24. Je te laisse encore cinq minutes.

24.1. Tic tac.

24.2. À vingt ans, je vivais de folles aventures livresques. Tant de péripéties au fil des pages, de rebondissements, de surprises, contrastaient avec la platitude de mes journées. Grâce aux livres, tic tac, j’oubliais momentanément le suicide de Julien, quand bien même il s’agissait alors des tentatives de suicide de ma mère. Sur la page, la vie prenait une ampleur qu’elle ne possédait pas dans la réalité (ce qui était ma réalité) : voici qu’elle avait un sens, du rythme, une dignité à faire valoir, des choses à raconter, tic tac tic tac. Voici que j’échappais pour un temps indéfinissable à la législation de la durée et je ne sais pas pour les autres, je ne sais jamais pour les autres, mais les livres comblaient l’affreux manque d’envergure que, jour après jour, lorsque j’avais vingt ans, je déplorais dans mon existence. Tic tac. Ils comblaient un manque tout court, en même temps qu’ils m’en révélaient la béance. Et tant pis si j’accumule ici les clichés : je ne suis pas différent de n’importe qui et encore moins à vingt ans. Tic tac tic.

24.3. Tant pis si, à force de lire des livres, mon existence m’apparaissait, par contrecoup, encore plus insipide et toujours plus médiocres l’ambiance et les gens et le monde alentour. Si mes propres soucis s’accumulaient et si je devenais davantage insatisfait de moi-même, toujours plus intimidé et imaginatif devant les autres (notamment les filles), insensiblement conduit à juger mon quotidien encore plus chiche et moins digne d’être vécu, infirme par comparaison, tellement dénué de romanesque. Tant pis.

24.3.1. Inscrire avec emphase le mot Évasion au fronton de sa prison est une attitude assez commune à vingt ans.

24.3.2. Tic tac.

24.4. À vingt ans, je voulais vivre dans les livres parce qu’ils sont cette mer des Sargasses où convergent et s’accumulent tous les débris naufragés du monde et, parmi eux, je croyais y reconnaître les miens ; parce que, en eux et par eux, revient nous hanter ce qui ne trouve pas ou plus sa place parmi nous – et c’est peut-être en représailles ; parce que, au commencement, était la réalité (ce qu’on appelle la réalité) et ensuite, disons le huitième jour puisque les sept premiers étaient pris, vint la fiction, qui a « l’immense avantage d’être une création de l’esprit humain et, par conséquent, d’être à sa mesure », c’est-à-dire loin des mystères qui nous dépassent, comme disait l’autre pour montrer les limites de la fiction (G. K. Chesterton).

24.4.1. Ce qui disparaît du réel de l’existence : voilà le fétiche de la culture.

24.4.2. Je ne dis pas cela pour toi, je le dis pour moi. Pour que je ne l’oublie pas tandis que j’écris.

24.4.3. De là notre fantastique besoin de culture. Tic tac.

24.4.4. Pas n’importe quelle culture : celle qui nous revend pour de faux ce que le monde nous vole pour de vrai.

24.4.5. « Toute ressemblance avec des personnages existants… » : ce n’est pas un hasard si de plus en plus de produits culturels s’inspirent aujourd’hui de « faits réels » et s’en vantent.

24.4.5.1. Cela veut dire quoi : s’inspirer ?

24.4.5.2. Cela veut dire quoi « personnages existants » ? Sommes-nous des personnages ? N’existons-nous qu’en tant que nous sommes des personnages ? Quelle splendide extension du domaine de la fiction ! Quelle contamination. Quel aveu.

24.4.6. Dès la naissance, on nous apprend à devenir « quelqu’un ». On nous force à entrer dans un « personnage ». Au chausse-pied s’il le faut. Ou en douceur. On ne veut pas de nous. On ne nous laisse pas le choix.

24.4.6.1. Crois-tu que je « m’inspire » de la réalité (ce qu’on appelle la réalité) ?

24.4.6.2. Quand un romancier s’empare d’un événement qui s’est produit « pour de vrai » (un fait divers, par exemple), il en fait un tout un roman, l’imbécile.

24.4.6.3. Nos jugements esthétiques n’expriment pas ce qu’est la culture, mais ce qui la fonde.

24.4.6.3.1. Soi dit après beaucoup d’autres.

24.4.6.3.1.1. Je n’en dirai donc pas davantage.

24.4.7. Je ne dirai pas que se réjouir qu’il se produise des quantités toujours plus quantitatives de biens culturels, c’est aussi se féliciter de la pauvreté toujours plus étendue de nos existences.

24.4.8. À vingt ans, je croyais tout ce que je lisais. Je prenais tout pour argent comptant sur la page.

24.4.8.1. Je croyais qu’Hercule Poirot avait élucidé le meurtre de Roger Ackroyd, avant d’être splendidement détrompé (par Pierre Bayard). Il ne me venait pas à l’esprit de contester que le narrateur d’À la recherche du temps perdu se soit longtemps couché de bonne heure, ni qu’une aube grise s’étendait au-dessus de la ville lorsque Dortmunder rentre chez lui au début de Dégâts des eaux ; ou, pour prendre un exemple qui me touche de plus près, qu’il s’appelait Julien et non pas Pierre, Paul, Jacques ou Marc.

24.4.9. À vingt ans, c’est ma vie que je déposais sur ma table de chevet ; j’en reprenais le cours lorsque je reprenais ma lecture.

24.5. Qui a dit : « J’ai toujours eu une vie secrète et c’était toujours la vraie » ?

24. Je te laisse encore cinq minutes.

24.1. Tic tac.

24.2. À vingt ans, je vivais de folles aventures livresques. Tant de péripéties au fil des pages, de rebondissements, de surprises, contrastaient avec la platitude de mes journées. Grâce aux livres, tic tac, j’oubliais momentanément le suicide de Julien, quand bien même il s’agissait alors des tentatives de suicide de ma mère. Sur la page, la vie prenait une ampleur qu’elle ne possédait pas dans la réalité (ce qui était ma réalité) : voici qu’elle avait un sens, du rythme, une dignité à faire valoir, des choses à raconter, tic tac tic tac. Voici que j’échappais pour un temps indéfinissable à la législation de la durée et je ne sais pas pour les autres, je ne sais jamais pour les autres, mais les livres comblaient l’affreux manque d’envergure que, jour après jour, lorsque j’avais vingt ans, je déplorais dans mon existence. Tic tac. Ils comblaient un manque tout court, en même temps qu’ils m’en révélaient la béance. Et tant pis si j’accumule ici les clichés : je ne suis pas différent de n’importe qui et encore moins à vingt ans. Tic tac tic.

24.3. Tant pis si, à force de lire des livres, mon existence m’apparaissait, par contrecoup, encore plus insipide et toujours plus médiocres l’ambiance et les gens et le monde alentour. Si mes propres soucis s’accumulaient et si je devenais davantage insatisfait de moi-même, toujours plus intimidé et imaginatif devant les autres (notamment les filles), insensiblement conduit à juger mon quotidien encore plus chiche et moins digne d’être vécu, infirme par comparaison, tellement dénué de romanesque. Tant pis.

24.3.1. Inscrire avec emphase le mot Évasion au fronton de sa prison est une attitude assez commune à vingt ans.

24.3.2. Tic tac.

24.4. À vingt ans, je voulais vivre dans les livres parce qu’ils sont cette mer des Sargasses où convergent et s’accumulent tous les débris naufragés du monde et, parmi eux, je croyais y reconnaître les miens ; parce que, en eux et par eux, revient nous hanter ce qui ne trouve pas ou plus sa place parmi nous – et c’est peut-être en représailles ; parce que, au commencement, était la réalité (ce qu’on appelle la réalité) et ensuite, disons le huitième jour puisque les sept premiers étaient pris, vint la fiction, qui a « l’immense avantage d’être une création de l’esprit humain et, par conséquent, d’être à sa mesure », c’est-à-dire loin des mystères qui nous dépassent, comme disait l’autre pour montrer les limites de la fiction (G. K. Chesterton).

24.4.1. Ce qui disparaît du réel de l’existence : voilà le fétiche de la culture.

24.4.2. Je ne dis pas cela pour toi, je le dis pour moi. Pour que je ne l’oublie pas tandis que j’écris.

24.4.3. De là notre fantastique besoin de culture. Tic tac.

24.4.4. Pas n’importe quelle culture : celle qui nous revend pour de faux ce que le monde nous vole pour de vrai.

24.4.5. « Toute ressemblance avec des personnages existants… » : ce n’est pas un hasard si de plus en plus de produits culturels s’inspirent aujourd’hui de « faits réels » et s’en vantent.

24.4.5.1. Cela veut dire quoi : s’inspirer ?

24.4.5.2. Cela veut dire quoi « personnages existants » ? Sommes-nous des personnages ? N’existons-nous qu’en tant que nous sommes des personnages ? Quelle splendide extension du domaine de la fiction ! Quelle contamination. Quel aveu.

24.4.6. Dès la naissance, on nous apprend à devenir « quelqu’un ». On nous force à entrer dans un « personnage ». Au chausse-pied s’il le faut. Ou en douceur. On ne veut pas de nous. On ne nous laisse pas le choix.

24.4.6.1. Crois-tu que je « m’inspire » de la réalité (ce qu’on appelle la réalité) ?

24.4.6.2. Quand un romancier s’empare d’un événement qui s’est produit « pour de vrai » (un fait divers, par exemple), il en fait un tout un roman, l’imbécile.

24.4.6.3. Nos jugements esthétiques n’expriment pas ce qu’est la culture, mais ce qui la fonde.

24.4.6.3.1. Soi dit après beaucoup d’autres.

24.4.6.3.1.1. Je n’en dirai donc pas davantage.

24.4.7. Je ne dirai pas que se réjouir qu’il se produise des quantités toujours plus quantitatives de biens culturels, c’est aussi se féliciter de la pauvreté toujours plus étendue de nos existences.

24.4.8. À vingt ans, je croyais tout ce que je lisais. Je prenais tout pour argent comptant sur la page.

24.4.8.1. Je croyais qu’Hercule Poirot avait élucidé le meurtre de Roger Ackroyd, avant d’être splendidement détrompé (par Pierre Bayard). Il ne me venait pas à l’esprit de contester que le narrateur d’À la recherche du temps perdu se soit longtemps couché de bonne heure, ni qu’une aube grise s’étendait au-dessus de la ville lorsque Dortmunder rentre chez lui au début de Dégâts des eaux ; ou, pour prendre un exemple qui me touche de plus près, qu’il s’appelait Julien et non pas Pierre, Paul, Jacques ou Marc.

24.4.9. À vingt ans, c’est ma vie que je déposais sur ma table de chevet ; j’en reprenais le cours lorsque je reprenais ma lecture.

24.5. Qui a dit : « J’ai toujours eu une vie secrète et c’était toujours la vraie » ?