Neuf petits grains de beauté.
Subtilement dispersés sur la peau de M.
Ornant son bras droit de façon imperceptible et enchantée.
De façon génétiquement aléatoire, dira-t-on.
Mais on dit tellement de choses.
Non !
Ces neuf petits grains de beauté : ils possédaient un secret.
Ils étaient un message qui attendait d’être déchiffré.
Ils réclamaient leur Champollion.
J’en étais persuadé.
Plus j’étudiais la feuille sur laquelle j’avais soigneusement reporté l’emplacement de chacun des neuf grains de beauté, plus ils m’apparaissaient significatifs de quelque chose.
Plus ils m’inspiraient des idées.
Me suggéraient des pistes.
Toutes explorées pour voir où elles menaient.
Si la solution allait enfin m’apparaître.
Quelque chose qui serait la preuve de M par neuf.
Par exemple :
Astronomique. Vu la disposition des neuf petits grains de beauté, impossible de ne pas songer à une constellation céleste, comme l’Union astronomique internationale en recense déjà officiellement 88, depuis celle de l’Aigle et d’Andromède jusqu’à celle des Voiles, en passant par les douze constellations du Zodiaque. L’analogie était évidente, lumineuse, imparable : chaque petit point sur le papier était une étoile et, à eux neuf, une fois projetés sur la voûte céleste, il suffisait de les relier par des lignes imaginaires pour que surgisse une figure nouvelle dans le ciel. Il se pouvait même que les neuf petits grains de beauté de M soient un astérisme, comme les astronomes appellent ces figures remarquables que forment certaines étoiles particulièrement brillantes, du style le Grand Chariot dans la constellation de la Grande Ourse ou le W de Cassiopée et, désormais, nichée quelque part dans l’Univers, scintillant dans la nuit cosmique, la lettre M.
Sachant que constellations et astérismes n’ont aucune justification astrophysique : ils sont une construction mentale, purement imaginaire, que les hommes se plaisent à inventer pour que le ciel ne soit pas un vide immense, qu’une présence s’y manifeste, qu’un signe leur parvienne. Pourquoi ne pas en faire autant ? L’Univers ne m’appartenait-il pas comme aux autres ? Ne pouvais-je le peupler de mes propres rêves ?
La constellation de M : voilà qui avait de l’allure.
À condition de trouver dans quelle partie du ciel elle se cachait et de repérer la configuration stellaire qui, en neuf points comme on dit d’une serrure, coïnciderait parfaitement avec celle qui était tatouée sur la peau de M. Autant dire que j’avais du pain sur la planche et je ne demandais pas mieux : ne cherchais-je pas à passer l’hiver en occupant mon temps et mon esprit à quelque chose qui, tout en maintenant un lien avec M, l’éloignait de moi autant qu’il soit possible et, par exemple, au ciel ?
Je ne saurais dire aujourd’hui combien d’heures, combien de nuits, je passai à éplucher des atlas astronomiques, comparant la configuration des étoiles avec le relevé des grains de beauté de M.
Mais il y avait trop d’étoiles. Il y avait des milliards de milliards d’étoiles ! Et j’avais un problème d’échelle : mon relevé des grains de beauté de M était-il à la taille du ciel ? Dans quel sens devais-je le regarder : verticalement ou horizontalement ? En diagonale ? Et comment savoir si la distance séparant deux grains de beauté reproduisait celle entre deux étoiles ? À mon niveau individuel de bricolage astronomique, c’était indécidable. S’il me fallait faire varier les distances, je n’en avais pas fini de lever les yeux au ciel et merci le torticolis. C’était d’ailleurs cela le plus déprimant : ne pas savoir si je cherchais dans la bonne direction ou si j’étais complètement à l’ouest. Seule certitude : je m’y perdais. Les possibilités s’avéraient trop infinies.
Une seule fois je crus trouver mon bonheur : dans la région des Gémeaux. Mais non. Seulement six grains de beauté coïncidaient parfaitement. Pour les trois autres, c’était n’importe quoi.
En même temps, je pouvais choisir arbitrairement neuf points lumineux parmi tous ceux qui brillaient dans l’immensité du ciel et, ni vu ni connu, m’arranger pour qu’ils forment la constellation de M – qui irait vérifier ? Mais ce serait tricher. Ce ne serait pas satisfaisant. C’était nul. À force de scruter l’Univers, je finissais par en voir trente-six chandelles alors que je n’en cherchais que neuf et j’eus beau explorer la Queue du Serpent, la Lyre, Bételgeuse, Hercule, la Girafe, le Triangle d’été et je ne sais quel autre recoin obscur du cosmos, je finis par laisser tomber.
J’en eus marre, soudain.
Ras-le-bol.
Tant pis pour la constellation de M.
Je ne lui ferais pas cet hommage de donner son nom à un bouquet d’étoiles. Je ne parviendrais jamais à l’envoyer au ciel et qu’elle y reste. Chiotte ! Le puzzle était trop immense tandis que ma volonté était limitée. La constellation de M se cachait trop bien ; ou bien les atlas n’étaient pas à jour. Tout était possible et si quelqu’un a du temps à perdre et/ou les connaissances astronomiques nécessaires pour retrouver neuf petits points lumineux parmi des milliards d’autres, qu’il n’hésite pas. Qu’il me le fasse savoir. Qu’il soit assuré de mon universelle reconnaissance.
En attendant, pour ce qui me concerne, j’ai laissé tomber. Je ne crois plus aujourd’hui à ma piste aux étoiles. Du reste, qui peut dire si la constellation de M n’est pas une constellation disparue, comme mes recherches m’ont révélé qu’il existe des constellations disparues qui, telles Polophylax ou le Petit Crabe, la Main de la Justice ou la Grive solitaire, pour ne pas dire la Mésange à bec noir, ne sont plus observables depuis la Terre parce que l’une ou l’autre de leurs étoiles s’est éteinte comme une ampoule ou que ces constellations ont purement et simplement fusionné avec une autre qui se trouvait dans les parages et c’est ce qui s’appelle se marier.
Jeu d’enfants. Peut-être visais-je trop haut. Peut-être, loin de se trouver tout là-haut dans le ciel, M était-elle à chercher du côté de l’enfance. Je veux dire : les neuf petits grains de beauté qui picoraient cachaient peut-être un jeu dit des « points à relier », comme en proposent les magazines pour les gosses de 3 à 10 ans. Voilà qui expliquerait leur étrange disposition. Il n’y aurait dès lors rien de hasardeux au fait que l’un se trouve isolé tout au nord, que trois soient alignés sur l’équateur, qu’un pauvre malheureux se retrouve égaré plein sud, etc. Une fois correctement numérotés, il suffirait de tirer un trait de l’un à l’autre, en respectant leur ordre croissant, pour voir soudain apparaître un dessin, une figure, n’importe quoi, justifiant la disposition particulière des neuf petits grains de beauté sur le bras de M. Un peu comme un parcours menant en pointillé de 1 à 2, puis de 2 à 3 et de 4 à 5 etc. Jusqu’à ce que surgisse de ce nuage de points – quoi ? Le visage de M ? Son portrait même ? Son signe ? Son totem ? Sa bête dans la jungle ? N’importe quoi la stylisant en neuf traits et il s’agirait peut-être d’une figure mathématique impossible. D’un escalier d’Escher. D’un couteau sans manche auquel il manquerait la lame. De M sans queue (de cheval) ni tête (sur les épaules). Il s’agirait peut-être d’une femme nue et lascive alanguie sur un sofa et sirotant un daïquiri sur fond de petit village de pêcheurs le jour de la criée. Il s’agirait peut-être de La Mélancolie de Gustave Dürer. D’Ali MacGraw sortant de sa douche et y retournant aussitôt, vlan. D’un kangourou. D’une ENCLUME.
À n’en pas douter, je devais m’attendre à un dessin stupéfiant, plus ou moins pour adultes. À n’en pas douter je touchais au but. J’allais percer l’énigme de la beauté granuleuse de M. Je jubilais.
Mais quel était le premier point de la liste des neuf ? Par quel grain de beauté commencer ? Lequel amorçait le parcours ? Lequel était le suivant ? Et le numéro six ? Avec neuf grains de beauté, cela faisait neuf possibilités de démarrer ici ou là. Multipliées par huit possibilités de tirer un trait vers le grain de beauté numéro 2. Et ainsi de suite. Une folie ! Je savais bien que j’en avais pris pour dix ans, mais je ne me sentais pas d’explorer 9 x 8 x 7 x 6 x 5 x 4 x 3 x 2 = 362 880 combinaisons. C’était un peu trop pour moi. Il ne fallait pas exagérer. Il ne s’agissait que d’un dérivatif que je m’étais trouvé pour passer le temps en prison. Cela devait rester un minimum cordial. Un informaticien aurait sans doute pu écrire un algorithme résolvant, grâce à la puissance de calcul d’un gros ordinateur, l’équation et je ne dis pas que je ne ferais pas appel à ce genre de procédé un jour. Mais il me semblait que c’était moi qui devais trouver la solution et non une machine.
Ainsi finis-je, là encore, par laisser tomber. Assez d’enfantillages ! Mais février était passé et c’était le plus important.
Le mieux que je parvins à dessiner fut une espèce de lampe à souder biscornue et, une autre fois, j’obtins le tracé d’une bille de clown déguisée en chips et je n’eus pas le sentiment d’être plus avancé. Cela ne menait à rien. Les yeux me piquaient. Les feuilles de papier s’empilaient par forêts entières dans la corbeille. Aucun tracé n’aboutissait sérieusement à quelque chose pouvant faire illusion. Et cela d’autant moins que j’avais dans l’idée que lorsque j’aurais trouvé la solution, je le saurais immédiatement. Elle me sauterait aux yeux. Elle imposerait son évidence. Elle serait comme un phare s’allumant soudain dans la nuit et, dans tous les cas, elle serait à la hauteur du mystère que je lui supposais. Mais ce n’était pas le cas et tant pis pour M sans queue ni tête, pour la femme alanguie sur son sofa, pour le kangourou (pourquoi un kangourou ? Mystère ?), pour l’ENCLUME ou quelle que soit l’image dans le tapis que j’imaginais tatouée sur le bras de M. Sachant que parmi les milliers de figures possibles, l’une d’elles était peut-être le sexe de M telle qu’elle se le représentait. Auquel cas, d’après mon expérience (voir page 640 du Livre 1), j’avais encore moins de chances de reconnaître de quoi il s’agissait au premier coup d’œil.
Tir au pigeon. Prendre le relevé des neuf petits grains de beauté. Tracer un grand cercle les englobant jusqu’au dernier et, de façon concentrique, dessiner des ronds de plus en plus petits jusqu’à aboutir à un gros point central. Et voilà le travail ! Ce n’était pas plus compliqué. Les neuf grains de beauté dévoilaient enfin leur secret : ils étaient les impacts de balles, de plombs, de flèches ou même de fléchettes sur une cible. C’était évident. Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? D’autant que les tirs apparaissaient plus ou moins groupés : un grain de beauté avait presque mis dans le mille tandis que deux autres n’en étaient pas loin. Les six derniers se révélant moins précis et l’un d’eux, situé à l’extrême bord du cercle, n’avait même marqué aucun point. Sans doute un premier tir maladroit, avant d’ajuster la mire. Ce qui collait avec les talents de tireuse de M, comme j’en avais eu un aperçu le soir où, venant pour la première et dernière fois chez moi, elle avait trouvé le pistolet Gamo P800 que j’avais gagné à une fête foraine et, bang bang bang, nous avions passé une bonne partie de la soirée à faire des cartons sur des livres de ma bibliothèque disposés au sol contre le mur du salon (voir page 594 du Livre 1). Sa joie alors ! Quel carnage cela avait été ! Le mur du salon se souvenait encore de la mitraille et, pris d’une subite inspiration, plein d’espoir soudain, j’allai vérifier si les neuf grains de beauté correspondaient aux petits trous que les plombs avaient laissés dans le mur ; mais j’eus beau tourner le relevé dans tous les sens, la configuration ne coïncidait pas du tout. Dommage. Très dommage.
Chimie. On l’apprend à l’école : nous sommes constitués de molécules qui sont elles-mêmes constituées d’atomes, lesquels sont liés entre eux par des liaisons chimiques tantôt covalentes, tantôt ioniques ou autres, etc. Or, certaines molécules possèdent deux ou trois atomes ; d’autres sept ; et quelques-unes neuf ! Hourra ! Voici ce que représentaient les neuf grains de beauté de M : une molécule très complexe. M comme molécule. Incontestablement ! Quelle molécule ? Constitués de quels atomes ? Liés entre eux par quelles liaisons ? Je n’en avais pas la moindre idée. Argh. Chiotte. Je ne connaissais qu’un seul exemple de molécule possédant neuf atomes. Je l’avais même vu de mes yeux. J’étais même monté à l’intérieur puisqu’il s’agit de l’Atomium, ce monstrueux monument mi-sculpture mi-édifice qui, à l’instar de la tour Eiffel à Paris ou de la statue de la Liberté à New York, fait la fierté de Bruxelles et se visite pareillement. Édifié en 1958 lors de l’Exposition universelle et culminant à 102 mètres, l’Atomium représente les neuf atomes du cristal de fer agrandis 165 milliards de fois. Un sacré changement d’échelle et M comme Atomium ? Ou M comme éthanol ? Plutôt l’éthanol ! Car cette molécule (notée C2H6O, c’est-à-dire deux atomes de carbone, six atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène) est à l’origine de toutes les boissons alcoolisées et ça, c’est chouette ! C’était une vraie piste. M n’avait-elle pas été une ivresse ?
En même temps, d’autres molécules possèdent neuf atomes. Mais elles ont des noms à coucher dehors. Méthyldiacétylène (CH3C4H), Méthoxyméthane (CH3OCH3), Propionitrile (CH3CH2CN), Acétamide (CH3CONH2), Cyanotriacétylène (HC7N) et stop. Point trop n’en faut. Pas la peine de faire aussi compliqué. Je m’égarais dans la forêt obscure des constituants de la matière. Je perdais mon temps.
De fait, la molécule de M ne figurait dans aucun tableau de classification des éléments puisque c’est moi qui l’avais découverte ! Il s’agissait donc d’une molécule jamais décrite. Complètement inédite. Qui possédait des propriétés assurément extraordinaires, des vertus aussi mirobolantes qu’insoupçonnées, des pouvoirs plus psychotropes et hallucinogènes que n’importe quelle drogue naturelle ou de synthèse, oui, il s’agissait de la molécule de l’amour. Voilà. Les neuf petits grains de beauté de M détenaient le secret alchimique d’une molécule qui avait le don de faire voir la vie en rose, de changer le plomb en or et de transformer n’importe quel individu en imbécile heureux. Détenir le secret de sa composition serait prodigieux. Voici une pilule que le monde s’arracherait. (Penser à mettre en libre accès la formule. Ne surtout pas la breveter. Ne tirer aucun argent de M. Jamais !)
Sauf que posséder la configuration atomique n’était pas suffisant : encore fallait-il identifier les neuf atomes qui composaient cette structure moléculaire à nulle autre comparable. De quels atomes s’agissait-il ? Combien étaient semblables et combien différents ? Sachant que le tableau périodique des éléments recense 118 atomes, depuis le plus léger (hydrogène H1) au plus lourd (oganesson Og118), j’avais l’embarras du choix. Ce n’était rien de le dire. Énormément de configurations étaient possibles. Énormément d’atomes pouvaient correspondre. La molécule de M était-elle à base d’hydrogène ? De carbone ? D’uranium radioactif ? D’arsenic ? De bismuth ? De zirconium ? D’américium ? De moscovium ? De kryptonite ?… C’était comme chercher dans les vingt-six lettres de l’alphabet un mot inconnu. Seule solution : y aller mollo. Pas à pas. De façon rigoureuse et scientifique. Banco ! Le temps de retrouver ma boîte de petit chimiste et j’allais me livrer à certaines expériences dans ma cuisine. Je prévoyais de mélanger méthodiquement dans des éprouvettes toutes sortes d’éléments solides, gazeux, métalliques et même radioactifs, jusqu’à trouver la bonne formule alchimique de M. Tout bien considéré, il me faudrait tester sur moi-même les effets de tel ou tel candidat à la molécule de l’amour, afin d’en avoir le cœur net. Pas le choix. Mais j’étais prêt. J’allais concocter toutes sortes de breuvages extrêmes et fabuleux que je n’hésiterais pas boire d’un trait, jusqu’à trouver le bon, comme Julius Kelp dans Docteur Jerry et Mister Love (1963). J’avais hâte.
Acupuncture. Ils s’appellent Ji Quan, Qing Ling, Shao Hai, Ling Dao, Tong Li, Yin Xi, Shen Men, Shao Fu et Shao Chong. Ils sont, selon les préceptes de la médecine traditionnelle chinoise, les neuf points du méridien du Cœur. Tiens donc ! Du cœur ! Comme par hasard. Very interesting !
Surtout que tous les autres méridiens (du Poumon, du Gros Intestin, de l’Estomac, du Vaisseau Gouverneur ou du Vaisseau Conception (sic)…) possèdent au minimum entre onze et soixante-sept points.
Seul le cœur en possède neuf et pas de plus ou de moins.
Qui dit mieux ?
Sur le bras de M, les neuf petits grains de beauté indiquaient donc l’endroit où il fallait très précisément planter de petites aiguilles d’or ou d’argent. Et le cœur de repartir. De bondir de joie.
Génial !
M comme méridiens !
Les méridiens étant des lignes imaginaires qui, passant par des points très précis identifiés sur la peau, correspondent aux organes principaux : cœur, poumons, foie, vessie, reins… Ainsi la stimulation d’un point sur le corps soulage-t-elle d’une douleur située ailleurs.
Hourra !
Indice encore plus décisif : concernant le méridien du Cœur, ses neuf points d’acupuncture sont tous regroupés… sur le bras ! Ils ne se trouvent sur aucune autre partie du corps (dos, cou, plante des pieds, main, etc.). Ce n’est pas moi qui le dis mais les traités d’acupuncture hérités d’une tradition plusieurs fois millénaire !
Sans déconner !
Mais c’est logique : le méridien du cœur descend le long du bras, jusqu’à l’auriculaire, parce que c’est le trajet qu’emprunte nerveusement la douleur lors d’une crise cardiaque. Ce que je peux, bon an mal an, confirmer !
En pratique, tout bon acupuncteur dispose de neuf types d’aiguilles différentes et, encore une fois, le chiffre neuf. Oh miracle ! Les aiguilles en or ont un effet tonifiant et stimulant, celles en argent un effet sédatif et apaisant.
Voilà.
J’avais percé le secret des neuf grains de beauté de M.
On était à la fin février 2005 et je possédais un lot de neuf aiguilles en or (acheté moins de 20 euros sur Internet) ; je possédais l’emplacement précis des neuf points de pression où les planter afin de soulager la douleur qui vient du cœur. Afin que tout redevienne possible à mon cœur de nouveau vaillant.
Je n’avais plus qu’à passer à la pratique.
Bien sûr, j’aurais préféré tenter l’expérience sur le bras de M. Mais je n’avais que moi sous la main. Tant pis. Un soir, je me lançai. Je plantai, selon un ordre mystique, avec des gestes sacramentels, les neuf petites aiguilles en or dans mon bras, aux emplacements adéquats.
Cela fait, je m’allongeais sur la moquette avec un coussin sous la tête et j’attendis qu’il se produise – quoi ? Quelle manifestation physique et spirituelle ? Quel bienfait ? Quel battement de mon cœur ? Quel or se mettant à couler dans mes veines ?
J’attendis longtemps.
J’attends encore.
Vaudou. Une chose en entraînant une autre. Ce devait être peu après avoir acheté un lot de petites aiguilles en or. Je me sentais dans un état bizarre (un effet inattendu de ma petite séance d’acupuncture ?) et sûrement n’était-ce pas qu’une impression car, ce soir-là, regardant pour la dix millième fois le relevé des neuf petits grains de beauté de M, une nouvelle intuition me vint. Une idée plus que bizarre.
Le lendemain, j’allais acheter chez le marchand de couleurs une bobine de fil de fer, trois mètres de grosse ficelle blanche de nylon et une pelote de laine rouge ; dans la nuit, je me mis au travail. Je courbai et triturai d’abord le fil de fer de façon à obtenir une ossature humaine, avec une tête, un tronc, deux bras et deux jambes. J’entortillai autour du fil de fer la ficelle blanche, en commençant par la tête et en descendant vers le bas, jusqu’à ce que l’ossature soit entièrement embobinée. Sachant que nouer la ficelle à l’entrejambe risquait de faire un vilain « nœud énergétique », je fis très attention.
Satisfais de mon œuvre, j’entrecroisai alors au niveau du torse un long brin de laine rouge, en serrant fort : il symbolisait le « sang de la vie ».
Voilà. Je venais de fabriquer, dans la plus pure tradition vaudou, un wanga (ou ouanga), comme les sorciers africains appellent ces poupées qui permettent de jeter un sort à quelqu’un.
Un mauvais sort.
Je restai longtemps à regarder cette étrange figurine que j’avais fabriquée de mes mains. Je la tournai et retournai entre mes doigts. Je jouai avec elle. M’amusai à lui faire prendre différentes postures (assise, allongée, les bras en croix ou en l’air, etc.). Mon wanga me plaisait bien. Il m’impressionnait malgré moi. Il me mettait presque mal à l’aise. On aurait dit qu’il me fixait d’un drôle d’air. Qu’il allait se mettre à parler. Putain, il semblait sournoisement vivant. C’était très désagréable. On ne joue pas impunément avec les forces occultes et les pouvoirs sorciers !
Enfin je me décidai. Me concentrant sur quelqu’un en particulier dont je ne dévoilerai JAMAIS le nom, pensant très fort à cette personne et au sort que je voulais lui jeter, je plantai cruellement les unes après les autres neuf grosses épingles de couture dans la poupée, aux endroits très précisément indiqués par le relevé des grains de beauté de M. Mais emporté par mon élan, la sixième épingle se ficha au niveau du ventre du wanga alors que je visais son épaule droite. Merde ! Quel con ! Mais quel abruti ! Chiotte de zob ! Vite, j’ôtai l’épingle et me dépêchai de recommencer, cette fois sans rater la cible. Mais le mal était fait. Merde et merde ! Qui savait ce que planter une épingle à tel endroit plutôt qu’à un autre allait provoquer ? Quel sort serait réellement jeté ? Oh le caca ! Lorsque j’eus terminé, j’étais épuisé. Je tremblais. Il me semblait avoir détruit quelque chose en moi. Qu’avais-je fait ?
Géographie. Étais-je bête ! Cela crevait pourtant les yeux. Les neuf grains de beauté de M indiquaient des points sur une carte. Ils étaient les noms de neuf sites bien particuliers se trouvant quelque part dans le monde, dans un rayon restant cependant à déterminer. Car il pouvait s’agir de neuf monuments prestigieux (tour Eiffel, statue de la Liberté, Atomium, Alcázar, Stonehenge, l’Aiguille creuse d’Étretat…) ou même de neuf mégalopoles à l’échelle des continents, comme il pouvait s’agir de l’emplacement de neuf grandes villes à l’échelle d’un pays, de neuf villes de moyenne importance à l’échelle d’une région, de neuf lieux-dits à l’échelle d’un canton, de neuf maisons ou numéros de rue à l’échelle d’un patelin ou d’un arrondissement. Ce qui compliquait notablement les choses. Argh.
L’idée qu’il s’agissait d’une carte ne me quittait cependant pas. D’une carte au trésor ? Comme dans le roman de Stevenson ? Oui, si ces neuf petits points indiquaient l’emplacement du saint Graal, du trésor des Templiers, de celui de Barberousse ou du capitaine Flint enfoui quelque part sur une île – mais quelle île ? Argh !
By plane. Et s’ils traçaient les étapes d’un grand voyage ? Chaque grain de beauté serait alors un lieu à visiter et tous seraient reliés par une liaison finalement aérienne. Fastoche ! Surtout que les problèmes d’échelle se résolvaient alors d’eux-mêmes : les bords de la photo délimitaient le cadre de la zone concernée et ainsi ne pouvait-il y avoir d’erreur. Il suffisait d’appeler Paris l’un des points et, muni d’une règle, de tracer une ligne menant tout droit à un autre grain de beauté, lequel marquerait la seconde escale et ainsi de suite. Vendu ! J’allais immédiatement solder mes RTT et tous mes congés payés, réserver des billets d’avion – et en route pour l’aventure ! En route pour faire le tour du monde de M ! Les yeux fermés j’irais là où son bras me dirait d’aller et je verrais bien sur place ce qui m’attendait.
Sauf que j’eus beau superposer dans tous les sens le relevé des grains de beauté sur tous les planisphères que je pus imprimer au boulot, il se trouvait au minimum deux points, plus souvent trois ou quatre, qui tombaient en plein milieu de l’océan ou d’un désert, au milieu de carrément nulle part – plouf ! Mon bon voyage tombait à l’eau, à plat, dans le lac. Il ne s’agissait pas d’un tour du monde.
D’un tour de France alors ? Pas bête. Mais pourquoi un tour de France ? Pourquoi pas un tour d’Espagne ou même de Cornouaille ? Mais oui la Cornouaille ! Là où se trouvait le manoir de la famille de M. Ou alors : direction les Cyclades ! Mais oui Ulysse ! Les voyages d’Ulysse. C’était une autre possibilité et celle-ci me plaisait particulièrement. L’un des grains de beauté devait donc représenter Ithaque et, par exemple, celui-ci, qui était un peu plus gros que les autres. Dès lors, le plus proche de lui était l’île d’Alcinoos. Puis venait l’île des bœufs du Soleil, l’île du Cyclope, celle de Circé et celle de Calypso, etc. Chaque grain de beauté était une île ! Voilà. Victor Bérard n’avait qu’à bien se tenir. J’allais reconstituer, sous l’égide de M, les véritables voyages d’Ulysse. Hip hip hip. De toute façon, Pâques approchait et j’avais besoin de vacances. Bon dieu, j’étais épuisé, psychiquement vidé. Je ne m’en sortais pas. À chaque pas que je faisais dans sa direction, le monde de M semblait se dérober et reculer toujours plus hors de ma portée, m’exclure définitivement de lui. Sur le bras de M, il semblait se réduire comme peau de chagrin à mesure que je cherchais à y avoir accès. C’était décourageant. Dégoûté j’étais. Un jour, la réalité et l’imagination que j’en ai pourraient-elles coïncider ? S’il vous plaît. Juste une fois. Please.
ANNEXE 1
Dans l’un de mes petits carnets, à la date du 28 mars, je retrouve cette liste qui, de toute évidence, concerne les grains de beauté de M et, je cite : « Neuf puces savantes exécutant un numéro de cirque ? (…) L’empreinte dans le sable d’un animal à neuf doigts ? (…) Neuf gouttes de sang sur la neige ? (…) Neuf objets volants non identifiés sur un écran radar ? (…) Les noirs jouent et gagnent ? (…) Un graphique ? Une courbe ? L’évolution de quelque chose sur neuf années ? neuf mois ? neuf siècles ? neuf secondes ? (Tracer les années en abscisse et, dans un repère orthonormé, relier chaque point de la gauche vers la droite. Mais quoi en ordonnée ? De quelle courbe s’agit-il ? Des hauts et des bas de ma vie depuis que j’ai rencontré M ? Des cours de ma Bourse, j’allais dire ma bouche. Si c’est le cas, la tendance générale fut à la baisse, après une folle euphorie. Il s’agit incontestablement d’un déclin, après une folle euphorie. Il y eut même un moment épouvantable. Un moment qui marqua un effondrement. Un crash. Où je fus alors au plus bas. Vraiment au fond du trou. Ainsi ma crise de M ? M comme crise ? (…) Superposer le relevé des neuf grains de beauté sur un plan de métro parisien et noter les stations que chacun d’entre eux désigne. « Pour Invalides changer à Opéra », etc. (…) Faire des trous, des petits trous, toujours des petits trous à l’endroit de chaque point et laisser passer la lumière au travers. Mettre l’œil à chacun des trous et, muni d’un miroir, reproduire l’expérience de Filippo Brunelleschi lorsqu’il réalisa au xve siècle ce « moment inaugural de la perspective », ce « stade du miroir de la peinture », ce moment où, pour la première fois, « le sujet, se délestant de ses désirs comme de dieu, s’impliqua lui-même comme origine » et où, d’incommensurable, « le monde devint commensurable » (dixit Daniel Arasse). Etc. Reproduire cette expérience, mais avec neuf points de fuite ! Comme si la réalité (ce qu’on appelle la réalité) était vue en même temps par neuf personnes différentes, permettant d’en saisir le mouvant au lieu d’halluciner sa fixité. (…) Une carte mécanographique à neuf trous, sur le modèle des anciennes cartes perforées Bull. Trouver la machine révélant quelles informations seraient mémorisées sur cette carte. Ou bien : cette carte perforée sert de code chiffré. Pourvu que l’on possède le bon livre et que l’on connaisse la bonne page, superposer la carte perforée sur le texte imprimé et constater alors que chaque trou, comme dans un œilleton, cercle une lettre qui, toutes ensemble, composent un mot de neuf lettres, j’allais dire un chat à neuf vies. Là le message des grains de beauté de M ? Ici son chiffre ? Reste à trouver le bon livre et la bonne page et, par exemple, le Dossier M. (…) » Et cetera.
Les mois de février et mars 2005 furent des mois fastes. Je ne chômais pas. Je bataillais ferme contre la solitude et le chagrin.
ANNEXE 2
Ce devait être vers la mi-mars 2005. L’hiver commençait à refluer. Un soir, je rencontrai une fille dans un bar. Nous partagions la même soucoupe de chips au comptoir et la conversation s’engagea naturellement tandis que, tamisant nos imperfections, une douce lumière nous enveloppait comme dans une cape soyeuse. Etc.
Je devais être ce soir dans un état bizarre (une fois de plus) car, pris d’une subite inspiration, je montrai à cette belle de la nuit le relevé des grains de beauté de M dont une photocopie ne quittait jamais mon portefeuille. Jamais je n’avais montré ce document précieux entre tous à quiconque. Étaler ma vie privée n’est pas mon genre (la preuve…) et ce l’était encore moins à cette époque. Enfin bref.
– C’est quoi ? lui dis-je en dépliant la feuille et en la poussant devant elle sur le comptoir après avoir débarrassé du revers de la main les miettes de chips qui risquaient de faire des taches de graisse (saleté de chips !).
Je ne lui dis pas qu’il s’agissait de grains de beauté, ni pourquoi je lui posais cette question. Bien sûr que non.
– Cela vous fait penser à quoi ? insistai-je.
Elle considéra un moment les points noirs sur la feuille. Avec attention. Elle semblait prendre la chose au sérieux. Chouette. J’avais hâte d’entendre sa réponse. J’avais bien fait de lui montrer le relevé des grains de beauté de M. Qui ne risque rien à rien. Qu’allait-elle imaginer que je n’avais peut-être pas vu ? On a toujours besoin de l’imagination des autres. Ils possèdent des ressources que l’on ne possède pas soi-même. Bon, elle crachait le morceau ? C’était pour aujourd’hui ou pour demain ? Un peu de spontanéité, que diable !
C’est à ce moment-là qu’elle se redressa sur son tabouret et, se tournant vers moi, elle dit : On dirait des grains de beauté. Vlan ! Sans déconner ! Des grains de beauté. C’est ce qu’elle dit. C’est ce qu’elle voyait. On lui montrait neuf petits points disséminés sur une feuille et, hop, elle devinait qu’il s’agissait de grains de beauté. Elle n’avait aucune hésitation. Fastoche.
C’était bien la peine.
Je hochai la tête. Longuement. Sans rien dire. Je lui pris des mains la feuille de papier et, en silence, la repliai en deux puis en quatre, avant de la ranger dans mon portefeuille. Cela sans cesser de hocher la tête. Puis je me levai. Lentement. Très lentement. Comme au ralenti. Exactement comme je m’étais levé après avoir hoché la tête lorsque M m’avait dit au café que je lui faisais pitié et cela avait été ses derniers mots. Avec la même lenteur exactement. Sans rien dire pareillement. C’était devenu une habitude chez moi que de hocher longuement la tête et, sans rien dire, de me lever lentement et de m’en aller sans me retourner. Les gens avaient-ils donc si peur de leur imagination ? Ou bien en avaient-ils trop ?
ANNEXE 3
À ce compte-là.
Les neuf grains de beauté de M.
Ils n’avaient rien de mystérieux.
Je savais ce qu’ils représentaient.
Je savais d’où ils venaient.
Pourquoi je les imaginais chargés d’un secret.
D’une signification occulte.
Pourquoi j’ai toujours eu un problème avec les grains de beauté.
Pas seulement les grains de beauté de M : tous les grains de beauté.
Et cela depuis très longtemps.
Cela depuis : le cancer de mon père.
J’avais alors une douzaine d’années.
Un dimanche matin, mon père sortit torse nu de la salle bains et, sur son ventre, au niveau de l’abdomen, j’aperçus d’étranges petits points bleus. D’incongrus et minuscules et déplaisants petits points bleus tatoués sur sa peau qui, sur l’instant, me laissèrent perplexe. Me causèrent un étrange malaise. M’angoissèrent immédiatement. Car ce n’était pas normal. Ces points bleus étaient récents. Ils avaient poussé sans prévenir. Ils cachaient quelque chose. Mais quoi ?
J’avais peur de l’apprendre.
Je pressentais un truc pas net.
C’est ma mère qui, peu de temps après, m’expliqua de quoi il retournait.
Ces points bleus tatoués sur le ventre de papa, me dit-elle, ils servent de mire aux rayons qu’il reçoit lors de ses séances hebdomadaires de radiothérapie.
Tu sais qu’il a un cancer, n’est-ce pas ?
Tu comprends qu’il reçoit des rayons ?
Je ne comprenais pas.
Quels rayons ?
Cela faisait mal ?
Je savais seulement que c’était grave.
Très grave.
De là mon angoisse.
Angoisse que j’éprouve encore aujourd’hui en présence de n’importe quel grain de beauté.
Angoisse qui était celle de l’enfant que j’étais et qui a grandi avec moi.
Qui s’est focalisée sur les grains de beauté en général considérés comme des stigmates de la mort. Des signes avant-coureurs de la pourriture. Le commencement de la fin.
Comment dire ?
Papa était malade ? Il avait le cancer ? Il allait mourir ? Il était donc mortel ? Il n’était pas dieu ? Il allait m’abandonner ? J’allais me retrouver tout seul ? Avec maman ? Avec les idées suicidaires de maman ? Ses humeurs massacrantes ? Son amour dévorant ? Sans personne pour me protéger ? Personne pour m’aider à devenir un homme ?
De là ma répulsion à la vue du moindre grain de beauté.
Ils sont pour moi un mauvais souvenir.
Un affreux pressentiment.
Le mot orphelin ici.
D’autant plus que j’étais au courant qu’une amie de la famille était morte – comment dire ? Trois mois plus tôt, un minuscule grain de beauté était apparu sur son visage ; ce grain de beauté avait grossi ; il était devenu énorme ; il avait peu à peu envahi son visage jusqu’à le dévorer entièrement, le transformant en un monstrueux grain de beauté possédant deux yeux et une bouche ; trois mois plus tard, cette amie de la famille était morte d’un cancer qui s’était généralisé à toute vitesse.
Personne n’avait rien pu faire.
Cette histoire m’avait drôlement perturbé.
Des semaines durant j’avais scruté mon visage dans la glace, à l’affût du moindre petit bouton. De la plus petite trace de mort.
J’imaginais le visage de cette femme dévoré chaque jour un peu plus par la mort et devenant de plus en plus noir, devenant chaque jour un peu plus innommable, devenant une espèce de souche pourrie et calcinée et, pour finir, la prise de possession arrivant à son terme et le mélanome la défigurant toute, devenant lui-même un grain de beauté granulé et duveteux avec deux yeux et une bouche et tu parles d’un grain de beauté !
Comment, dans ces conditions, ne pas être saisi d’effroi à la vue du moindre grain de beauté ? Comment supporter d’en apercevoir un ou deux ou trois ou neuf au détour d’une nudité, aussi satinée soit-elle. Rien qui ne me lève davantage le cœur, à mon niveau cancéreux des choses. Rien qui ne brûle autant les yeux et étreint l’être tout entier d’une sourde appréhension.
Alors que je le sais aujourd’hui, j’en ai eu la révélation dans l’écho de M : les petits points bleus tatoués sur la peau de mon père n’étaient pas les signes annonciateurs de sa mort, comme je le crus à l’époque et pendant des années, jusqu’à mon histoire de M, non, ils annonçaient sa guérison, ainsi que cela se vérifia par la suite. Car mon père guérit de son cancer. Il s’en sortit grâce aux séances de radiothérapie. C’est grâce aux petits points bleus tatoués sur sa peau que les rayons visèrent juste et éradiquèrent les cellules tumorales. Je m’étais trompé du tout au tout sur leur compte. Ils n’étaient pas les corbeaux noirs de Van Gogh sur le champ de blé de la vie, mais les tuniques bleues de la cavalerie arrivant juste à temps. J’avais confondu l’action avec la réaction. Le mal avec le remède. À la maison, on ne cria cependant pas victoire trop tôt. La menace d’une récidive restait possible. De nouvelles métastases pouvaient inopinément proliférer. Les docteurs disaient qu’il fallait attendre dix ans avant d’être certain que la rémission soit complète et déclarer mon père guéri.
DIX ANS !
Étonne-toi maintenant de mon intérêt pour les neuf petits grains de beauté ornant le bras de M tandis que je purgeais ma peine de dix ans : ce n’était pas seulement un moyen d’occuper mon temps en prison, c’était façon de me guérir d’elle. À condition que je vise juste.
ANNEXE 4
C’est en avril que je résolus l’énigme des neuf grains de beauté.
Je ne plaisante pas ce coup-ci. Il ne s’agit pas d’une fausse joie. J’en ai terminé avec les délires.
Je suis guéri !
J’ai réellement trouvé la solution !
Elle crevait les yeux !
Sans rire.
Le plus drôle étant que la solution m’apparut d’un coup.
Avec la force de l’évidence.
Une illumination !
Elle me vint comme viennent les idées : de loin.
C’était tellement simple. Enfantin même. Tout s’emboîtait parfaitement. Chaque chose trouvait enfin sa place. Rien n’était laissé de côté ou au hasard. C’était imparable et comment n’y avais-je pas songé plus tôt ?
Il suffisait de tracer cinq lignes horizontales. Il suffisait d’accrocher une clé de sol ou de fa sur cette portée et, dans l’ordre, d’y disposer chacun des neuf grains de beauté de M comme s’ils étaient des notes de musique. Voilà. Les grains de beauté étaient des notes de musique. Il s’agissait de la partition de M.
Ce n’était pas plus compliqué.
M comme mélodie.
M comme le seul air qui me manquait d’elle. Celui qui inspirait tous les autres. Celui qui était son grand air. Sa musicalité même. En neuf petites notes. À jouer en clé de sol ou de fa, je déciderais plus tard. J’essaierais toutes les clés le moment venu. Rien ne pressait. Maintenant que je savais. Car en supposant que le grain de beauté le plus bas était un do et en respectant les intervalles, il suffisait de remonter la gamme.
Ré la fa si la do si fa mi.
Cela donnait ré la fa si la do si fa mi.
M comme ré la fa si la do si fa mi !
RÉ LA FA SI LA DO SI FA MI !
Tel était le secret des neuf grains de beauté qui conciliabulaient sur la peau de M. Voilà ce qu’ils donnaient une fois traduits en langage musical. Leur juridiction était celle du solfège. Et il n’y avait pas de fausse note : tous tenaient sur la portée, sans qu’il soit besoin de contorsions ni de petits arrangements avec leur disposition. Chacun trouvait naturellement sa place sur la portée. Aucun ne manquait à l’appel. J’avais découvert le lien entre eux. L’accord qui les unissait tous. L’accord de M.
Ô joie !
Ce qui était une énigme pour l’œil se résolvait donc à l’oreille ?
Ô révélation !
Convertir les sens, passer de la vue à l’ouïe, trouver enfin une équivalence, réfuter leur dissociation : c’était donc cela le secret des grains de beauté de M ? Cela la musique de la vie, dis-je en songeant aux petits points bleus tatoués sur le corps de mon père et à la musique dont ils étaient les notes ? Quelle émotion soudain !
J’avais trouvé la clé de l’énigme, en sol ou en fa. Je ne trouverais jamais mieux. J’allais pouvoir passer à autre chose. Comme Bouvard et Pécuchet n’en finissent pas d’en passer à autre chose, un sujet après l’autre, après les avoir épuisés tous, j’allais pouvoir fermer les yeux si j’ouvrais toutes grandes les oreilles et, par cette alchimie sensorielle, sortir de mon impasse. Ne plus rester bloqué, focalisé, obsédé. Surtout que chaque détail me confirmait dans mon idée.
Par exemple, la taille de chaque grain de beauté indiquait s’il s’agissait d’une noire, d’une blanche, d’une croche. Tandis que l’écart plus ou moins grand qui les séparait déterminait le silence plus ou moins long qui séparait chaque note.
C’était parfait. C’était merveilleux. Tout prenait enfin forme. J’étais parvenu à élucider le mystère des neuf petits grains de beauté qui ornaient le bras de M. Je leur avais trouvé un sens et ce sens était musical.
Mission accomplie !
Yes, sir !
Chacun devrait reporter sur une portée les grains de beauté qui sont les siens, en fonction des zones de son corps. Ainsi posséderait-il la partition de son torse, de son dos, de son visage, etc. Tout le monde a le droit d’entendre la musique de son corps. Moi, je ne connais que les notes écrites sur le bras droit de M. C’est le seul air que je peux écouter. Je m’en contente. Je m’en réjouis.
Car je peux écouter la petite musique qui, sans que nul ne s’en doute, était écrite à même la peau de M. J’aurais aimé la jouer moi-même au piano, ô combien ! J’aurais adoré les sentir naître au bout de mes doigts, comme s’écoulant directement de mes veines. Les faire vibrer dans l’air jusqu’à Valparaiso. Broder d’incroyables variations. Explorer toutes leurs harmoniques. Tout réinventer à partir d’elles. J’aurais tellement aimé. Car je le sais : à partir de ces neuf petites notes, une symphonie est possible. Un leitmotiv peut s’inventer. Une sonate de Vinteuil pour de vrai. Un motif pour grande fugue. À jouer sur tous les tons, tous les rythmes que l’on veut. À répéter au ton de la dominante ou de la sous-dominante, sujet puis contre-sujet, renversement, exploration mathématique, invention dans tous les sens, jusqu’à édifier une fabuleuse cathédrale. La cathédrale qui était celle de M et de personne d’autre. Qui était peut-être sa sarabande. Sa gigue. Son motet. Son choral. Son blues. Sa valse. Sa salsa. Sa ritournelle. Sa fanfare. Tout est possible. Les transcriptions infinies.
Si un musicien est intéressé, qu’il n’hésite pas. Qu’il se fasse connaître !
En attendant, il y a Internet. Heureusement qu’il y a Internet. Car il existe des sites qui proposent de convertir automatiquement des notes placées sur une portée en une séquence musicale à écouter sur son ordinateur. Une fois sélectionné un instrument parmi une liste de trente, la séquence se joue automatiquement et c’était mieux que rien. C’était inespéré. Je voulais entendre les notes de M de mes oreilles. Je voulais les entendre maintenant. Ce fut avec un profond sentiment de recueillement que je choisis le piano comme instrument. Évidemment le piano. Puis je lançai la séquence. Je fermai les yeux. La musique de M s’éleva dans la pièce. Elle s’éleva jusqu’au ciel.
Ce dont chacun peut juger s’il clique sur l’extension suivante.