Depuis mon expérience de la page 155 du Lolita de Nabokov, c’est à la lumière des choix de leur auteur que, peu à peu, doucettement, presque sur la pointe des pieds mais par la suite de plus en plus ouvertement, de plus en plus radicalement, je me suis mis à apprécier les livres, les films et, au bout du compte, les gens eux-mêmes. Ce sont les choix de chacun, qu’ils soient intérieurs ou hors champ, qui m’émeuvent. Me font bondir de joie ou serrer des poings. Grincer des dents ou m’exclamer d’admiration.

Par exemple Une femme sous influence, de John Cassavetes (1974).

La scène où Gena Rowlands rencontre un inconnu dans un bar (car dans la lumière tamisée des bars, toujours un inconnu espère la femme seule pour finir la nuit avec elle plutôt qu’avec une soucoupe de chips). On sait, nous, dans notre fauteuil, que Gena est malheureuse et désespérée que son mari (Peter Falk) ne soit pas là alors qu’elle a infiniment besoin de lui ce soir-là. On sait qu’elle est psychologiquement fragile et encore plus vulnérable ce soir-là ; pour avoir suivi sa lente glissade vers la folie depuis le début du film, on grimace de voir un inconnu profiter soudain d’elle et l’inciter à boire verre sur verre, la soûler carrément, trop heureux de l’aubaine.

On voudrait prévenir Gena qu’elle court à la catastrophe, qu’elle ne devrait pas, elle va s’abîmer l’âme et le corps, etc. ; mais Gena n’entend pas nos prières et on assiste impuissant au type ramenant Gena chez elle complètement bourrée, la tirant et la soutenant dans les escaliers tellement elle titube et ne tient plus debout. Avant de profiter sexuellement de sa détresse et d’abuser de l’héroïne du film, le temps d’un lent fondu au noir ayant valeur ici non de pudibonderie mais comme on ferme les yeux sur trop de tristesse.

Quel enfoiré ce type ! pense malgré lui le spectateur de sexe masculin avec un indicible sentiment de gêne pour sa race ; quel salopard ce type ! pense le spectateur de sexe féminin avec un indicible sentiment de compassion pour Gena Rowlands.

Lorsque l’image revient, il fait jour, la sale lumière du matin éclabousse l’écran, Gena cligne des yeux, elle est seule dans le lit, aussi défaite que lui, encore plus fripée. Le type ? Il est dans la salle de bains. Il s’habille. On le voit mettre ses chaussettes. Mettre son pantalon. On le trouve minable à l’écran. Pauvre type. Il enfile son costume. Il noue sa cravate. Il se regarde dans la glace. Il scrute son visage. Il dit : « Pourquoi personne ne m’aime. » Vlan ! Merci Cassavetes ! Oh oui : merci ! De ne pas nous laisser avec le goût amer de ce type dans la bouche. Merci de dire que ce type a également une histoire, même si elle n’est pas celle du film. Il a lui aussi ses problèmes. Son propre désespoir. Merci de ne pas en rajouter dans le stéréotype de l’homme forcément salaud et bourrin. Merci d’avoir fait ce choix ! J’en avais presque les larmes aux yeux dans mon fauteuil. Que Cassavetes prenne cinq minutes de son film pour sauver un pauvre bougre à qui il fait jouer le mauvais rôle dans une histoire qui n’est pas la sienne – au prix que coûte la minute d’un film.

Par exemple Les Idiots, de Lars von Trier (1998). Ma colère, ma fureur, que la sympathique petite clique d’individus se faisant passer pour des débiles mentaux afin de perturber la bonne conscience bourgeoise de tout un village et, par extension, celle de toute la société bourgeoise, soit convoquée devant la caméra de Lars von Trier pour que chacun donne son sentiment sur une aventure individuelle et collective à laquelle il a participé, mais qui est à présent terminée et qui a finalement échoué, prend soin d’avertir dès la vingtième minute Lars von Trier, des fois que le spectateur s’imaginerait des choses après qu’on les lui eut agitées sous le nez. Lequel von Trier fait donc défiler devant sa caméra chacun des Idiots pour qu’ils témoignent les uns après les autres de l’erreur que fut en définitive ce projet, un peu comme dans un procès de Moscou ne disant pas son nom.

Tous les protagonistes, sauf un !

Sauf le « leader » du groupe. Stoffer. Le grand blond. Comme par hasard. Celui qui, justement, était l’âme des Idiots et voulait donner un sens à cette aventure, un sens politique même, de sorte qu’elle ne serait pas juste une bonne blague entre copains, un jeu, un truc superfun, cool, relax, un divertissement. Celui qui, en définitive, avait le plus à dire sur l’échec des Idiots et dont j’attendais impatiemment de savoir ce qu’il allait dire à la caméra, je n’attendais que lui – en vain. Pas de Stoffer. Les autres, oui, mais pas lui ! Surtout pas lui, de toute évidence – et ce choix-là, ce choix de Lars von Trier d’escamoter Stoffer, à l’instar de tant de « disparus » dans les régimes dictatoriaux, celui dont il avait pourtant fait le porte-parole de ses Idiots, ce choix-là, dis-je, choix narratif et donc politique (d’autant plus significatif que c’est Lars von Trier lui-même qui conduit les interrogatoires), ce choix, oui, ce mépris pour l’un de ses personnages, son assassinat ni vu ni connu, j’avais craché dessus en sortant du cinéma. J’avais vomi sur le trottoir ce choix et ce qu’il signifiait. J’avais eu le sentiment de m’être fait rouler dans une très sale farine. J’avais failli en venir aux mains avec le couple d’amis qui m’avait emmené voir ce film : eux n’avaient pas remarqué cet « oubli » de Lars von Trier, ils n’avaient pas fait attention, ils n’avaient rien vu ! Comment était-ce possible ? Que voyaient-ils s’ils n’avaient pas vu ça ? Cela crevait pourtant les yeux. Ils s’en fichaient donc que le seul personnage qui avait possiblement quelque chose d’intéressant à dire n’ait pas droit à la parole ? Cela ne les gênait pas ? Ils n’avaient pas ressenti comme un manque ? On pouvait donc leur montrer n’importe quoi sans qu’ils voient rien ? Du moment que ça bougeait à l’écran, ils étaient contents ? Ils battaient des mains ? Areu areu ! Merde alors ! C’était trop leur demander de voir ce qu’il y avait à l’écran et ce qu’il n’y avait pas ? Ils diraient quoi si je disparaissais tout à coup. Ils trouveraient ça normal ? Ils n’y verraient que du feu ? Ils continueraient leur petite vie de merde ? Ah bravo ! Génial ! Quoi ? Que disaient-ils ? Si j’étais certain pour Stoffer ? N’avais-je pas rêvé ? Pourquoi m’énervais-je comme ça ? Ce n’était pas moi qui avais disparu du paysage ! (Mais si mais si, justement si !) Cela changeait quoi de toute façon, au bout du compte ? Le film était très bien comme ça. Eux l’avaient trouvé excellent. Ils avaient passé un superbon moment. Ils avaient adoré la partouze dans les bois. Le côté sexuel non simulé. Ils ne voyaient pas pourquoi j’étais si en colère. Ils se fichaient bien des choix de l’auteur du moment que le film était réussi. Ils ne comprenaient même pas de quoi je parlais, ils trouvaient que je prenais vraiment les choses trop à cœur. Que j’intellectualisais beaucoup trop. (Argh ! Au secours ! Pas ça ! Non ! Pas ce reproche ! Pas encore ce reproche !) Que cela me plaise ou non, eux avaient trouvé très intéressante l’idée de chercher son « idiot intérieur » afin de dépasser ses inhibitions et… Stop ! Assez ! Qu’ils la bouclent ! Ils me rendaient fous. Bon dieu, s’ils cherchaient leur idiot intérieur, il était tout trouvé. Pas la peine de chercher plus loin. Ils pouvaient me croire. Leur connerie était bien assez désinhibée comme ça. Aucun doute. Argh ! J’avais failli les étrangler tous les deux. Sans blague. Leur crever les yeux qui ne leur servaient à rien. Qui étaient des yeux morts.

Par exemple, Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, de Melvin van Peebles (1971). Ce film est le premier de l’histoire du cinéma à avoir été écrit, réalisé, produit et financé par un Noir, avec le soutien de la Communauté. Il s’agit d’un film militant. Le personnage principal s’appelle Sweetback. Il anime des shows pornographiques dans un club où viennent s’encanailler des Blancs, des Noirs, des couples venus vérifier de visu le mythe du Nègre qui en a une énorme. Ils ne sont pas déçus, surtout les femmes. Mais voici que Sweetback, à la fin de son show, est arrêté par deux flics pour un vague crime qu’il n’a pas commis. Sur le chemin qui conduit au commissariat, les deux flics chopent un jeune Black Panther qui manifestait par là et pif paf boum, ils font sa fête au jeune Black Panther. Ils le passent à tabac, ils le rouent de coups encore et encore, ils le matraquent à mort, ils s’acharnent sur lui tant et tant que Sweetback qui assiste à la scène, qui voit les deux flics blancs massacrer sous ses yeux un jeune Noir, Sweetback, alors qu’il n’en a pas du tout envie et que ce ne sont pas ses oignons, alors qu’il s’est toujours débrouillé pour se tenir à l’écart des problèmes et passer entre les gouttes, Sweetback, oui, à la fin, il n’y tient plus. À la fin, c’en est trop. Il ne peut pas continuer à laisser faire. Il ne le peut vraiment pas. Il n’en peut tout simplement plus. Voici qu’un déclic se produit en lui. La colère lui monte au nez. Voici que cela devient maintenant ses oignons et comme un seul homme, sans plus réfléchir, sa décision prise, sa conversion faite, il se jette sur les deux flics et méthodiquement, salement, avec une rage d’autant plus immense qu’elle vient de très loin, vient de tous les coups reçus par les Noirs depuis les débuts de l’esclavage, vient de tous les coups reçus par tous ceux qui, Noirs, Blancs, Jaunes ou Peaux-Rouges, sont opprimés et battus et terrorisés en raison de la couleur de leur peau, il massacre à coups de poing et de pied les deux salopards de flics, il leur explose la tronche à tous les deux, il en fait de la charpie en se servant des menottes que les flics lui avaient passées comme d’un poing américain, comme un retour à l’envoyeur, comme si l’arme des oppresseurs pouvait devenir l’instrument d’une libération et on voit Sweetback s’acharner de longues minutes, on le voit vouloir en finir avec toute cette merde et rendre au centuple la monnaie de sa pièce à l’histoire et cela fait, les mains en sang, il relève le jeune Black Panther qui gisait par terre et celui-ci, contemplant le présent et l’avenir, demande à Sweetback : « Et maintenant ? On va où ? » À quoi Sweetback répond : « D’où sors-tu ce “on” ? Je ne suis pas ton frère ! »

Oh cette réplique !

Je l’avais trouvée formidable.

Elle m’avait éblouie.

C’est elle qui était politique.

Sweetback était un héros. Un vrai. Un super.

Van Peebles avait tout compris.

Ce que j’appelle choisir son camp.

Depuis mon expérience de la page 155 du Lolita de Nabokov, c’est à la lumière des choix de leur auteur que, peu à peu, doucettement, presque sur la pointe des pieds mais par la suite de plus en plus ouvertement, de plus en plus radicalement, je me suis mis à apprécier les livres, les films et, au bout du compte, les gens eux-mêmes. Ce sont les choix de chacun, qu’ils soient intérieurs ou hors champ, qui m’émeuvent. Me font bondir de joie ou serrer des poings. Grincer des dents ou m’exclamer d’admiration.

Par exemple Une femme sous influence, de John Cassavetes (1974).

La scène où Gena Rowlands rencontre un inconnu dans un bar (car dans la lumière tamisée des bars, toujours un inconnu espère la femme seule pour finir la nuit avec elle plutôt qu’avec une soucoupe de chips). On sait, nous, dans notre fauteuil, que Gena est malheureuse et désespérée que son mari (Peter Falk) ne soit pas là alors qu’elle a infiniment besoin de lui ce soir-là. On sait qu’elle est psychologiquement fragile et encore plus vulnérable ce soir-là ; pour avoir suivi sa lente glissade vers la folie depuis le début du film, on grimace de voir un inconnu profiter soudain d’elle et l’inciter à boire verre sur verre, la soûler carrément, trop heureux de l’aubaine.

On voudrait prévenir Gena qu’elle court à la catastrophe, qu’elle ne devrait pas, elle va s’abîmer l’âme et le corps, etc. ; mais Gena n’entend pas nos prières et on assiste impuissant au type ramenant Gena chez elle complètement bourrée, la tirant et la soutenant dans les escaliers tellement elle titube et ne tient plus debout. Avant de profiter sexuellement de sa détresse et d’abuser de l’héroïne du film, le temps d’un lent fondu au noir ayant valeur ici non de pudibonderie mais comme on ferme les yeux sur trop de tristesse.

Quel enfoiré ce type ! pense malgré lui le spectateur de sexe masculin avec un indicible sentiment de gêne pour sa race ; quel salopard ce type ! pense le spectateur de sexe féminin avec un indicible sentiment de compassion pour Gena Rowlands.

Lorsque l’image revient, il fait jour, la sale lumière du matin éclabousse l’écran, Gena cligne des yeux, elle est seule dans le lit, aussi défaite que lui, encore plus fripée. Le type ? Il est dans la salle de bains. Il s’habille. On le voit mettre ses chaussettes. Mettre son pantalon. On le trouve minable à l’écran. Pauvre type. Il enfile son costume. Il noue sa cravate. Il se regarde dans la glace. Il scrute son visage. Il dit : « Pourquoi personne ne m’aime. » Vlan ! Merci Cassavetes ! Oh oui : merci ! De ne pas nous laisser avec le goût amer de ce type dans la bouche. Merci de dire que ce type a également une histoire, même si elle n’est pas celle du film. Il a lui aussi ses problèmes. Son propre désespoir. Merci de ne pas en rajouter dans le stéréotype de l’homme forcément salaud et bourrin. Merci d’avoir fait ce choix ! J’en avais presque les larmes aux yeux dans mon fauteuil. Que Cassavetes prenne cinq minutes de son film pour sauver un pauvre bougre à qui il fait jouer le mauvais rôle dans une histoire qui n’est pas la sienne – au prix que coûte la minute d’un film.

Par exemple Les Idiots, de Lars von Trier (1998). Ma colère, ma fureur, que la sympathique petite clique d’individus se faisant passer pour des débiles mentaux afin de perturber la bonne conscience bourgeoise de tout un village et, par extension, celle de toute la société bourgeoise, soit convoquée devant la caméra de Lars von Trier pour que chacun donne son sentiment sur une aventure individuelle et collective à laquelle il a participé, mais qui est à présent terminée et qui a finalement échoué, prend soin d’avertir dès la vingtième minute Lars von Trier, des fois que le spectateur s’imaginerait des choses après qu’on les lui eut agitées sous le nez. Lequel von Trier fait donc défiler devant sa caméra chacun des Idiots pour qu’ils témoignent les uns après les autres de l’erreur que fut en définitive ce projet, un peu comme dans un procès de Moscou ne disant pas son nom.

Tous les protagonistes, sauf un !

Sauf le « leader » du groupe. Stoffer. Le grand blond. Comme par hasard. Celui qui, justement, était l’âme des Idiots et voulait donner un sens à cette aventure, un sens politique même, de sorte qu’elle ne serait pas juste une bonne blague entre copains, un jeu, un truc superfun, cool, relax, un divertissement. Celui qui, en définitive, avait le plus à dire sur l’échec des Idiots et dont j’attendais impatiemment de savoir ce qu’il allait dire à la caméra, je n’attendais que lui – en vain. Pas de Stoffer. Les autres, oui, mais pas lui ! Surtout pas lui, de toute évidence – et ce choix-là, ce choix de Lars von Trier d’escamoter Stoffer, à l’instar de tant de « disparus » dans les régimes dictatoriaux, celui dont il avait pourtant fait le porte-parole de ses Idiots, ce choix-là, dis-je, choix narratif et donc politique (d’autant plus significatif que c’est Lars von Trier lui-même qui conduit les interrogatoires), ce choix, oui, ce mépris pour l’un de ses personnages, son assassinat ni vu ni connu, j’avais craché dessus en sortant du cinéma. J’avais vomi sur le trottoir ce choix et ce qu’il signifiait. J’avais eu le sentiment de m’être fait rouler dans une très sale farine. J’avais failli en venir aux mains avec le couple d’amis qui m’avait emmené voir ce film : eux n’avaient pas remarqué cet « oubli » de Lars von Trier, ils n’avaient pas fait attention, ils n’avaient rien vu ! Comment était-ce possible ? Que voyaient-ils s’ils n’avaient pas vu ça ? Cela crevait pourtant les yeux. Ils s’en fichaient donc que le seul personnage qui avait possiblement quelque chose d’intéressant à dire n’ait pas droit à la parole ? Cela ne les gênait pas ? Ils n’avaient pas ressenti comme un manque ? On pouvait donc leur montrer n’importe quoi sans qu’ils voient rien ? Du moment que ça bougeait à l’écran, ils étaient contents ? Ils battaient des mains ? Areu areu ! Merde alors ! C’était trop leur demander de voir ce qu’il y avait à l’écran et ce qu’il n’y avait pas ? Ils diraient quoi si je disparaissais tout à coup. Ils trouveraient ça normal ? Ils n’y verraient que du feu ? Ils continueraient leur petite vie de merde ? Ah bravo ! Génial ! Quoi ? Que disaient-ils ? Si j’étais certain pour Stoffer ? N’avais-je pas rêvé ? Pourquoi m’énervais-je comme ça ? Ce n’était pas moi qui avais disparu du paysage ! (Mais si mais si, justement si !) Cela changeait quoi de toute façon, au bout du compte ? Le film était très bien comme ça. Eux l’avaient trouvé excellent. Ils avaient passé un superbon moment. Ils avaient adoré la partouze dans les bois. Le côté sexuel non simulé. Ils ne voyaient pas pourquoi j’étais si en colère. Ils se fichaient bien des choix de l’auteur du moment que le film était réussi. Ils ne comprenaient même pas de quoi je parlais, ils trouvaient que je prenais vraiment les choses trop à cœur. Que j’intellectualisais beaucoup trop. (Argh ! Au secours ! Pas ça ! Non ! Pas ce reproche ! Pas encore ce reproche !) Que cela me plaise ou non, eux avaient trouvé très intéressante l’idée de chercher son « idiot intérieur » afin de dépasser ses inhibitions et… Stop ! Assez ! Qu’ils la bouclent ! Ils me rendaient fous. Bon dieu, s’ils cherchaient leur idiot intérieur, il était tout trouvé. Pas la peine de chercher plus loin. Ils pouvaient me croire. Leur connerie était bien assez désinhibée comme ça. Aucun doute. Argh ! J’avais failli les étrangler tous les deux. Sans blague. Leur crever les yeux qui ne leur servaient à rien. Qui étaient des yeux morts.

Par exemple, Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, de Melvin van Peebles (1971). Ce film est le premier de l’histoire du cinéma à avoir été écrit, réalisé, produit et financé par un Noir, avec le soutien de la Communauté. Il s’agit d’un film militant. Le personnage principal s’appelle Sweetback. Il anime des shows pornographiques dans un club où viennent s’encanailler des Blancs, des Noirs, des couples venus vérifier de visu le mythe du Nègre qui en a une énorme. Ils ne sont pas déçus, surtout les femmes. Mais voici que Sweetback, à la fin de son show, est arrêté par deux flics pour un vague crime qu’il n’a pas commis. Sur le chemin qui conduit au commissariat, les deux flics chopent un jeune Black Panther qui manifestait par là et pif paf boum, ils font sa fête au jeune Black Panther. Ils le passent à tabac, ils le rouent de coups encore et encore, ils le matraquent à mort, ils s’acharnent sur lui tant et tant que Sweetback qui assiste à la scène, qui voit les deux flics blancs massacrer sous ses yeux un jeune Noir, Sweetback, alors qu’il n’en a pas du tout envie et que ce ne sont pas ses oignons, alors qu’il s’est toujours débrouillé pour se tenir à l’écart des problèmes et passer entre les gouttes, Sweetback, oui, à la fin, il n’y tient plus. À la fin, c’en est trop. Il ne peut pas continuer à laisser faire. Il ne le peut vraiment pas. Il n’en peut tout simplement plus. Voici qu’un déclic se produit en lui. La colère lui monte au nez. Voici que cela devient maintenant ses oignons et comme un seul homme, sans plus réfléchir, sa décision prise, sa conversion faite, il se jette sur les deux flics et méthodiquement, salement, avec une rage d’autant plus immense qu’elle vient de très loin, vient de tous les coups reçus par les Noirs depuis les débuts de l’esclavage, vient de tous les coups reçus par tous ceux qui, Noirs, Blancs, Jaunes ou Peaux-Rouges, sont opprimés et battus et terrorisés en raison de la couleur de leur peau, il massacre à coups de poing et de pied les deux salopards de flics, il leur explose la tronche à tous les deux, il en fait de la charpie en se servant des menottes que les flics lui avaient passées comme d’un poing américain, comme un retour à l’envoyeur, comme si l’arme des oppresseurs pouvait devenir l’instrument d’une libération et on voit Sweetback s’acharner de longues minutes, on le voit vouloir en finir avec toute cette merde et rendre au centuple la monnaie de sa pièce à l’histoire et cela fait, les mains en sang, il relève le jeune Black Panther qui gisait par terre et celui-ci, contemplant le présent et l’avenir, demande à Sweetback : « Et maintenant ? On va où ? » À quoi Sweetback répond : « D’où sors-tu ce “on” ? Je ne suis pas ton frère ! »

Oh cette réplique !

Je l’avais trouvée formidable.

Elle m’avait éblouie.

C’est elle qui était politique.

Sweetback était un héros. Un vrai. Un super.

Van Peebles avait tout compris.

Ce que j’appelle choisir son camp.

Annexes

 

« Gena cligne des yeux, elle est seule dans le lit… »

« … aussi défaite que lui. »
(« Une femme sous influence », John Cassavetes, 1974.)

« Les Idiots » (Lars van Trier, 1998.)

« Sweet Sweetback’s Baadasssss Song »
(Melvin van Peebles, 1971.)

Annexes

 

« Gena cligne des yeux, elle est seule dans le lit… »

« … aussi défaite que lui. »

(« Une femme sous influence », John Cassavetes, 1974.)

« Les Idiots » (Lars van Trier, 1998.)

« Sweet Sweetback’s Baadasssss Song »

(Melvin van Peebles, 1971.)