Il était une fois un type qui rentre le soir chez lui et sa femme – car il est marié – s’est enfermée dans leur salle de bains.
Elle a décidé de vivre dans leur salle de bains.
C’est comme ça. C’est la situation de départ. Pas plus absurde que tout ce qui se produit partout dans le monde.
C’est la situation qui me vient alors qu’un rêve m’a réveillé et, dans mon lit, bien au chaud, je le prolonge en pensée comme s’il était le début d’une histoire que je devais maintenant inventer.
Toutes les histoires sont tissées de nos rêves.
Je verrai bien où cette histoire allait me conduire.
Ce qu’elle avait à me dire que j’ignorais encore.
Donc, un homme rentre chez lui un soir et, surprise, mauvaise surprise : sa femme s’est enfermée dans la salle de bains pour n’en plus sortir. Plus jamais. Disons qu’elle a même fait blinder la porte de la salle de bains pour plus de sûreté, tandis que son mari était au boulot. Une énorme porte blindée. Bien lisse et nue et froide et métallique. Au moins vingt millimètres d’épaisseur. Tout en acier galvanisé. Avec huit points de fermeture pour faire bonne mesure. Je vois la porte. Bien au chaud dans mon lit, je la visualise parfaitement, comme si je l’avais moi-même posée.
L’incrédulité du mari : je la vois aussi.
Au début, il n’a pas compris. Il lui a fallu un moment pour s’apercevoir que sa femme était enfermée dans la salle de bains et un autre plus long encore pour constater qu’elle avait décidé d’y vivre. Cela n’a pas été facile. Le contraire eût été étonnant.
La tête qu’il a fait quand il a découvert la porte blindée et qu’il a compris ce qu’elle signifiait ! Rien qu’à l’imaginer, je rigole dans mon lit. Je jubile à l’idée du type frappant, d’abord doucement puis carrément des deux poings, sur le panneau d’acier galvanisé et tentant de raisonner sa femme à travers la porte blindée, s’évertuant à la convaincre de sortir de la salle de bains. Qu’est-ce qui lui prenait ? C’était ridicule ! Allons chérie… Mais rien à faire.
Vu l’épaisseur du blindage, sa femme ne l’entend peut-être même pas.
De guerre lasse, le type finit par aller se coucher parce qu’il travaille tôt le lendemain. Je le vois aller se coucher. En même temps, il n’est pas trop inquiet. Bah, ça lui passera, qu’il se dit. Les femmes ont des lubies, qu’il se dit. C’est une crise passagère et à quoi bon s’en faire ? Qu’est-ce qu’il y peut ? Après tout, c’est sa femme et il a signé pour le meilleur et pour le pire. Ce n’est pas comme si elle était morte ou qu’elle était partie avec un autre. Ce n’est pas du tout la même chose. Sa femme a toujours eu les nerfs fragiles et elle a juste besoin d’un peu de solitude. Qui n’en a pas besoin ?
En fait, le type est persuadé que sa femme va se lasser très rapidement de vivre dans trois mètres carrés et de dormir dans une baignoire. Elle ne pourra pas tenir longtemps, à son avis. Le temps est son allié, qu’il croit. Et si elle veut jouer au plus fin, s’il s’agit d’une déclaration de guerre, pas de problème, il est son homme. Il est son mari. Elle trouvera à qui ne pas parler !
Mais dix mois plus tard, le type se lave toujours dans l’évier de la cuisine et fait ses besoins dans un seau, comme un chat dans sa caisse. Il s’est adapté, comme on dit, comme tout le monde finit par supporter les situations les plus absurdes et maléfiques. Il a eu beau tout essayer, il n’est pas parvenu à faire sortir sa femme de la salle de bains. Il n’a pas réussi à la faire revenir à la raison, ni à de meilleurs sentiments et, pour tout dire, à la faire revenir à lui.
Faire venir un serrurier pour qu’il force la porte ? Il y a renoncé. Comment expliquer au serrurier que sa femme s’était enfermée dans leur salle de bains et qu’elle ne voulait plus en sortir ? Que lui, son mari, n’arrivait pas à la raisonner. Comment justifier cette situation devant un étranger ? Ce serait bien trop embarrassant. Le serrurier penserait que sa femme était folle. Il dirait qu’il s’agissait d’une maison de fous. Il irait raconter partout ce qui se passait chez les bourgeois. À quel point ils faisaient pitié. Étaient tarés, malheureux et risibles. Ouh là là. Si vous voyiez la porte de la salle de bains ! Avec la rombière enfermée derrière. Ah ah ah ! Nul doute qu’il ferait marrer ses collègues avec cette histoire des beaux quartiers. Il ferait rigoler au café. Il ferait rire sa propre femme, une fois rentré chez lui, tandis qu’elle lisait un magazine au lit et qu’il ôtait ses chaussures en lui tournant le dos. Il ne s’en priverait pas tellement il tenait là une bonne histoire pour se faire mousser. Et tout le quartier serait bientôt au courant. Non ! C’était non ! On ne peut pas tout le temps faire rire les autres à ses dépens. Sans compter qu’il pourrait s’agir du même serrurier que sa femme avait appelé pour faire blinder la porte. Comment savoir ? Ce serait alors le comble. Quelle honte ! Il ne supporterait pas le regard goguenard du serrurier. Il ne supporterait pas la vérité de ce regard. Non et non ! Personne ne devait savoir. Personne ne pouvait comprendre. Ce qui se passait chez eux ne regardait que sa femme et lui. Point barre.
Un jour, le type sort acheter un pied-de-biche avec la ferme intention de démonter la porte blindée et tout l’appartement s’il le faut. Il a bu ce jour-là. Il a l’impression de devenir fou à parler dans le vide. À implorer l’acier galvanisé. À savoir sa femme si proche et, en même temps, tellement obtuse et inaccessible. Mais devant la porte blindée, il se trouve soudain stupide avec son pied-de-biche à la main. Il se voit incapable de mettre son projet à exécution. Il réalise soudain que, dans le fond, il respecte la volonté de sa femme. Aussi aberrant que cela paraisse, il a l’impression obscure, indicible, de comprendre sa décision. Il l’admet. L’idée que le type se faisait de lui-même s’effondre ce jour-là. Il atteint le deuxième niveau du deuil.
Bien au chaud dans mon lit, les yeux clos, je me demande mollement où je veux en venir avec cette histoire qui ne vaut pas tripette. Qui est nulle. Dont le lien avec M est si évident qu’il fatigue d’avance. Quelle heure est-il ? Bah, encore vingt bonnes minutes avant d’être en retard au boulot. Cela me laisse le temps d’imaginer la suite de l’histoire que je me raconte dans mon lit. Que cherche-t-elle d’ailleurs à me raconter ? Que la solitude, le manque, le désespoir me font voir M partout et, de ce fait, la femme ne serait pas dans la salle de bains, elle serait partie depuis longtemps, elle se serait tirée depuis longtemps et la salle de bains serait vide ? Le type ne ferait que rêver sa présence invisible ? Trop facile. Trop évident. Trop convenu. La femme est bien dans la salle de bains. C’est ça l’histoire que je me raconte. C’est ça le truc.
D’ailleurs, on entend la femme à travers la porte blindée. Elle fait même un sacré raffut car elle n’arrête pas de jouer avec les robinets de la salle de bains. Voilà. C’est la preuve qu’elle est bien là et vivante. À travers l’acier, le type entend sa femme ouvrir les robinets à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et cela pendant des heures, parfois sans discontinuer, jusqu’à la folie. À la longue, le type a appris à reconnaître les robinets du lavabo de ceux de la baignoire, si l’eau gicle du flexible de la douche. Chaque fois, c’est une trombe particulière. Mais le pire, c’est la chasse des cabinets : sa femme la tire environ dix fois par heure, c’est-à-dire une fois toutes les six minutes. C’est beaucoup et, statistiquement, inquiétant. Il lui arrive aussi d’ouvrir en grand tous les robinets en même temps. C’est alors une cataracte fantastique derrière la porte blindée. Ce sont les grandes eaux qui tonitruent dans tout l’appartement. Heureusement, cela ne dure jamais longtemps ; sa femme se lasse et il n’y a bientôt plus qu’un seul robinet d’ouvert. Un simple filet d’eau. Presque un goutte-à-goutte. Une perfusion. On dirait de pitoyables reniflements après une immense crise de larmes. Ou les derniers soupirs d’une jouissance torrentielle. Reste que les joints d’étanchéité doivent être en charpie et que la tuyauterie souffre beaucoup de ces excès. Les voisins se sont d’ailleurs mis à pétitionner et le syndic envoie régulièrement des recommandés. C’est surtout l’évacuation des eaux, la nuit, qui rend hargneux le voisinage. Le type ne répond plus au téléphone passé 22 heures.
Encore dix minutes avant d’être en retard au boulot. Quoi maintenant ? Que fait la femme dans la salle de bains ? Que fait d’ordinaire une femme dans une salle de bains ? Dissimule-t-elle ses activités derrière l’écran de fumée de ses jeux d’eau ? Et si elle sortait de temps en temps de la salle de bains ? Au moment où le type s’y attend le moins. Par exemple, lorsqu’il vient de se préparer un plateau-repas et part s’installer dans la chambre conjugale devant la télévision : voici qu’elle ouvre à toute volée la porte de la salle de bains et, nue comme une hyène, le visage effroyablement échevelé, elle surgit devant lui, telle une guenon épileptique, en hurlant d’une voix suraiguë : « QUELLE HORREUR ! » ou « QUELLE HORREUR ! » ; parfois elle rugit : « MONSTRE ! TRIPLE MONSTRE ! », et son visage est une jungle.
Chaque fois le type fait un bond effroyable, il envoie valdinguer son plateau et la nourriture vole dans tous les sens, salopant les murs et même le plafond, ah ah ah, la scène me met en joie dans mon lit. Je vois la bouffe qui valdingue dans tous les sens. Je vois les spaghettis, vlan, et la sauce tomate, splash, au plafond. Ah ah ah ! Le temps que le type réagisse, la femme a déjà bondi dans la salle de bains et refermé sur elle la porte blindée. L’instant d’après, on l’entend ouvrir en grand tous les robinets à la fois, comme un grand rire sauvage, une fureur inépuisable, une détresse absolue.
Pourquoi « triple monstre » ? Qu’a-t-il fait ? Le type ne comprend pas. Il n’a jamais trompé sa femme ; il l’a toujours aimée ; il n’a rien à se reprocher ; c’est incompréhensible ; il ne comprend pas.
Le type a bien sûr cherché à coincer sa femme lors de l’une de ses « sorties ». Immobile, silencieux, tapi pendant des heures à côté de la porte blindée, il a espéré la surprendre à l’instant fatidique. Mais comme si elle possédait un sixième sens, sa femme n’est jamais tombée dans le piège. Elle attend qu’il baisse sa garde. Sa patience est démoniaque : il peut s’écouler des semaines sans qu’elle tente rien d’aussi perfide et malfaisant.
Le type a eu tout le temps de songer au moment où il mettrait la main sur sa femme. Que ferait-il alors ? N’était-il pas trop tard pour eux deux ? N’était-ce pas mieux ainsi, finalement, au bout du compte ? Qu’aurait-il à y gagner maintenant ? Et elle ? À force d’y réfléchir, le type en est venu à la conclusion que sa femme avait peut-être agi au mieux de leurs intérêts à eux deux. Elle s’était sacrifiée pour leur épargner l’affreux destin des couples qui vieillissent lentement, sordidement, l’un en face de l’autre, dans une mastication lente d’eux-mêmes, un morne et épouvantable tête-à-tête reconduit chaque jour à l’identique, matin midi et soir, devant la télévision, à commenter absurdement une actualité qui leur passe au-dessus de la tête afin de ne plus avoir à se parler, s’étant depuis longtemps dit tout ce qu’ils avaient à se dire. Les sauver tous les deux, sauver leur amour : telle serait la raison profonde de sa réclusion. Les sauver de toutes ces habitudes qui figent le temps et l’aventure humaine ; les sauver de la décrépitude des corps et des sentiments qui, imperceptiblement, s’immisce et se vérifie dans le regard du conjoint ; les sauver de ces stupides projets de vacances formés avec un enthousiasme servile pour dissimuler l’angoissante certitude de transporter à la mer, à la montagne ou à la campagne cette pourriture vécue à deux le reste de l’année. Tout ce qu’il y a de fastidieux et d’intolérable, de temps cynique entre un homme et une femme, les couchers sans regards, les baisers sans envie, les caresses machinales, les propos jetés comme un os à un chien : sa femme a fait en sorte qu’elle et lui ne tombent pas si bas. Leur matelas ne sera pas creusé et façonné par leurs deux corps de plus en plus lourds et distants, comme déjà pris dans la tombe. Le bonheur soi-disant conjugal, j’allais dire carcéral, n’est plus pour eux. Comment en vouloir à sa femme de rester dans la salle de bains ? Comment imaginer revenir dans le droit chemin ? N’était-ce pas mieux, finalement, que M et lui ne se soient plus physiquement ensemble, comme des fossiles saisis dans l’ambre conjugale ?
Cela que cherche à me dire cette histoire inspirée par un rêve que j’ai fait ? Que ce fut préférable si mon histoire de M ne se prolongea pas dans le temps ?
Certaines nuits, le type abandonne sa femme à son sort derrière la porte blindée. Il prend son manteau et s’en va courir la femelle. Qu’est-ce qui l’en empêche ? Il est libre. Il n’a plus de comptes à rendre à personne. De la sorte, sa femme peut s’extirper en douce de la salle de bains, comme une petite souris lorsque le chat n’est pas là. Car cela fait un moment que le type a compris que sa femme se ravitaille dans la cuisine lorsqu’il est absent. Là encore, tenter de la surprendre à l’improviste s’est révélé vain. Peu importe. Il achète de la nourriture pour deux, en prévision de ses besoins à elle. Il ne veut pas que sa femme manque de quoi que ce soit. Il choisit même certains articles susceptibles de lui faire plaisir. Du chocolat ou des magazines. Des produits de beauté. Des douceurs. Il pense aussi au papier-toilette. Quand il revient, tout a disparu. Il sourit alors. C’est un lien entre eux, malgré tout. Il lui est arrivé de laisser en évidence des petits mots doux, qu’il espère qu’elle lira et comprendra. Mais il les retrouve chaque fois à leur place. Tant pis. Ça y est : je vais être en retard au boulot. Tant pis.
Un soir, le type ramène une fille chez lui. Il ose. Poussé par la perversité, il lui montre la porte blindée, avec des airs de Barbe Bleue indiquant la pièce interdite. C’est contre l’acier galvanisé qu’il finit par l’emmancher, arc-bouté à la porte blindée, exprès. Sauf que des trombes d’eau, tout à coup, de l’autre côté de la porte, les chutes du Niagara à fond, dans la salle de bains. La peur de la fille alors ! Le type ne l’a jamais revue. Il ne recommence plus à jouer les Barbe Bleue.
Une autre fois, sa femme a surgi toute nue sur le seuil de la chambre où il était au lit avec une blonde et elle a commencé son numéro de guenon épileptique en hurlant les pires horreurs. La blonde s’est mise à hurler elle aussi, plus fort encore si cela était possible. Le type a essayé de la calmer en hurlant à son tour : « MAIS C’EST MA FEMME ! C’EST MA FEMME ! » Cela n’a nullement rassuré la blonde. Au contraire. Le type a cessé de ramener des inconnues chez lui. Il existe des hôtels.
Bien sûr, il a songé à déménager. À se tirer pour de bon. Tout plaquer. Briser le sortilège. Mais c’est sa femme. Que deviendrait-elle sans lui ? Qui sait si elle ne resterait pas recluse dans la salle de bains, même en son absence, à jamais. Alors quoi ? Il faut que je me lève. Je suis définitivement en retard. Je vais encore me faire taper sur les doigts. Pourquoi me raconter une histoire aussi ridicule ? Pourquoi le type n’irait pas acheter un poster ? Mais oui. Le problème, c’est la porte blindée. Le problème, c’est l’acier galvanisé. C’est le mur entre les hommes et les femmes. Mur froid, dur, lisse, obtus, irrémédiable, muet, galvanisé par l’acier. La misère, c’est de parler à une porte comme si elle était une personne. Comme si l’autre était une porte de prison.
Un jour, le type a surpris son reflet dans l’acier galvanisé et il a eu pitié de lui. Il a décidé de réagir. C’est ainsi qu’il a eu l’idée de recouvrir la porte blindée d’un grand poster. Ce jour-là, il a eu le sentiment d’avoir trouvé le moyen de se sauver d’une situation impossible sans pour autant triompher d’elle.
Quel poster ? Par quoi recouvrir la porte blindée et tout ce qu’elle signifie ? Quelle image pourrait convenir ? Un coucher de soleil sur une île du Pacifique ? Une vue aérienne de New York la nuit ? Une carte du monde ? Bof. Évasion bon marché que ces cartes postales. Le problème n’est pas géographique. Il ne s’agit pas de se retrouver ailleurs. Il s’agit de faire parler l’acier galvanisé. Quel poster ?
Quelle image après M ?
Je ne vois pas. J’ai beau me creuser la tête dans mon lit, je ne trouve pas. Je sèche. Aucune idée ne me vient. Aucune image en particulier. Aucune qui soit à la hauteur. Il semble que mon histoire s’arrête là. De toute façon il faut que je me lève. Il le faut absolument ! J’ai dépassé la limite acceptable pour arriver en retard au boulot. Ici que l’histoire que je me raconte depuis une heure voulait me conduire ? À ce point d’interrogation : quelle image après M ? Quelle image après M ? Il faut vraiment que je me lève. Ce n’est pas possible d’arriver à ce point en retard au boulot. Tant pis. Garder cette question en tête. Quelle image après M ?
Quelle image après M ?
J’y pensais encore dans le métro en allant au boulot.
Je pensais à Tim Robbins dans le film Les Évadés (The Shawshank Redemption, 1995) : condamné à une peine de trente ans de prison pour le meurtre de sa femme qu’il n’a pas commis, il entreprend de creuser un tunnel dont il dissimule l’entrée dans sa cellule derrière de grands posters d’actrices : Rita Hayworth dans Gilda pour commencer, puis Marilyn Monroe, puis Ursula Andress sortant de l’eau dans Docteur No. Après dix ans (DIX ANS !) d’efforts, il s’évade comme s’il était passé à travers Ursula Andress, comme s’il suffisait de traverser l’image pour se retrouver libre et, dans le métro, continuant sur ma lancée, persuadé que les murs sont des images de papier, j’imaginais un grand poster de Faye Dunaway, d’Audrey Hepburn ou de je ne sais quelle star encollé sur l’acier galvanisé. J’imaginais mon « héros » le choisir dans un magasin spécialisé et se sentir affreusement coupable de trahison envers sa femme ; son poster sous le bras, il rentrerait chez lui presque en courant, sans braver aucun regard dans les rues, en sentant peser encore sur lui l’ignoble sourire du vendeur lorsqu’il était passé à la caisse avec l’image d’une femme somptueuse roulée dans un plastique et tenue par un élastique.
Sitôt devant la porte blindée, il encollerait le poster avec une préparation fortement dosée d’alcaloïde. De cette manière sa femme ne risquerait pas de le déchirer lors d’une de ses sorties intempestives. Trois mois plus tard, Faye (ou Ursula, ou Audrey, etc.) n’aurait pas bougé d’un millimètre de l’encadrement de la porte. Photographiée en pied, dans une robe du soir, elle donnerait l’impression d’en franchir à chaque instant le seuil, comme sortant de la salle de bains, tout apprêtée, splendide et aussi rayonnante qu’un soleil se levant sur la mer ; devant elle, le type songerait parfois à ces corps saisis dans la lave à Pompéi.
La star sourirait. Un sourire ambigu, à la fois invitation et refus, qui ferait penser à une limace et, l’instant d’après, ne serait que charnel et envoûtant. Ce serait un sourire inépuisable. Un sourire immense, rayonnant, comme un bateau fantastique. Devant lui, le type se sentirait chaviré. Il embarquerait pour Cythère.
La star n’en finirait pas de passer une main dans ses cheveux. À force de surprendre ce geste, le type en viendrait à se persuader qu’un truc la démange à l’arrière du crâne. Dans ses mauvais jours, il ricanerait qu’elle ait des poux. Dans ses bons jours, il voudrait qu’elle tourne enfin la tête. Qu’elle secoue ses cheveux. Révèle la petite idée qu’elle cachait derrière la tête. Lui confie son secret. Depuis le temps, il imaginerait son torticolis, son désir de reprendre vie, de prolonger enfin le geste que le photographe a interrompu jusqu’à la nausée.
Dans tous les cas, il aurait trouvé quelqu’un à qui parler. Il ne serait plus tout à fait seul. Plus confronté au mur et sa silence d’acier.
La star serait vêtue d’une robe du soir dont une bretelle glisserait sur l’épaule, découvrant sa gorge jusqu’à la naissance d’un sein. Ce qu’il y aurait d’étudié dans cette pose finirait cependant par disparaître à la longue. Le type n’y verrait plus qu’une bretelle ayant glissé, sans aucune intention particulière ; ou plutôt, une vérité nouvelle surgirait, qui ne devrait rien à tous ceux ayant fabriqué cette photo : star, agent, photographe, producteur, publicitaire, vendeur, etc. En dépit de toutes les discussions ayant abouti à ce poster, quelque chose parviendrait à survivre, oui, le désir de fixer sur le papier une image n’aurait pas réussi à étouffer entièrement un mouvement délicat qui refuserait de mourir. Il n’y a de lieu que les gestes.
Le type resterait des heures en contemplation devant ce poster. Il ne verrait plus la porte blindée de la salle de bains. Il verrait seulement une femme lui sourire merveilleusement et se diriger infiniment vers lui, entrer infiniment dans la pièce, s’approcher infiniment de lui, le prendre infiniment dans ses bras, l’embrasser infiniment.
À la longue, les plis de la robe le fascineraient. Il les verrait bouger. Il entendrait le crissement de la soie sur les jambes nues de la star. Il y reconnaîtrait des formes, des visages, des figures, des animaux. Les plis de la robe deviendraient sa cathédrale. Il se draperait dedans. Il prierait devant eux.
La star serait plus grande que lui et ce serait comme s’il pouvait s’enfouir en elle. Disparaître en elle.
Le temps qu’il passerait en tête à tête avec ce poster ne serait pas mesurable. Trois années passeraient (encore sept ans !) et cela ferait trois années qu’il n’aurait pas vu sa femme – c’est-à-dire telle qu’elle était et non ce cauchemar simiesque et hurlant qui venait le hanter à l’improviste. Ce serait au point où sa femme finirait par prendre les traits de la star encollée sur l’acier galvanisé. Assez rapidement, s’étonnerait-il lui-même, avec une étrange perplexité. Mais désormais, sa femme n’aurait plus d’autre réalité que celle lui souriant fixement dans une robe du soir sur la porte blindée (et cette fixité finirait par devenir l’essence du mouvement). Ses lèvres seraient à présent celles de la star, son visage le sien, sa peau du papier glacé, il croirait qu’elle avait toujours mesuré deux mètres. Lorsqu’on lui demanderait des nouvelles de sa femme, il répondrait qu’elle avait changé de coiffure et lui-même ne saurait plus très bien si elle n’avait pas joué dans Chinatown, James Bond et le Dr No ou Breakfast at Tiffany’s.
Insensiblement – ou plutôt sensiblement –, ce poster deviendrait l’unique souvenir que le mari garderait de sa femme. Car d’elle, il lui serait impossible de se rappeler sa bouche, ses épaules, le mouvement de ses cheveux, leur couleur exacte. Même en regardant l’album de photos – celles de leur mariage, pique-niquant dans la forêt de Rambouillet, en vacances d’été au bord de la mer, dans les Cornouailles –, il ne la reconnaîtrait plus. Il verrait sur les photos une étrangère, une inconnue. Ses yeux l’auraient oubliée. Ils l’auraient répudiée, sans égard pour leur passé. Pour eux, la femme qui serait dans la salle de bains serait une femme sublime passant une main langoureuse dans ses cheveux ou bien elle ne serait personne. Impossible de les détromper. Lorsqu’il lui arriverait, désespéré ou ivre, de se jeter sur la porte blindée, ils n’imagineraient pas, si elle venait à s’ouvrir soudain, que la femme l’attendant debout à côté de la baignoire ne serait pas une star vêtue d’une robe du soir sophistiquée dont la bretelle gauche a glissé. Comment raisonner ses yeux ?
Ses mains aussi comploteraient contre lui : pour le cas où la situation se dénouerait et que sa femme lui reviendrait comme au premier jour, elles chercheraient sur son corps les formes qu’elles auraient caressées tant de fois sur la porte blindée. Quelle stupeur le jour où il constata qu’il lui suffisait de fermer les yeux pour que le papier glacé devienne chair sous ses doigts. Quelle déchéance lorsque cela se reproduisit plusieurs fois, lui laissant les doigts poisseux et souillés, ainsi que la robe de la star, qu’il dut nettoyer à genoux. Quoi qu’il en soit, le miracle des retrouvailles avec sa femme serait une catastrophe pour ses yeux et pour ses mains. Qui sait ce qu’ils deviendraient brutalement confrontés à la vérité ? De quoi ne seraient-ils alors capables ?
Eh quoi ! Sa femme avait dressé entre eux un mur d’acier et il lui aurait répondu avec un rouleau de papier. Ils seraient quittes. Il se demanderait parfois si sa femme restait, elle aussi, des heures durant devant son mur. L’avait-elle aménagé ? Que voyait-elle de l’autre côté ? Quel pouvait être l’envers de la star ? Ces questions l’accaparèrent un temps ; il y avait peut-être une grande glace dans laquelle sa femme se mirait. Il ne pouvait rien lui souhaiter de pire.
Comment sa femme et lui en étaient-ils arrivés là ? Il se poserait la question – puis il ne se la poserait plus. Il faudrait le demander à sa femme. Il n’imaginerait plus revenir en arrière. Il aurait retrouvé un équilibre et il s’y accrocherait. Il n’en ferait pas état. Il n’imaginerait pas que cette période de sa vie puisse intéresser quiconque, encore moins servir à son prochain. De toute façon, il était peu probable que quelqu’un se retrouve un jour dans sa situation ; et si cela survenait, il ne connaissait personne qui la tolérerait comme lui.
Quelle image après M ?