Cela se passait dans la ville de Saint-Germain-en-Laye (78). Le jour du marché. Un monde fou. La cohue partout. Pas une place où se garer. Ma grand-mère était au volant et, à côté d’elle, mon grand-père cherchait des yeux un emplacement de libre. Il avait 78 ans à l’époque. Lorsqu’il avait aperçu une voiture qui déboîtait sur le parking de la place du marché : une place se libérait ! Vite vite ! Ma grand-mère avait déjà dépassé l’endroit et elle déposa aussitôt mon grand-père pour qu’il réserve la place, le temps qu’elle fasse le tour. Or, voici ce qu’il advint. Debout sur le trottoir, faisant barrage avec son corps, mon grand-père gardait la place, lorsqu’une voiture s’engagea pour l’occuper, la croyant vide, trop heureuse elle aussi. Mon grand-père fit signe que ce n’était pas possible, la place était réservée, désolé, mille excuses. Mais la conductrice (c’était une conductrice) ne l’entendit pas de cette oreille. Elle continua d’engager son véhicule. Mon grand-père ne l’entendit pas non plus de cette oreille. Il avait vu la place le premier. Il la gardait pour sa femme. Il était dans son bon droit. Il se planta devant la voiture et refusa de bouger. Le message était clair. Mais la voiture avançait toujours. Il ne bougea pas davantage. La voiture avança encore. Il céda encore moins. Il refusait de céder. Il avait connu deux guerres. Il avait été fait prisonnier par les Allemands et avait tiré quatre ans dans un stalag. Il avait été décoré plusieurs fois. Il était le rédacteur d’une loi dans le code des ponts et chaussées qui portait son nom. Il avait 78 ans. Il méritait amplement de la patrie et, en la circonstance, il était prêt à se battre pour cette place de parking. Ce n’était pas une conductrice au volant qui allait l’impressionner.
Mais celle-ci avançait encore, inexorablement, à petits coups légers sur l’accélérateur. Elle voulait qu’il dégage. Elle voulait cette place. Elle n’en pouvait plus d’en chercher une et de tourner dans le quartier sans trouver où se garer. Ce n’était pas un vieillard qui allait lui mettre des bâtons dans les roues. C’était qui ce vioque ? Elle n’allait pas s’en laisser conter. Elle s’accrochait à son volant et, butée, obtuse, elle continua d’avancer, jusqu’à toucher mon grand-père avec le capot de sa voiture. Lequel ne bougea pas. Il regardait la conductrice à travers le pare-brise, il la voyait très bien, il la fixait droit dans les yeux, la défiant de persévérer dans son entreprise et sa connerie. Ce qu’elle fit cependant : elle appuya encore un petit coup sur l’accélérateur, et puis encore, utilisant sa voiture comme un bélier, forçant mon grand-père à reculer, à vaciller, jusqu’à lui faire perdre tout à coup l’équilibre et le renverser. Un vieux monsieur de 78 ans ! Pour une place de stationnement ! Une putain de place où garer sa putain de voiture. Mon grand-père ne se remit jamais de ce qui lui était arrivé sur la place du marché de Saint-Germain-en-Laye (78). Son monde s’écroula ce jour-là. Ces certitudes tombèrent en même temps que lui. Qu’une bonne femme. Pour une place de stationnement. Avec sa voiture. Il en avait vu des vertes et des pas mûres dans son existence – mais ça ! Si c’était comme ça. Si les gens en étaient arrivés là. Cela ne valait pas la peine de continuer et, de ce jour, mon grand-père se referma sur lui-même. Il devint silencieux. Il resta cloîtré chez lui. Cessa peu à peu de communiquer. Devint une pauvre chose qui ne quittait son fauteuil à côté de la fenêtre que pour aller se coucher. Insensiblement, sa tête s’affaissa sur sa poitrine, comme si son cou ne la supportait plus, jusqu’à ne plus pouvoir la relever, la garder continuellement baissée, perpétuellement molle et pantelante sur sa poitrine, comme un aveu, une métaphore, une honte pour l’humanité. Une volonté de ne plus la regarder en face. Il avait compris qu’il ne se relèverait pas cette fois. Il devait céder la place. On le lui avait fait comprendre de la façon la plus obtuse et brutale et humiliante qui soit. Il mourut un an plus tard.