh, au côté snif ; ils s’en tiennent au pathos, sans envisager les répercussions pour la suite.
Ils ne veulent rien savoir de l’étendue des dégâts.
Les problèmes éventuellement pour la vie qui ont pu s’ensuivre, le fait que ceci ou cela ait pu salement modifier notre être, le mutiler en profondeur et le tordre en un sale petit tas d’incapacités et d’invalidités : c’est trop demander. Nous prenons dix minutes pour raconter ceci ou cela qui nous est salement arrivé et, passé ces dix minutes, les gens – dont je fais partie et il m’arrive de le regretter –, les gens, dis-je, passé nos dix minutes, ils nous regardent et ils ne font pas le rapprochement. Le passé, ils ne le voient pas dans le présent. Quand bien même ils souffrent tout autant de problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil, ils ne les envisagent pas chez autrui. Par peur qu’on leur demande de régler les ceci et les cela qui nous sont salement arrivés ? Mais personne ne le leur demande ! C’est de toute façon impossible. Ce qu’on voudrait. C’est qu’ils comprennent. Que ce qui nous est salement arrivé un jour. N’est pas l’affaire de quelques mots ni de dix minutes. Il ne s’agit pas non plus d’émotion. Non ! L’émotion, elle nous regarde, elle nous appartient, nul ne peut seulement s’en approcher. L’empathie ne suffit pas. Elle est une espèce d’impuissance. Une espèce de cécité. Elle réconforte sur l’instant, mais pas au-delà. Non ! Ce n’est pas une affaire d’émotion ni l’affaire de dix minutes de célébrité compassionnelle, non, c’est l’affaire de ce que notre vie est salement devenue. C’est l’affaire de toute notre vie telle qu’elle est devenue et je t’en fiche !
En général, les gens font waouh, beurk, argh, snif et ils se croient quittes. Ils disent « oh mon pauvre » ou « oh ma pauvre », il leur arrive même de nous prendre dans leurs bras et les gens : ils sont bien gentils, y a pas à dire. Sauf que l’instant d’après, ils nous parlent comme si notre mère ne nous avait pas forcés à l’écouter se suicider au téléphone et que cette situation ne nous avait pas marqués pour la vie. L’instant d’après, ils ont tout oublié. C’est comme si nous ne leur avions rien dit. L’instant d’après, ils nous disent Je t’aime ! Ils n’ont pas du tout percuté. Sans rire. Je le sais. J’ai des preuves. Cela m’est arrivé un nombre incalculable de fois. Parce que les gens prennent ce qu’ils voient de l’autre mais pas ce qu’ils ne voient pas de lui.
Ils ne prennent pas son histoire !
Et ça, c’est un putain de problème.
Bien pire que les problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil.
Niveau 3
J’exagère ? Combien sont-ils à savoir que la Terre tourne autour du Soleil et à ne rien faire de cette information ? Ils l’ignoraient ? Très bien. Ils sont convaincus maintenant qu’ils ont observé la course des étoiles dans une lunette astronomique ? Youpi ! On pourrait donc imaginer que quelque chose va changer dans leur façon de voir les choses. Dans leur façon de marcher. Sauf que dès le lendemain, ils se croient toujours le centre de l’Univers. Ils croient encore en dieu !
J’exagère ? Mais qui n’en a fait l’expérience : on tente d’expliquer un jour ceci ou cela qui nous est salement arrivé – et d’expliquer calmement, posément, d’une voix douce, en restant zen, cool, relax, comme on explique les données d’un problème sans demander qu’on le résolve à notre place mais puisqu’il existe, autant prendre les devants –, et ça ne loupe pas : l’autre est ému par ce qui nous est arrivé, mais pas au point de faire attention à ce qu’on lui a dit. Pas au point de faire lui-même attention à ce qu’il dit. Neuf fois sur dix. Alors qu’il ne vient à l’esprit de personne de pousser un paralytique dans des escaliers, on nous pousse dans nos propres escaliers, on ne nous tient pas la porte, on ne fait pas gaffe, on se moque de nos petites tétraplégies intérieures parce qu’elles ne se voient pas au premier coup d’œil et uniquement parce qu’elles ne sont pas visibles. Pour l’unique raison qu’elles sont dans notre tête.
C’est à devenir dingue.
Alors que nous sommes pourtant tous plus ou moins assis dans un fauteuil roulant. Tous plus ou moins scandaleusement encombrés de ceci et de cela qui nous hantent et qui nous font avancer de traviole dans l’existence et quelle ironie : ce qu’on ne voit pas n’existe pas, c’est aussi simple que ça. Aussi stupide que ça. Le suicide de ma mère au téléphone – dans mon cas le suicide de ma mère au téléphone mais j’en connais chez qui le suicide de ma mère au téléphone a pris la forme d’un père disparu prématurément ou qui les tabassait, d’une petite sœur ébouillantée sous leurs yeux, du cancer atroce, désespérant et interminable d’un grand frère et j’en passe et de bien pires, oui, ce ne sont pas « les problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil » qui manquent et tu sais quoi ? Tu m’écoutes ? Eh oh ? Tu sais quoi ? Le problème qui ne se voit pas au premier coup d’œil : voilà qui ferait un chouette titre de livre. Qu’en penses-tu ? Comment dit-on Je t’aime ?
Sauf que personne ne prend au sérieux nos problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil. Alors qu’ils contrôlent des pans entiers de nos existences, on les traite avec la plus totale désinvolture, on s’assied dessus, on les écarte d’un revers de la main, on les met dans sa poche avec son mouchoir par-dessus et, neuf fois sur dix, on espère qu’on n’aura jamais à se moucher. Les siens de problèmes qui ne se voient pas au premier coup d’œil comme ceux des autres. On fait l’autruche et pas qu’un peu. Pas à moitié. Et tu sais quoi ? D’après mon expérience qui vaut ce qu’elle vaut, mais pas moins non plus, il arrive toujours un moment où l’on trouve que j’exagère avec ma mère. Alors que j’ai fait l’effort de mettre ce problème sur la table pour qu’il gravite autour de moi plutôt que ce soit moi qui gravite autour de lui, on se demande si le suicide de ma mère ne m’arrange pas quelque part et s’il ne cache pas quelque chose et, au bout du compte, on finit par me le reprocher. Voilà : on finit par nous en vouloir d’avoir un problème qu’on ne prend pourtant pas au sérieux et c’est tout de même fort de café : neuf fois sur dix, nous sortons plus confortés dans notre « problème qui ne se voit pas au premier coup d’œil » que réconfortés et merci beaucoup, thanks a lot.
Mais à ce train-là, me rétorque-t-on, comme s’il fallait en plus que l’on me rétorque quelque chose, à ce train-là, me rétorque-t-on, dis-je, plus personne ne pourrait être certain de soi-même si ce qui lui est salement arrivé vit en lui sa vraie vie ; plus personne ne pourrait affirmer « je suis comme je suis », comme je l’entends dire si souvent – et dire avec aplomb, dire avec fierté, revendiquer hautement comme une fin de non-recevoir absolument hilarante, totalement consternante – et, au bout du compte, à ce train-là, me rétorque-t-on, on en viendrait presque à croire que nous avons tort d’être qui nous sommes et je ne vous le fais pas dire, m’entends-je rétorquer à mon tour.
Je ne vous le fais pas dire !
Nous avons tort d’être qui nous sommes.
C’est une erreur de nous accrocher à nos basques.
Dans quelle langue faut-il le dire ?
Sachant qu’on ne peut pas non plus nous le reprocher puisque nous ne pouvons pas faire autrement que d’être qui nous sommes et qui nous ne sommes pas en même temps. Mais nous n’avons pas lieu de nous en réjouir. Nous devrions la mettre en veilleuse sur ce chapitre. C’est par accident que nous sommes devenus qui nous sommes, par accumulation de ceci et de cela plus ou moins heureux ou sordides et, d’une certaine manière, nous ne sommes pas nés et nous ne naîtrons jamais. Nous ne verrons jamais la lumière du jour. Nous la voyons de moins en moins au fil de notre existence. Nous sommes enterrés vivants sous l’être que nous devenons malgré nous, par la force des choses et du hasard. Nous sommes faussés, gauchis, tout tordus et nous ne sommes que ce mécanisme faussé, cette roue voilée, cette barre tordue. Nous ne sommes rien d’autre que cette certitude. Rien d’autre que la conscience de n’être pas. Nous verrons toujours la lumière du jour à travers les ceci et les cela qui, mis bout à bout, à eux tous, nous font comme des jalousies derrière lesquelles nous agitons les bras et faisons de grands signes désespérés – en vain. On nous confond avec notre personnage et, peu à peu, nous en venons à nous confondre nous-mêmes avec notre personnage. Nous en venons à revendiquer notre propre mutilation alors que c’est elle qui nous revendique.
Par parenthèse. Même les gens. Non, pas les gens ! Pardon. Je reprends. Même les hommes, les femmes, les jeunes, les moins jeunes, tous ceux qui étaient le vendredi 13 novembre 2015 au Bataclan et qui, vaille que vaille, miraculeusement, parce qu’ils eurent la chance de courir d’un côté plutôt que d’un autre, parce que l’arme du tueur s’enraya ici mais pas là (à quoi tient la vie ?), s’en sont sortis vivants. Même eux, dis-je. On leur reprochera un jour d’avoir été au Bataclan le vendredi 13 novembre 2015. On leur reprochera d’avoir vu ce qu’ils ont vu, subi ce qu’ils ont subi, de ne pas pouvoir oublier, de ne pas le vouloir peut-être, ou de le vouloir désespérément sans y arriver. On leur reprochera, oui, de vivre avec ce qu’ils ont vécu et de ne pas pouvoir faire comme si de rien n’était, comme si rien n’avait eu lieu, comme s’ils n’avaient rien vu, rien subi, rien vécu. Comme s’ils étaient toujours les mêmes après. Comme si c’était seulement possible. J’en prends hélas le pari : lorsque leurs blessures auront cicatrisé et, à les voir, qu’on ne soupçonnera plus qu’ils étaient au Bataclan le vendredi 13 novembre 2015, oui, lorsque la tuerie qui eut lieu ce soir-là et à laquelle ils réchappèrent sera devenue pour tout le monde un problème qui ne se voit plus chez eux au premier coup d’œil, sera pour chacun d’entre eux devenue un effroi intérieur, une terreur personnelle, une solitude sans fin, une immense question à laquelle aucune réponse ne peut être apportée, j’en fais hélas le pari : viendra un jour où on leur reprochera de faire chier avec ce truc de Bataclan. Ras-le-bol. C’est bon maintenant. Ça suffit. Assez bassiné avec cette horreur. Il n’y a pas que le Bataclan. C’est du passé tout ça. Dans quelle langue faut-il le leur dire ? Qu’ils arrêtent à la fin. Il n’y a pas qu’eux. D’autres souffrent aussi. Ça devient suspect à la fin. On n’en peut plus. Qui ça, « on » ?
Tu veux prendre le pari ?
Combien de temps a-t-il fallu avant qu’on dise aux juifs qu’il y en avait marre de leur Shoah ?
Il paraît que c’est humain.
Tu comprends que le Bataclan n’est qu’un exemple.
Ne pas fermer cette parenthèse. Pas question.
[1] L’amour est un crime parfait (chouette nom de livre), de Jean-Claude Lavie (chouette nom de famille qui inspire confiance, peut-être un peu difficile à porter mais qui doit néanmoins mettre sur de bons rails, tirer vers le haut et, pour ma part, j’adorerais m’appeler M. Lavie, je passerais mon temps à jouer à cache-cache).
Annexe 1
« Sauve-moi. Viens me chercher. » Tel fut le texto que m’envoya une nuit ma fille (et mon cœur de bondir, mon cœur immédiatement aux cent coups lorsque je lus ce sms), alors qu’elle passait le week-end chez mes parents. Elle avait treize ans. Elle avait attendu d’être seule dans sa chambre pour m’envoyer secrètement cet appel au secours. Parce qu’à la fin du dîner, ma mère lui avait jeté un chandelier au visage, la manquant de « très peu », pour lui apprendre à laisser des croûtes de fromage dans son assiette, alors que « c’est le meilleur ». Ma fille venait de faire connaissance avec la susceptibilité de sa grand-mère. Pareille violence l’avait éberluée. L’avait choquée. Faute de pouvoir s’échapper de la maison (ce qu’elle eût fait si elle avait été plus grande), elle s’était réfugiée sur le balcon, trouvant préférable de prendre l’air, de sortir de ce piège ; mais ma mère l’avait bientôt rejointe et, triomphante, pleine de morgue, elle lui avait désigné le vide : « Ah ah, tu n’es pas capable de sauter. »
L’es-tu ?
Moi je l’ai fait !
Ah ah !
Vas-tu maintenant manger tes croûtes de camembert ?
Chacun trouve toujours à s’enorgueillir de ce qu’il a été capable de faire un jour, aussi déplorable cela soit-il, uniquement pour se sentir quelqu’un, uniquement parce qu’il l’a fait.
Ma fille n’est plus jamais retournée passer un week-end chez ses grands-parents. Je vins la chercher le lendemain par le premier train. Sur le trajet du retour, elle me dit : « – Je ne sais pas comment tu as fait avec grand-mère, mais je comprends mieux certaines choses maintenant. – Des choses comme quoi ? – Rien… »
Annexe 2
Il me faut réparer une injustice : celle de parler des pires moments de ma mère, alors qu’ils ne constituèrent que 5 % (à vue de nez) de ce que je sais d’elle. Concernant les 95 % restants, je n’eus pas du tout à me plaindre, bien au contraire ! Par exemple, ma mère pleura à chaudes larmes, me consola tendrement et m’assura que je ne resterais pas dans cet état, comme je le craignais le jour où (j’avais onze ans) je me cassai une incisive en percutant une colonne de marbre du Petit Palais ; par exemple, lorsqu’elle dut m’accompagner au commissariat où j’avais été convoqué pour des faits de vandalisme concernant des cabanes de vignerons que des voyous avaient saccagées en y déversant des fûts de mazout et, bec et ongles, elle me défendit alors qu’elle me savait coupable (elle m’avait questionné à propos de mon pull-over maculé de mazout et qu’avais-je encore fait cet été chez papi ?) ; par exemple, elle cessa de travailler pour s’occuper de moi et de mon frère après que la vieille pochetronne qui nous emmenait à l’école primaire eut manqué de nous faire écraser par une voiture tellement elle était pintée – elle renonça à une carrière pour nous ! Etc. Etc. Etc. Je tiens à verser au Dossier que j’occulte 95 % de ce que fut ma mère, alors que les 5 % que je retiens représentent 95 % de ce que je dis d’elle. C’est parfaitement injuste ! C’est comme le journal télévisé qui consacre 95 % de son temps d’antenne à ce qui n’a réellement que 5 % d’importance, faussant ainsi la perception de la réalité. Je ne le sais que trop. Et j’aimerais que tu le saches aussi. Que tu gardes présent à l’esprit que j’occulte tout ce qui était bien avec ma mère ; mais c’est que ma mémoire se plaît à faire de 5 % de ce qui eut lieu 95 % de mes souvenirs, pour la bonne raison qu’ils la marquèrent de façon indélébile. Ce qui est foncièrement déloyal.
Annexe 1
« Sauve-moi. Viens me chercher. » Tel fut le texto que m’envoya une nuit ma fille (et mon cœur de bondir, mon cœur immédiatement aux cent coups lorsque je lus ce sms), alors qu’elle passait le week-end chez mes parents. Elle avait treize ans. Elle avait attendu d’être seule dans sa chambre pour m’envoyer secrètement cet appel au secours. Parce qu’à la fin du dîner, ma mère lui avait jeté un chandelier au visage, la manquant de « très peu », pour lui apprendre à laisser des croûtes de fromage dans son assiette, alors que « c’est le meilleur ». Ma fille venait de faire connaissance avec la susceptibilité de sa grand-mère. Pareille violence l’avait éberluée. L’avait choquée. Faute de pouvoir s’échapper de la maison (ce qu’elle eût fait si elle avait été plus grande), elle s’était réfugiée sur le balcon, trouvant préférable de prendre l’air, de sortir de ce piège ; mais ma mère l’avait bientôt rejointe et, triomphante, pleine de morgue, elle lui avait désigné le vide : « Ah ah, tu n’es pas capable de sauter. »
L’es-tu ?
Moi je l’ai fait !
Ah ah !
Vas-tu maintenant manger tes croûtes de camembert ?
Chacun trouve toujours à s’enorgueillir de ce qu’il a été capable de faire un jour, aussi déplorable cela soit-il, uniquement pour se sentir quelqu’un, uniquement parce qu’il l’a fait.
Ma fille n’est plus jamais retournée passer un week-end chez ses grands-parents. Je vins la chercher le lendemain par le premier train. Sur le trajet du retour, elle me dit : « – Je ne sais pas comment tu as fait avec grand-mère, mais je comprends mieux certaines choses maintenant. – Des choses comme quoi ? – Rien… »
Annexe 2
Il me faut réparer une injustice : celle de parler des pires moments de ma mère, alors qu’ils ne constituèrent que 5 % (à vue de nez) de ce que je sais d’elle. Concernant les 95 % restants, je n’eus pas du tout à me plaindre, bien au contraire ! Par exemple, ma mère pleura à chaudes larmes, me consola tendrement et m’assura que je ne resterais pas dans cet état, comme je le craignais le jour où (j’avais onze ans) je me cassai une incisive en percutant une colonne de marbre du Petit Palais ; par exemple, lorsqu’elle dut m’accompagner au commissariat où j’avais été convoqué pour des faits de vandalisme concernant des cabanes de vignerons que des voyous avaient saccagées en y déversant des fûts de mazout et, bec et ongles, elle me défendit alors qu’elle me savait coupable (elle m’avait questionné à propos de mon pull-over maculé de mazout et qu’avais-je encore fait cet été chez papi ?) ; par exemple, elle cessa de travailler pour s’occuper de moi et de mon frère après que la vieille pochetronne qui nous emmenait à l’école primaire eut manqué de nous faire écraser par une voiture tellement elle était pintée – elle renonça à une carrière pour nous ! Etc. Etc. Etc. Je tiens à verser au Dossier que j’occulte 95 % de ce que fut ma mère, alors que les 5 % que je retiens représentent 95 % de ce que je dis d’elle. C’est parfaitement injuste ! C’est comme le journal télévisé qui consacre 95 % de son temps d’antenne à ce qui n’a réellement que 5 % d’importance, faussant ainsi la perception de la réalité. Je ne le sais que trop. Et j’aimerais que tu le saches aussi. Que tu gardes présent à l’esprit que j’occulte tout ce qui était bien avec ma mère ; mais c’est que ma mémoire se plaît à faire de 5 % de ce qui eut lieu 95 % de mes souvenirs, pour la bonne raison qu’ils la marquèrent de façon indélébile. Ce qui est foncièrement déloyal.